5/24/2008

C. CHEVILLON - DU NEANT A L'ETRE

CONSTANT CHEVILLON DU N E A N T A L'ETRE LYON DERAIN - RACLET 81, rue Bossuet 2 Du non-être, conduis-moi à l'être, des ténèbres à. la lumière, de la mort à l'immortalité. (Briliad-Aranyaka, Upanishad I. III.28 ) DU NEANT A L'ETRE DU NÉANT A L'ETRE Descartes, dans sa recherche douloureuse de la vérité, a découvert, un jour, tout au fond de lui-même, cette formule lapi­daire et inattaquable: " Je pense,donc je suis". Ce n'est point là un simple et évident axiome,, c'est le fondement de la réalité subjective, c'est la raison radicale de l'intelligibilité du moi pensant. Cette formule ne se prouve pas, elle se sent; c'est l'éveil d'une conscience, son jaillissement spontané sur l'horizon intellectuel; elle a pourtant un défaut capital, elle ne permet pas au surjet qui la profère de sortir de lui-même, car, dans son dernier aboutissement, elle contraint le monde extérieur à n'être plus qu'une modalité du penseur, une mo­dification phénoménale de ses propres cogitations. Est-il légiti­me, en effet, de transporter cette constation intime dans le sein des êtres ou des choses qui nous environnent, même si nous trans­posons leur activité visible sur un pLai. nitcyen du notre, sui­vant le rythme de leur essence apparente? En vertu de la loi d'a­nalogie, peut-êtrel mais il n'y a plus d'évidence, il y a une vraisemblance et, pour tout dire, une hypothèse dont la preuve nous échappera toujours, car nous ne saurons jamais si les phéno­mènes enregistrés par nous ne sont pas le reflet de notre propre pensée, un succédané plus ou moins logique de notre seule exis­tence. Nous devons pourtant tenir la formule pour valable, dans la mesure nécessaire à notre pensée, puisque, malgré les efforts des uns et des autres, rien encore n'est venu détruire sa soli­dité, ni combler le vide extérieur en présence duquel elle semble nous placer. 4 Je suis, voilà le verbe; parce que je pense, nous paraît être une raison et n'est qu'une conséquence. Dès lors, tout le problème de l'être reste intact et sans solution. Tout ce que nous sommes, tout ce que nous serons, comme le monde extérieur lui-même, repose sur "je". Ego, moi, voilà une affirmation et, en même temps, une base sur laquelle nous tissons la trame de nos pensées et de nos gestes dans le devenir éternel. Vaut-elle pour "tu" et pour "il", comme nous le demandions tout à 1'heure?C'est le mystère des consciences étrangères, supposées ou réelles. Cependant notre conscience personnelle est là, elle nous répète "je" sans se lasser jamais. Elle relie le passé au présent par la mémoire inexorable et souvent elle anticipe l'avenir. Sous certaines conditions, il est vrai, le "je" peut parfois contenir une multiplicité, feinte ou plus ou moins véritable, mais il ne renferme pas de discontinuité certaine; en lui, le Même et l'Autre sont indissolublement unis, bien que le dernier ne soit pas tou­jours dans le champ de la connaissance immédiate. Pour le "je", le Même c'est le présent lié au passé et l'Autre c'est l'avenir qui vient s'incorporer progressivement en lui sous une enveloppe toujours identique à elle-même. Car l'Autre, avec la formule car­tésienne, ne peut être que subjectif; objectivement, il est in­connaissable dans son essence propre. Je pense, donc je suis! Qui nous sortira de cette prison étroite? Je suis; j'affirme mon être; je pense, j'affirme mon existence. C'est tout. Mais les hommes qui m'environnent, tout ce que je vois, sens, entends ou touche, sont-ce des êtres comme moi? Tout ce qui m'est soumis ou se rebelle contre ma volonté, est-ce une réalité ou une alternative de moi et de non-moi, en provenance de la multiplicité dont nous parlions il y a un instant Voilà le dilemne dont nous ne pouvons nous évader, dilemne exploi­té par les agnosticistes de toutes les écoles. Si nous creusons, à l'aide de la plus subtile analyse, le "je suis", nous y trouvons seulement notre être affirmé et déli- mité par une double idée dont les deux pôles s'opposent et se conjuguent dans l'existence concrète du "Je". Ainsi l'être est une affirmation et le néant une négation. Le néant n'est rien, c'est une abstraction de l'être? Mais l'être lui-même est inin­telligible quant à sa véritable essence; nous pouvons seulement atteindre les modalités et les modifications dont il est le sup­port. En l'état actuel de nos facultés représentatives, nous ne pouvons concevoir ni l'être ni le néant sans les opposer l'un à l'autre et, en quelque sorte, les confronter. Fous comprenons l'être parce qu'il exclut le néant et colum-ci parce qu'il repous se l'être. Pour nous, être et non-être sont deux idées, l'une avec un contenu positif, l'autre avec un contenu négatif, s'il est permis de s'exprimer ainsi, car le contenu négatif de l'idée de non-être n'est même pas une possibilité, c'est un simple re­poussoir. L'être, c'est oui; le néant, c'est non; mais l'être est aussi la lumière et le néant, les ténèbres. Or, la lumière n'exis terait pas, ou, tout au moins, serait aussi invisible qu'inintel­ligible, si les ténèbres ne venaient pas illustrer sa clarté. L'être ne se comprend pao, il se sent comme la lumière se voit; la conscience en soi no se comprend pas, elle se sent;nous en comprenons seulement les modifications et les intégrations successives; l'intelligence ne comprend rien sans avoir préala­blement senti. L'entendement, le jugement et la raison sont des facultés qui nous permettent d'analyser, de lier et d'exprimer les sentiments de divers ordres qui nous assaillent. Tout, dans l'être, est sentiment et repose sur le sentiment de sa propre existence. Mais deux questions se posent, inexorables et sans autre solution possible que l'opinion individuelle des êtres particu­liers que nous sommes. Qu'est-ce que l'être et qu'est-ce que la vie par laquelle il se manifeste en lui, pour lui-même, hors de lui, pour s'opposer au monde et le conquérir? A la première, les plus profondes philosophies ont répondu; l'être est l'être.Pour la seconde, la physiologie contemporaine,, synthèse de tout ce qui a été dit et pensé à ce sujet, a trouvé cette autre formule: la vie est l'ensemble des forces qui résistent à la mort. Puisque l'être se sent, puisque la vie se constate par la naissance, l'accroissement et l'action, c'est suffisant pour le commun des hommes. Mais, pour le penseur toujours insatisfait par les solutions hâtives, il y a encore un pourquoi. Et, dans ses réflexions infiniment douloureuses, il en vient à conclure que ces deux problèmes sans solution adéquate reposent sur un mystère unique: l'être, c'est la vie et la vie, c'est l'être;l'un est un support, l'autre une conséquence, et réciproquement. Les cosmogonies, du reste, toutes les cosmogonies, ont po­sé comme postulat, comme axiome indémontrable, l'affirmation de l'être, de l'être des êtres, de Dieu, et ont développé, avec plus ou moins de logique, les modifications nécessaires ou voulues,in­ternes ou externes, suivant le cas, de cet être, pour en arriver au stade actuel du cosmos, c'est-à-dire à l'expansion vitale qui se développe ou semble se développer sous nos regards. L'être est l'être, dit la Kabbale, et toutes les métaphy­siques après elle. Il s'agit donc d'une entité indéfinissable.Or, cet aveu d'impuissance nous l'indique clairement, nous ne pouvons avoir la connaissance, la science de l'être, sinon par le senti­ment spontané que nous en avons dans notre for intérieur et par la vision parfois claire, le plus souvent voilée, des phénomènes dont cette essence inconnue est le support nécessaire. Ainsi notre intelligence ne vaut rien pour nous conduire à l'être,elle élabore seulement des raisonnements discursifs et boiteux, dont la conclusion peut être caduque. Il faut avoir recours à l'intui­tion décriée, c'est-à-dire la conscience supérieure, pour sentir, et non comprendre, le véritable frémissement de 1'Etre-Vie dont notre corps est le réceptacle. Je suis, voilà donc une chose incontestable; seul un fou peut nier, car si notre être lui-même était une illusion, nous l'affirmerions néanmoins invinciblement par la contemplation spé­culative de ses actes et par l'analyse de son verbe. Notre néga­tion même est un brevet d'existence, car le néant ne peut nier et toute négation, du reste, dans son ultime assise est une affir mation, comme les grands synthétistes l'ont aperçu dans une lu­mière plus ou moins nette. L'affirmation, voilà peut-être une -clef dont la qualité doit nous ouvrir des horizonz sur le temple secret de la métaphy­sique. 7 Mais pourquoi, à la place de l'Etre et des êtres, n'y a-il pas un néant absolu? Dans l'abstrait, l'une et l'autre alter­native semblent aussi logiques. Puisqiufil faut une conscience, non seulement pour capter l'être, mais également pour réaliser son évolution, pourquoi y a-t-il une conscience et peut-être des consciences? Nous pouvons parfaitement concevoir l'absence totale de conscience et, partant, l'absence totale de l'être. Dans ce cas, il y aurait donc une immensité à jamais inconnue et inson­dable, une ténèbre éternelle dont la mort peut nous donner à com­prendre l'image négative, une immensité qui ne serait même pas un lieu, puisque rien ne pourrait s'y mouvoir, puisque nulle di­mension ne viendrait en déterminer l'ipséité spatiale, nul phé­nomène existentiel lui donner l'inertie ou le mouvement des mas­ses quantitatives, nulle essence la revêtir d'une qualité concrè­te ou abstraite. Et nous voici re.jetés dans l'effroyable antino­mie de la raison humaine: être ou non-être. Evidence d'un côté, mystère incognoscible de l'autre.Nous sommes, notre existence s'exhale de chacun de nos désirs, de nos actes, de nos pensées et nous ignorons pourquoi nous sommes. Il y a, autour de nous d'autres êtres, nous les voyons, nous les sentons, nous pouvons même supputer, en les plaçant à notre hau­teur leurs réactions vis-à-vis de telle contingence calculée ou fortuite; mais pourquoi sont-ils? Et pourquoi constituent-ils pour nous un monde extérieur et vivant? Telle est l'énigme de l'univers, énigme qui ne sera peut-être jamais résolue par le sphinx. Certes, nous connaissons et nous comprenons les causes secondes, sources de la continuité du cosmos; les lois de la gé­nération et de l'évolution sont à notre mesure intellectuelle; quant à la cause première, à la source des sources, au pivot cen­tral sur lequel tout repose, à la raison des êtres et de la vie universelle, un voile est étendu sur sa face énigmatique et per­sonne ne peut le soulever, Les hommes de la foule ne cherchent pas; leur existence entre la naissance et la mort suffit à leurs cogitations. Les philosophes, les Kabbalistes, les religions ont cherché pour eux, et le problème a été résolu, non pas par une démonstration sans 8 angoisse ultérieure, mais par un brusque arrêt dans le système de recherches et l'on a dit: "Non ultra possumus"(1). On a simple ment fixé le clou sur lequel, à la manière de Kant, se suspend la chaîne phénoménale. Les Kabbalistes ont dit: Aïn-Soph, horizon de l'éternité; les philosophes agnosticistes: l'Inconnaissable; les spiritua-listes et les religions: Dieu. Les uns s'appuient sur la débile raison humaine et indiquent sa limite, les autres sur la révéla­tion et sur la foi; certains mêmes, admettant le concept de Dieu, ne se sont pas embarrassés dans les difficultés, car, pour eux, nous et la nature sommes Dieu et Dieu c'est la nature: ce sont les panthéistes. Pour tous les chercheurs, quelle que soit leur croyance: Aïn-Soph, l'Inconnaissable, Dieu ou la Nature sont des termes qui concrétisent l'origine de l'Etre, des êtres et de tout l'univers visible ou invisible. Aïn-Soph et Dieu, le même concept sous deux vocables, sont transcendants; on peut reculer dans une certaine proportion la limite de l'Inconnaissable; quant à la Nature,c'est une résultante; son immanence dans le sein des êtres qui la cons­tituent, la rend solidaire de leurs métamorphoses, de leur vie et de leur mort; il est bien difficile, sinon impossible, d'intro­duire dans son essence une notion de transcendantalité sans faire immédiatement appel à quelque chose qui la surpasse et à laquelle elle se trouve, ipso facto, subordonnée. Pouvons-nous, non pas outrepasser ces données prises dans leur sens absolu, mais les suivre assez loin pour comprendre leur raison d'être; non pas pénétrer leur essence intangible, mais analyser le secret de leur existence, racine radicale de la nôtre, pour apaiser notre soif de savoir et mettre fin à l'innom­mable angoisse? Beaucoup ont essayé, aucun n'est parvenu à une solution éclatante. Nul pourtant ne paraît s'être enfoncé aussi profondément dans l'insoluble problème que le cordonnier auto­didacte et quasi illettré, Jacob Bohme. Au chapitre II de son "De Signatura Rerum" (2), il dit:"Par delà la nature, se trouve le Rien, silence et repos éternels. De toute éternité, au sein de ce Rien une volonté s'élance vers quelque chose. Ce quelque chose qu'elle convoite, c'est elle-même, puisqu'il n'y a rien, sinon elle-même". Avec cette idée, sommes-nous au terme de toute métaphysi­que ou, seulement, à une étape de la pensée vers une solution qui se dérobe? Ce Rien n'est pas le néant, puisque dans son sein il y a une volonté; une volonté sans aucun doute obscure, mais qui s'affirme néanmoins par son désir d'elle-même. Ne faut-il pas faire ici, du Rien, du Néant, une entité ténébreuse, proto­type de l'Etre en soi? C'est bien ainsi, du reste, que l'entend Jacob Bohme, puisqu'il proclame que la Volonté-Désir, le Sulphur, est une Séité, donc, un être ineffable, une essence brute, en quelque sorte, sans aucune spécification particulière. Nous n'a­vons donc pas quitté encore le point crucial de notre pensée, notre angoisse subsiste et s'accroît devant l'abîme sans fond ou­vert sous nos pieds par le philosophe allemand, lointain ancêtre de 1'Hegélianisme contemporain. En effet, pour notre illuminé,la volonté, milieu dans lequel s'éveille le Désir éternel, apparaît comme un feu obscur qui désire la lumière. Le désir, qu'il nomme convoitise, resserre la volonté sur son centre imprécis, puis­qu'elle n'a rien à convoiter qu'elle-même et c'est la fixité ou, dans le langage de Bohme, 1'astringence. Mais le désir déchaîne aussi le mouvement et c'est l'expansion ou,tout au moins, la pro­pension à 1'expansivité. Astringence et expansion déchirent la volonté et produisent l'angoisse douloureuse: être ou ne pas être d'où s'échappe la Nature qui "étant quelque chose, s'oppose au Rien calme et immobile". Nous comprenons parfaitement que la Nature puisse être quelque chose, car elle est l'épanouissement du désir en dehors de lui-même. Tout désir doit avoir un objet: il est l'indice d'un manque, d'une pauvreté. Ici, le désir tourne autour de lui-même et se déchire en une dualité idéale qui produit une forme mixte "être-néant", embryon de la nature primitive. Mais qufest le dé­sir du Rien, du néant? Celui-ci peut-il désirer le mouvement au sein de son éternelle immobilité? Peut-être. Le néant désire l'être, l'être repousse le néant, la vie est dans la mort. 10 Fode parietem;(3) essayons, avec nos outils défectueux, de percer la muraille qui nous cache la lumière» La volonté et 1b désir sont une seule et même chose sous deux aspects différents, l'un actif-passif, le désir, l'autre passif-actif, la volonté.Le désir est l'essence volatile de la volonté et celle-ci est la matrice fixe du désir. Volonté-Désir, c'est la simplicité-dualité c'est le soufre alchimique, base de toutes les combinaisons "exis tentielles": Sul, volonté et Phur, désir. Le désir, l'Eros des Grecs, est l'amour, et l'amour, d'après tous — les philosophes:et BShme lui-même, est le ciment de l'être et la source des êtres. Si ce dernier point nous donne une satisfaction au moins momenta­née, le premier ne nous communique aucune clarté sur l'origine de l'Etre. Le problème n'est donc pas résolu et nous n'avons rien vu encore au fond de l'abîme. Pourquoi, dans le néant immobile et muet, plongé dans une paix qui pourrait être à jamais immuable et complètement en dehors du devenir, pourquoi y a-t-il une volonté capable de se déchirer elle-même sous l'influx de son propre dé­sir pour atteindre la douleur de l'auto-génération éternelle, avant de projeter cet intime déchirement dans la sphère de la création temporelle et spatiale? La volonté est par elle-même une essence ou, plutôt, la sphère subtile qui englobe l'essence et la retient dans les mail­les de la conscience. Il faut, par conséquent, postuler une essen ce dans le Rien de Bohme pour suivre son raisonnement, et c'est précisément la question déterminante de notre angoisse. Creusons plus loin. Quelle est l'origine de la Volonté-Désir, qui, métaphysiquement, n'est pas primordiale puisque, avant de vouloir et de désirer, il faut être? A l'origine de tout in principio, il semble qu'il y ait, comme nous l'avons laissé entrevoir tout à l'heure, non pas deux choses, mais deux idées, et ces idées doivent avoir en elles-mêmes une substance prodi­gieuse ou, plutôt, une potentialité expansive qui en fait la clef de voûte de l'univers. Ces deux idées ne sont rien l'une sans l'autre et pourtant elles sont contradictoires, elles ressemblent 11 aux deux pôles d'une pile électrique. Comme telles, elles ne sont pas Juxtaposées en un quelconque point idéal d'une problé­matique immensité, ni placées en des lieux opposés: elles coïm-cident et s'interpénétrent; tout en se repoussant, elles se met­tent réciproquement en valeur. Elles sont tout et ne sont rien, elles sont un germe impondérable soustrait à tous les calculs humains. Elles sont indissolublement liées dans un présent sans passé ni avenir, elles sont la racine de l'esprit universel. Les idées sont, même s'il n'y a pas d'intelligence pour les capter. Dans l'absolu, elles sont indépendantes de toute pen­sée, elles ne renferment spécifiquement aucun contenu concret, mais vivent en soi et pour soi. Ces deux idées, sises, sur l'ho­rizon de l'éternité, comme au seuil du temps et de l'espace, sont l'idée de l'Etre et celle du Non-Etre. La première représen­te la puissance réalisatrice, la seconde constitue la matière inépuisable des possibilités dont la première est l'aiguillon; l'une est la lumière, l'autre l'obscurité. Elles sont en présence dans un antagonisme total et, pourtant, entre elles il y a une espèce de copulation, copulation féconde entre toutes. Par celles ci, la conscience s'éveille dans l'idée d'être et devient l'être, lumière concrétisée; l'idée du non-être, repoussée, matrice obs­cure qui a reçu la copulation, devient la limite ou la forme de l'être. Conscience et forme, toutes deux situées hors du temps, revêtent le manteau de l'infini, de l'Absolu. Conscience et for­me s'affirment et s'aiment mutuellement, puisqu'il n'y a rien d'autre à aimer, et, de toute éternité, c'est Dieu, Etre des êtres, qui existe et ne peut pas ne pas exister. Ainsi, Dieu s'est engendré et délimité lui-même en prenant possession de son essence, grâce au repoussoir de l'universel néant; en disant oui au lieu de non; en prononçant le "je" fatidique, actualisa­tion totale et éternelle de sa supersubstance, en opposant le moi au non-moi. C'est donc par le Verbe consubstantiel à lui-même, par la formule cartésienne transposée sur le plan transcen-dantal, qu'il a conquis sa conscience et mesuré sa puissance. On pourrait dire, si ce n'était pas un blasphème: l'Etre est né dans l'angoisse du néant; car toute génération, même dans l'éter­nel, s'opère dans la douleur des enfantements. 12 Alors Dieu, dans le temps et l'espace, créa la nature et les êtres qui la constituent; il créa du néant, du rien, ex ni-hilo (4-), c'est-à-dire grâce encore à cette idée du non-être qui limite, au sens métaphysique du mot, son ipséité infinie. Il créa les êtres par la volonté dont nous avons peut-être trouvé le support, car l'Etre, aussitôt l'éveil de sa conscience, aus­sitôt son verbe énoncé, devient volonté et par conséquent puis­sance. Or, que seraient une volonté et une puissance sans mani­festations extérieures à elles-mêmes? Des possibilités sans em­ploi, moins que le Rien dont nous parle Jacob Bohme. Mais la vo4-lonté et la puissance désirent la manifestation de leurs possi­bilités, car le désir est la quintessence même de leur substance, il est en elles comme la passion en l'homme, Telle est l'origine de la création qui est aussi nécessaire que l'être même de Dieu. Voilà pourquoi il y a l'Etre et des êtres. De cercle en cercle, comme dans l'Enfer de Dante, nous som­mes descendus jusqu'aux confins où l'Etre se profile pour s'élan­cer dans l'existence. Sommes-nous arrivés à soulever un coin du voile, ou devons-nous considérer comme vraie l'inscription du seuil infernal:" Vous qui entrez, laissez toute espérance"?Cette dernière supposition est beaucoup plus probable; les mystères, pour nous, ne se résolvent pas et le mystère de l'Etre est le plus abscons de tous. Cependant n'est-il pas opportun d'examiner maintenant le côté logique de nos réflexions? Certes, la logique humaine est souvent déficiente devant les lois de la nature et plus encore devant les problèmes de la métaphysique. Essayons né­anmoins. Nous avons dit plus haut: l'affirmation, voilà peut-être une clef susceptible de nous ouvrir des horizons. Evidem­ment, il ne s'agit pas ici des affirmations contingentes qui par­sèment la vie humaine; nous n'envisageons pas davantage les néga­tions, simples refus d'acquiescer, soit aux mêmes contingences, soit à certaines vérités expérimentales ou dogmatiques, mais du oui ou du non fondamentaux en présence de la réalité. L'idée d'être, c'est oui; l'idée du non-être, c'est non. Voilà le dilemne, L'idée d'être renferme une séité en puissance: c'est donc y "bien une affirmation, celle d'une possibilité d'actualisation. L'idée du non-être, au contraire, est une forme vide, la néga­tion d'une possible transition du. vide au plein, du repos au mouvement, de l'inconscience à la conscience. Aux points d'inter­rogation suspendus dans l'éternité: être, volonté, désir, cons­cience, action et réaction, l'idée nihiliste répond: non; mais l'idée d'être répond: oui. Des deux, qui doit l'emporter dans la balance de la logique de l'Ontologie transcendantale? Incontesta­blement l'idée positive, dont le contenu, tout idéal qu'il soit, renferme un passage vers quelque chose. Le oui contient, répé­tons-le encore, au moins en puissance, une qualité suréminente que le non voudrait pouvoir anéantir. Or une qualité, même vir­tuelle, ne peut jamais disparaître, elle est infinie à sa maniè­re, c'est un ferment éternel, sans antécédent, mais essentielle­ment générateur, un aiguillon subtil qui recherche l'issue par laquelle son mouvement interne deviendra extérieur et efficace, en se ramassant d'abord sur lui-même pour mieux agir. Le non, c'est l'inertie totale devant la recherche de toutes les actua­lisations; il est amorphe et atone, il exclut sans examen toutes les possibilités dont il deviendra malgré lui, la limite et com­me le réceptacle, sous l'influx du oui; il porte bien en lui le sceau de la défaite. Ainsi, dans la logique de l'ontogenèse, la prépondérance invincible est du côté du oui, du côté de l'idée d'être. Cette dernière peut-elle passer de la puissance à l'acte, d'idéale devenir concrète? Sans doute, et non seulement par la qualité de son contenu positif-puissance, embryon inévitable du positif-acte, mais en malaxant aussi, si l'on peut dire, l'iner­te contenu de sa contradictoire. La puissance désire l'acte, l'idée désire l'être et le désir est la forme primordiale de la volonté. L'Etre-oui se possède par la volonté de se connaître et de se déterminer. L'Etre-non ne se possède pas, il s'abandonne et devient la proie de l'autre, car il s'agit ici de la lutte et de la copulation du Même et de l'Autre, d'où naîtra plus tard, dans l'espace et dans le temps, le Devenir. Il y a lutte et copu­lation et dans ce geste épique, l'Etre dit oui et le néant dit non mais, par la vertu du oui, le non est obligé de revêtir une exis- tence relative sous les espèces d'une limite qui circonscrit la forme dont le oui est l'excitateur, il devient en quelque sorte une plasticité qui épouse la substance du oui. Tel est, sans doute, le mot de l'énigme qui se résoud, non pas par une synthèse ou une fusion, ni pas un anéantissement de la négation, mais par un acquiescement de celle-ci et une collaboration des deux, col­laboration affirmée et active d'un côté, négative et tacite de l'autre. Nous sommes ici, mutatis mutandis (5)» en présence du sculpteureau bloc de marbre duquel il veut tirer une statue; l'Etre nécessaire se dessine sous l'acier du ciseau Volonté,frap­pé par le marteau Désir. Hors apparaît une chose, a priori étrangère au sujet, mais qui, cependant, en rend la vérité plus tangible. Le dualis­me philosophique et théologique de certaines religions réputées hérétiques ne serait donc pas sans une base lointaine dans la réalité métaphysique. Seules, les conclusions humaines ont été mal digérées et le dualisme de principe mal compris. En effet, la dualité apparente : être et non-être, ne retire rien de sa sub­stance au monisme divin. Elle corrobore, au contraire, la Toute-Puissance de l'Etre dés êtres et subsiste uniquement dans le mys­tère de l'Etre, dans l'idéal moment du passage de la piaissance à l'acte, instant sans passé ni avenir, immobile à jamais dans l'éternité qu'il constitue tout entière. Elle ne dresse pas l'une en face de l'autre deux puissances d'égale valeur, susceptible d'entrer en conflit ou de se partager la création dans une mesure fonction des potentialités en présence. Elle accueille seulement la positivité de l'une qui absorbe et en même temps rejette la négativité de l'autre, pour briller en soi, unique, sur l'hori­zon universel. La Lumière, seule, est, agit, réchauffe et la té­nèbre environne la Lumière pour lui donner tout son relief, pour la magnifier, pour accompagner chacun de ses rayons et les rendre visibles. Ainsi, le Non est devenu l'affirmation, l'affirmation du oui; comme un miroir, il reflète l'Etre; comme une harpe,lui, l'Autre, il module la gloire du Même. Car l'Etre est tout et le Non-être n'est rien, sans l'être, il serait l'innommable. 15 Où en sommes-nous? Avons-nous enfin soulevé l'ultime voi­le qui cache l'origine de l'être et sa nécessité? Certainement non. Nous avons prospecté certaines avenues du mystère, impré­cises et mouvantes; nous les avons éclairées d'une lumière pure­ment humaines, du reflet même de notre chancelante raison. Mais le mystère est toujours là dans sa vertigineuse intangibilité. Nous sommes partis, en effet, du centre de notre conscience per­sonnelle, de notre pensée, c'est-à-dire du phénomène de notre propre existence. D'étape en étape, à travers le monde extérieur nous sommes parvenus au seuil du monde des idées. Au fond de l'abîme, comme base et soutien, nous avons découvert l'idée de l'être et son répoussoir, celle du non-être. Mais les idées sont des formes improduites, éternelles, indépendantes de toute intelligence, qui existent par la nécessité de leur contenu es­sentiel; elles n'ont en elles-mêmes aucune réalité concrète, ce sont des êtres abstraits. Nous avons dit alors: si ce qui se conçoit comme antérieur à tout phénomène, c'est l'être, il est incontestable que l'idée de l'être doit être, sinon antérieure, du moins prépondérante à l'idée du non-être et c'est elle qui doit l'emporter, grâce à son contenu positif et primordial, car le monde idéal tout entier repose sur une assise ontologique; donc l'.'.être doit se réaliser. Nous avons entrevu, ensuite, la copulation des deux pôles en présence, copulation dans laquelle l'idée d'être a pris connaissance de son ipséité, éveillé sa conscience sur le plan concret, passé de la puissance à l'acte, par laquelle l'être-oui et l'être-non ont été, sont et seront Dieu. Mais le pourquoi et le mécanisme, mais la raison de ce passage de l'idéal au réel, nous sont à jamais fermés: seul l'Etre des êtres peut en avoir la conscience et l'intelligence. A ceci, certains entendements, frustes à leur manière, pourront toujours objecter: en Dieu, il n'y a jamais eu passage de la puissance à l'acte. Nous sommes bien d'accord avec eux, l'éternel Dieu est acte pur. Mais nous avons été contraints de concevoir et, par conséquent, d'utiliser la voie ordinaire de nos concepts; c'est précisément, du reste, pourquoi nos raisonnements ne nous apportent pas l'apaisement avec la certitude. 16" Ainsi, comme nous l'avons pressenti à maintes reprises, toutes nos divagations intellectuelles ne nous ont servi à rien, sinon à nous faire toucher du doigt notre impossibilité congéni­tale à trouver une nette réponse au lancinant pourquoi, sans cesse en éveil au fond de notre pensée. De gré ou de force, si nous voulons résorber notre angoisse, mettre un terme à nos vai­nes recherches, trouver une solution susceptible de dissoudre l'éternel résidu de nos analyses les plus serrées, il faut faire appel à la Foi, il faut croire et non pas raisonner. Il nous faut revenir à la kabbale, à l'ontologie, aux religions, accep­ter leurs ultimes déductions et dire comme elles: non ultra pos-sumus (1). Il nous faut reconnaître l'ineffabilité de l'être, non seulement dans son essence, mais aussi dans son origine pre­mière. Certes, nombre de philosophes, de savants et beaucoup de penseurs de moindre envergure, ont horreur de se heurter à la nécessité de la Foi, ils préfèrent étudier les seules séries phé­noménales et prononcer ensuite le mot inconnaissable. Il se croient alors au bout des cogitations humaines sensées, mais ils sont comme des taupes, qui, lorsqu'une de leurs galeries s'ouvre à la lumière du soleil, se retirent sous terre, de peur de voir s•ouvrir leurs yeux morts. La Foi est-elle si difficile à pratiquer? Est-elle aussi illogique que peuvent le croire les esprits imbus de science ma­térialiste et positive? Est-elle surtout étrangère à toute con­viction raisonnable et raisonnée? L'affirmer serait une gageure intenable: même dans la science, on fait appel à la foi devant les axiomes, les postulats et les principes, sans parler des hypothèses. Après avoir constaté la véracité subjective de la formule cartésienne "Je pense, donc je suis", après avoir pressenti sa faiblesse qui nous enferme dans la prison du moi,n'avons-nous pas envisagé l'analogie dont la saine logique ne peut rejeter l'usage? L'analogie est la racine intellectuelle de la foi. Si l'on repousse la révélation comme attentatoire aux droits de l'entendement, ce qui est à prouver, pourquoi ne pas employer l'analogie, qui est la porte humaine de la foi? Or, si nous croyons, le mystère perdra son épouvante, il sera au contraire un réconfort, un roc pour notre pensée. Partant, plus d'angoisse, 17 car lorsque le matelot fuit devant la tempête, il ne se demande pas pourquoi le port est là pour l'accueillir. Le procédé, par lequel la foi nous donnera enfin toute quiétude, avec toute la science actuellement possible sur l'être et sur son origine, est simple. Illuminons la formule cartésien­ne par les conclusions de l'analogie. Nous sommes; nul ne peut nier, sans faire hausser les épaules, son propre individu et sa personne. Mais si nous sommes nous ne sommes ni le centre de l'univers, ni son point d'appui; le monde extérieur n'est pas une vision introspective, malgré les assertions des sutgectivistes à outrance. Grâce à l'analo­gie, nous nous lendons parfaitement compte que tous les hommes peuvent penser et pensent comme nous-mêmes, dans le cadre de leur moi, et nous en avons une preuve assez solide dans la com­munication de leur Verbe qui, parfois, heurte le nôtre avec une relative violence. Nous le sentons aussi, toutes les formes ani­males, végétales ou minérales, enveloppent une essence particu­lière, un noumène, peut-être intangible, dont le degré correspoiâ. aux phénomènes vitaux quantitatifs et qualitatifs, dont nous pou vons constater la présence en elles et qui sont un témoignage de participation à l'être. Il n'y a pas évidence proprement dite mais probabilité suffisante pour entraîner la conviction et per­mettre les déductions nécessaires, II y a donc des êtres et ces êtres, dont nous connaissons les manifestations, sont plongés dans le devenir au moins apparent, puisque su.iets, comme nous-mêmes, à la naissance, à l'accroissement, à la décrépitude et à la mort, comme aux transformations visibles et sans doute invi­sibles. Nous voici, par conséquent, en présence d'une situation, non pas incontestée de fait, mais incontestable en droit, en vertu de l'évidence, d'une part, et, de l'autre, d'une probâ&té* très lourde dans la balance de la logique. Reste la question de l'origine de ces êtres éminemment contingents. Fous constatons, chaque jour, en effet, notre propre instabilité dans le Même par la superposition continue de l'Autre; nous voyons, à chaque minu­te de notre existence, la disparition des êtres pensants et ani­més, la métamorphose des végétaux et des minéraux. L'Etre, dans tous le cosmos, nous apparaît comme transitoire et voué, en des 18 délais proches ou lointains, aux obscurs abîmes du néant. Dans cette constatation funèbre naît l'angoisse humaine sur le plan physique, car si la mort et l'anéantissement des êtres ambiants peuvent nous laisser cloitrés dans notre égoïsme animal, la per­te possible de notre propre personnalité, si durement conquise, au cours de nos luttes pour la consolidation du moi, est une désespérance, et c'est là, du reste la raison pour laauelle la plupart des hommes redoutent la mort. Si l'être est transitoire, le néant est le maître du des­tin et l'homme, avec toute sa pensée, un bouffon dérisoire, lâ­ché pour un instant, par une incompréhensible nécessité ou une cruelle fantaisie, dans un décor fantômal pour retourner au rien dont il est issu sans raison et le monde est la plus inutile et la plus vaine de toutes les illusions. Mais nous avons vu que pareille conception était à tout jamais impossible, car, l'idée d'être, comme toutes les idées, est bien une réalité abstraite, mais indépendante, nécessaire et absolue en soi, qui tend incoer-ciblement à passer de la puissance à l'acte, en vertu de son idé­al contenu positif, et l'acte, dans le langage philosophique, n'est jamais une fantasmagorie, c'est une réalité concrète, en quelque sorte hypostasiée. Par conséquent, nous-mêmes et les êtres contingents qui nous environnent, nous ne pouvons ressem­bler à des bulles de savon crevées au moindre souffle; nous som­mes participants de l'être, dans une limite sans doute variable, mais avec une nette assise dans la réalité. Seule notre forme matérielle est périssable, d'où, pour le penseur superficiel, la conclusion erronée de l'anéantissement total. Le point de départ de nos cogitations et de notre expé­rience est donc parfaitement ferme, que nous spyons face à notre propre conscience ou devant le monde extérieur. Nous sommes une séité; des séités, essences plus ou moins évoluées et parfaites, se trouvent dans le champ de notre perception. Ces séités, à transformation ou à éclipse, ne sont donc pas des aséités, car l'aséité non engendrée et sans commencement ne comporte pas de fin. L'être "A se" est éternel et immuable, il peut être l'ori­gine d'un phénomènisme extérieur, mais il est indépendant de lui il peut être cause mais non pas effet, c'est l'évidence même. 19 Notre analyse nous a donc conduits sur une plateforme d'une stabilité relative. Nous avons la notoire certitude de notre propre existence, celle du monde extérieur porte la mar­que d'une probabilité nettement incontestable. Bien plus, l'exa­men de la contingence au milieu de laquelle se débat l'univers tout entier, la sensation du devenir, nous ont mis en présence d'une nécessité aussi logique qu'elle est impérieuse ,1a nécessi­té de recourir à l'être "A se" être des êtres pour justifier l'existence des êtres engendrés. Cette nécessité est étrangère à la foi, elle est strictement rationnelle, elle résulte du principe de causalité, valable dans la transcendance comme dans la phénoménalité. Ainsi le besoin d'un être pivot et source, d'une toute-puissance divine, d'une cause des causes et sans cause est un principe inexorable de notre raison ou, si l'on veut, un postulat auquel elle est obligée de s'accrocher sous peine de sombrer dans l'incohérence. Mais la cause sans cause est inintelligible en elle-même, c'est le mystère de l'être et c'est ici que la foi intervient, car, si la nécessité ne peut être éludée, la raison d'être, l'essence et l'origine de Dieu sont à jamais en dehors de notre portée. Nous pouvons établir les données du problème, en étudier les circonstances et les ré­sultats, mais la solution adéquate ne sera jamais pour nous tota­lement comprise. Dieu est incommunicable, sa sphère propre est intangible au sein de l'éternité, nous pouvons simplement gravi­ter autour d'elle, puisque nous sommes la dispersion et Dieu la suprême unité qui relie et fonde la multiplicité. Mais nous le voyons jci clairement, la foi n'est pas l'antagoniste de la rai­son, elle est, au contraire, son couronnement, elle détruit son impuissance en reculant sa limite jusqu'au seuil de l'Ineffable. Nous voici loin, semble-t-il, du "je pense", origine de nos méditations; il n'est pourtant débordé qu'en apparence.Nous l'avons, en effet, sondé et assis par nos raisonnements, puis nous l'avons semé à tout vent, au sein des phénomènes de notre entourage, pour constituer à ceux-ci un support analogue au nôtre 20 Or ces phénomènes, à priori transitoires, nous ont ramenés au pourquoi primitif, au balbutiement de notre angoisse et c'est dans les ténèbres originelles de notre conscience, peut-être éva-nescente, que nous avons découvert l'idée de l'être avec sa con­tradictoire inséparable, l'idée du néant. Nous avons multiplié nos efforts et, après avoir repoussé l'idée du néant, comme in­compatible avec notre existence, il nous a semblé que l'idée de l'être nous appartenait en propre. Mais, chose étrange, nous ne pouvons ni définir l'être ni le comprendre; il est, en nous,l'ob­jet d'un sentiment intuitif, c'est la passion principielle de notre conscience, son substratum inamovible. Et, finalement,nous concluons: l'idée de l'être, qui repose en nous comme un besoin d1éternité^ n*est pas une propriété personnelle, c'est une pro­priété participée, à laouelle chacun peut prétendre dans une me­sure déterminée, suivant le degré de ses facultés particulières. Quant à l'idée elle-même, l'idée pure, elle est infinie en exten­sion comme en intensité. Ce n'est pas une quantité, mais une qua­lité, située en dehors du temps et de l'espace, indépendante des contingences qui peuvent venir se greffer sur elle, soit qu'elle les détermine, soit qu'elle les subisse en les assimilant. En nous, l'idée de l'être est donc un dépôt et non pas la substance "A se" de notre moi pensant. Nous sommes bien des êtres, mais revêtus de contingence engendrés, sans aucun doute, de l'être uni versel et le sceau de celui-ci tressaille au fond de notre pensée, C'est en ce sceau que nous nous contemplons; ainsi, on peut aper­cevoir une silhouette au bord d'un lac à travers la transparence des eaux; nous sentons notre limite essentielle lorsque l'acuité douloureuse de nos désirs nous projette contre les murs de notre prison physique, intellectuelle et spirituelle, Etres finis, nous concevons l'infini par la suppression de notre limite; êtrs contingents, nous sommes contraints de nous confier à l'être absolu qui existe par l'éternelle et immuable nécessité de son essence; tout petits, nous devons nous réfugier dans l'immense; en un mot, il nous faut avoir recours à Dieu pour justifier notre origine et notre précaire existence. Mais Dieu est au-dessus de toute définition, nous ne pou­vons avoir aucune idée de son essence, notre verbe humain ne 21 peut l'exprimer, sinon par des vocables négatifs, évocateurs de notre impuissance. Notre entendement, dans don application vers Dieu, ne peut outrepasser la notion de l'être nécessaire, suprê­me et, nous ne sentons profondément, celui-ci est le seul à mé­riter sans réticence le nom d'être, car il en possède la totale prénitude; il est et nous nous contentons d'exister comme un re­flet de sa super-substance, Dieu, en lui-même n'est donc pas un objet d1intellection, mais de foi; il a voilé sa face dans le buisson d'Horeb, et il a répondu à Moïse: "Ego sum qui sum" (6), je suis celui qui suis, pour nous montrer, entre lui et nous, l'abîme insondable de sa déité. Si notre origine est en Dieu l'Inconnaissable, et si tou­te science, pour être complète et exacte, doit être, avant tout, une science des origines, comme le veut la logique, comment, en des conditions de semblable ignorance, pourrons-nous posséder jamais une science suffisante pour établir une foi rationnelle et faire de celle-ci l'adjuvant et la coupole de l'expérience? Eh bien! sans pouvoir pénétrer la nature intime de Dieu, l'hom­me peut s'élever à une certaine connaissance de cette nature, connaissance, sans aucun doute, extérieure, mais en rapport avec le développement de ses propres facultés représentatives et spi­rituelles. Il le peut pas trois échelons successifs dont chacun est valable par lui-même et qui, dans l'ensemble, s'étayent et se confirment pour constituer la véritable échelle de Jacob. Ces trois échelons, les voici: Le premier est à la portée de toutes les intelligences, même rebelles aux spéculations métaphysiques. L'Ecriture,moins primaire et sotte qu'on veut le prétendre en certains milieux pseudo-scientifiques, dit:" Cœ 11 enarrant gloriam Dei" (7).Par cieux, elle entend l'univers tout entier; l'univers, c'est nous et les êtres ambiants jusqu'aux confins de l'espace. Nous avons vu ce que nous pouvions tirer de nous-mêmes par l'analyse de notre pensée et de notre conscience et comment nous étions accu­lés au roc divin pour expliquer et comprendre notre origine. Si nous avions examiné notre fin, les conclusions eussent été les mêmes. Par l'étude du monde extérieur, le résultat est encore identique. Nous sommes obligés d'en convenir, comme pour notre propre individualité, tout le réel contenu dans les choses a 22 pour racine première et nécessaire: l'Etre des êtres, Dieu.Tout ce que nous voyons et concevons en nous et dans les choses,nous le transportons en Dieu, auteur de toute manifestation essentiel­le des êtres contingente. Ainsi, par les propriétés participées, nous concevons, partiellement au moins, les propriétés radica­les qui sont inéluctablement en Dieu; par les causes secondes et leurs effets, nous saisissons l'activité de la cause première et ses attributs constitutifs, en supprimant leurs limites. Dieu peut donc être connu à travers l'homme et la nature, c'est-à-dire dans la création. Arrivés à ce point, nous pouvons emprunter le deuxième échelon, plus spécialement réservé aux penseurs: savants, philo­sophes et théologiens. Nous avons primitivement transporté en Dieu les attributs qualités et propriétés des êtres de la nature en les élevant à un degré surréminent. Nous pouvons maintenant les étudier dans l'essence même de Dieu et entrevoir ceux qui appartiennent en propre à l'Etre des êtres, constituent, en quelque sorte, l'arma­ture de sa divinité et demeurent à jamais incommunicables. Par exemple: de la multiplicité constatée dans l'univers créé, nous pouvons inférer la sublime unité, divine source et soutien de la dispersion matérielle; par le devenir humain, concevoir l'immu­tabilité; par la contemplation des divers plans du cosmos, nous approcher, à distance respectueuse, du mystère insondable de la Trinité hypostatique; par le fini, avoir la notion de l'infinité; par l'espace, comprendre, selon nos moyens, cette immensité par­tout située et nulle part localisée; par le temps, l'éternel. Ainsi, nous pouvons avoir une certaine science de Dieu, connais­sance foncièrement négative, parce que dérivée toujours de notre propre intelligence. Tel est le deuxième échelon, gnostique, au sens étymologique du mot. Quant au troisième échelon, il est l'apanage exclusif des mystiques et des saints; il fait appel aux facultés intuitives et purement spirituelles du moi. L'entendement est rejeté au se­cond plan, la création et la gnose ne sont plus que des supports déjà lointains. Le mystique, en effet, fait abstraction de tout le fini, du sensible et même de l'intelligible, il fait abstrac­tion de sa personnalité. Il ne sait plus, il voit tout en Dieu, 23 par Dieu, en vue de Dieu; chacun de ses désirs, chacune de ses pensées, chacun de ses actes ont Dieu pour but exclusif et immé­diat, même dans le domaine temporel. Son esprit est purifié des contacts contingents qui glissent sur lui comme sur une carapace Purifié, il devient un aliment de choix pour le feu de 1'amour et toutes ses facultés dont primées par l'amour, transposées en charité. Il n'a plus "besoin d'une science positive ou négative, la vision extatique remplace tout et cette vision est un moteur prodigieux, grâce auquel il s'élève vers les sommets, 'plonge au fond des abîmes pour atteindre Dieu sans le comprendre, en l'ai­mant de toute la puissance de son être, en reculant sa propre limite sur la voie et 1'infinitude. Cette sublime ignorance, cette agnosiej est le plus haut degré de science auquel l'intel­ligence humaine puisse prétendre, c'est la déification dont nous parle 1"Aréopagite, car le voyant mystique possède le sentiment de Dieu en lui-même, il reconnaît Dieu en toutes choses, il est Dieu dans la limite de son essence particulière, par l'amour et par la volonté. Au-dessus de cet état mystique, il n'y a rien de concevable pour un être spirituellement émané; au-dessus, il y a la grâce attractive, mais la grâce, c'est Dieu qui se donne à sa créature. Le troisième échelon de la connaissance vers Dieu est en dehors de toute science; là, règne la foi muée en charité et la parole humaine ne peut rien exprimer de l'extase mystique, état quasi céleste et prolégomène à la béatitude éternelle des reli­gions de salut. Mais, quelle peut être notre science de Dieu, théodicée et théologie, après avoir suivi l'ascèse proposée par les deux premiers moyens plus haut décrits? Il est facile de le présumer. Il vaut mieux cependant condenser nos réflexions et avoir ainsi une vue synthétique sur la solution donnée au pro­blème par la raison et la foi. Nous verrons ainsi comment, à chaque étape successive, le concept de Dieu se remplit d'une substance infinie, s'accroît en profondeur, pour échapper fina­lement à toutes les puissances réunies de notre intellect magni­fié par son contact. En effet, sans pouvoir jamais atteindre 24- l'essence divine dans son retranchement inexpugnable, nous al­lons déterminer progressivement chacun des attributs de Dieu et l'envisager de manière toujours plus complexe, jusqu'au moment de la suprême vision qui réduira la tout à l'unité. Si nous par­tons de notre entité particulière et des entités avoisinantes,1e concept le plus immédiat enregistré par notre intelligence est celui de l'être. Nous sommes, les choses sont, l'être est primor­dial; comme nous l'avons vu, avant de sentir, de penser, d'agir et de réagir, il faut être. Mais, nous l'avons vu également, les créatures contingentes n'ont qu'un être d'emprunt, un reflet participé de l'être. En somme, dans son origine, notre être, com­me celui des choses, est proprement passif. Il faut donc, pour justifier cette passivité, une activité correspondante, une lu­mière pour émaner le reflet. Cette activité lumineuse, c'est Dieu. En conséquence, et en premier lieu, nous attribuons à Dieu la qualité d'Etre et, bien plus,celle d'Etre des êtres. Du reste au premier vagissement des religions et des philosophes catabo-liques, exclusives de la révélation, Dieu était regardé comme le Grand Etre et, de nos jours encore, les peuples au stade primi­tif de leur évolution le désignent sous ce nom. Le résultat pre­mier de notre connaissance est donc: Dieu-Etre. Or, ce concept ne renferme rien de concret pour notre intelligibilité. Continuons. En présence de la nature et des êtres dérivés, d'apparen­ce transitoire, dont elle est peuplée, il est évident que, de gré ou de force, ceux-ci et celle-là sont engendrés. Si le prin­cipe de leur accroissement et de leur décrépitude peut être en­visagé comme intrinsèque à leur essence, il nous faut, sans au­cun doute possible, une raison de leur existence première.Cette raison, c'est l'être nécessaire,"! se", non engendré, non reflé­té, mais réflecteur, qui contient en puissance tous les autres, comme le père possède en lui-même le germe positif de la géné­ration. Alors, le concept de création s'éveille en notre esprit. Or, la création d'une nature aussi variée, aussi riche, remplie d'êtres et de choses innombrables, de 1'infiniment grand à 1'in­finiment petit, implique une puissance sans limite, la Toute-Puissance. Créateur tout-puissant, tel est le deuxième attribut dont notre entendement découvre l'existono© au sein de Dieu. 25 Mais l'espace qui contient la nature est immense, il dé­passe l'imagination des poètes et la raison des savants. L'Etre créateur est plus immense encore, lui, source de la nature et soutien de l'espace. Et l'infini nous apparaît dans sa vertigi­neuse profondeur. Dieu est partout sans être contenu nulle part, il contient, au contraire, toute la nature, il lui sert de limite lui l'illimité. Etre-Infini, voilà donc la troisième qualité dont se pare à nos yeux l'essence divine. Le temps, par la durée et la succession, ponctue tous les phénomènes naturels, les agissements et les variations de tous les êtres conscients, instinctifs ou inanimés. L'infini, le tout-puissant créateur, l'être nécessaire, ne peut pas être contenu, ni dans un morceau du temps, ni même dans son écoulement perpé­tuel. Il est, au contraire, la source du temps, comme il est cel­le de l'espace. Il dure, en effet, sans avoir une mesure capable de nous faire apprécier sa durée. En lui, aucun état ne succède à un autre, il revêt le manteau de l'immuable pour consolider le mouvement incessant de ses créatures. Voici donc l'Eternel, l'An­cien des jours, devant notre fluidité temporelle. Le quatrième attribut de Dieu vu à travers la nature est celui d'Etre éternel. Ce n'est pas tout encore; les créatures reçoivent de Dieu leur être emprunté; au point où nous en sommes, c'est l'évi­dence même. Cette communication de l'être est un don gratuit et désintéressé s'il en fût. D'où provient ce don, sinon de la bonté expression immédiate du bien? Dieu contient tout; en lui toutes les choses sont possibles, en vertu de l'infinie richesse de son essence; mais s'il n'était pas bon, il laisserait toutes choses au sein de leur éternelle possibilité. Le bien est le bien à une seule condition, celle de se donner pour être possédé, en dehors de lui-même, par ceux qui tendent vers lui comme vers leur fin dernière. En vertu de ce principe, chaque créature aspire au bien veut réaliser le bien sous une forme en relation étroite avec sa nature particulière. Or, le bien est d'abord dans son propre sein sous les espèces de l'harmonie totale des facultés dont elle est dotée et, tant que cette harmonie n'est pas effective, elle est dans la voie douloureuse. Mais le bien, pour elle, est aussi en dehors d'elle-même et plus haut, car l'harmonie recherchée 26 dépend d'une plénitude dont elle est incapable par ses propres forces, qu'elle ne réalisera jamais sans le retour à celui dont dépendent son être et ses facultés. Elle se projette donc vers le bien de toute la puissance de son désir, elle se confie à celui qui lui a tout donné pour obtenir d'être exaltée dans le bien et, dans sa confiance à la fois spontanée et raisonnable, elle voit en lui la suprême bonté, puisqu'elle pressent le sou­verain bien dans son essence. Mais ce n'est point..le lieu de nous occuper ici du souverain bien, il nous faut pour cela em­prunter une autre voie spéculative, suivre une ascèse plus haute dans la méditation et explorer auparavant divers sommets de la métaphysique. Par les êtres et les choses, nous ne pouvons dépas­ser le concept de bonté, sinon dans les rudiments de l'éthique et de la morale. Nous y reviendrons donc plus tard et, sous un aspect à peine différent, quoique sur un plan supérieur, nous ti­rerons les ultimes conséquences de l'attribut de bonté, le cin­quième placé devant nos yeux par l'étude des oeuvres divines. Mais ce cinquième attribut, lorsque nous avons pénétré dans son intériorité, nous apparaît aussi comme le premier, c'est-à-dire le plus profond et le plus adéquat de tous. Il supporte, en effet l'ensemble des autres comme une fondation, il peut être assimilé à la base de la pyramide triangulaire qui ne se voit pas de prime abord et sans laouelle les autres faces s'écrouleraient dans le vide. L'alpha et l'oméga de notre science de Dieu à travers les créatures, c'est: Dieu être-bon. C'est pourquoi Platon et son école, comme beaucoup d'autres philosophes, lorsqu'ils s'occupent de ces problèmes, parlent, au grand désespoir des cerveaux mal équilibrés, tantôt de l'antériorité de l'être, tantôt de l'anté­riorité du bien. Tout dépend de l'angle spécial sous lequel on se place: l'être supporte la bonté de toute évidence, mais sans la bonté aucun être ne pourrait maintenir son existence dans le plan du réel. 27 Cette première étape dans la science humaine de Dieu suf­fit à la majorité des hommes: elle suffit pour étayer la religion la morale, et affermir toutes les oeuvres dans la voie de l'escha tologie. Si nous jetons maintenant un regard en arrière, Dieu: Etre-Créateur Tout-Puissant, Infini, Eternel et Bon, nous pouvons déterminer avec une certaine précision la part de l'intelligence, de la raison, de la foi et leur oeuvre commune de consolidation réciproque. Car si les notions abstraites que nous venons d'exa­miner peuvent parler à notre entendement, leur application concrè­te à la personnalité divine réclame indubitablement une faculté supérieure, en quelque sorte hors série et transcendante, dont la lumière puisse disperser la brume où se perdent nos habituelles catégories. Mais la synthèse des attributs réalisée par la bonté est un simple palier pour les élites de la pensée, elles veulent, en effet, pénétrer plus loin dans l'essence divine, afin de consoli­der d'autant leur foi. Après avoir étudié Dieu dans ses oeuvres, elles veulent l'analyser, dans la mesure du possible, en lui-même Quels concepts nouveaux vont ainsi se surajouter dans notre con­naissance et élargir notre notion de la monnaie suprême? Nous al­lons essayer de le préciser. Pour cela, nous suivrons, comme tou­jours, la voie de notre raison, déclarée caduque en la matière par les matérialistes, les agnostiques et les positivistes de tous les siècles. Toutefois, pour éviter toute équivoque et toute objection, il importe de spécifier que toutes nos spéculations sur la nature divine représentent notre science particulière, ce que nous pouvons imaginer logiquement, concevoir et déterminer d'après notre propre mesure, mais non pas cette nature en soi. La notion d'Etre, support universel, sera notre point de départ. Toute chose conçue sous le rapport de l'Etre nous appa­raît sous l'aspect de l'unité; l'ensemble des êtres est également une unité, en ordre dispersé mais réel, puisque chaque être fait partie de l'universalité, qu'il complète. Or les créatures possè­dent une unité contingente, reflétée comme leur être, de l'unité divine. Celle-ci, le Bien-Un de Platon et des Alexandrins, est absolue, ineffable, indivisible; elle crée et maintient l'unité 28 en tout et, sans son immanence continuelle, tout se résorberait dans le néant. L'unité, et par conséquent l'unicité de Dieu, est le premier concept spéculativement déterminé au sein de la nature divine. De l'Un éternel, notre intellect ne peut rien tirer, car celui-ci revêt pour nous le caractère de l'immutabilité, pour ne pas dire de l'immobilité. Nous remarquons alors comment les créa­tures sont bâties sur des plans successifs. L'homme, en particu­lier, comporte un corps organisé dans la matière grossière, une ame instinctive, passionnelle, animale et vivante, un esprit sim­ple et immortel dont il reçoit son unité substantielle. L'homme, nous S±t l'Ecriture, est l'image de Dieu. En Dieu, nous devons trouver autre chose que l'unité. Cela se peut-il? Oui, comme nous l'avons vu déjà, l'être veut se connaître, il proclame son exis­tence et c'est son Verbe; il s'aime lui-même, en lui et dans son Verbe, et c'est l'amour, 1'espr.it de vie qui circule dans son sein. En Dieu, sans limite et acte pur, tout existe éternel et en substance, avec une égale intensité. Il y a donc trois termes en Dieu: le générateur, l'engendré et la convenance réciproque qui les unit. Ces trois termes nous apparaissent comme indissoluble­ment liés, inconcevables séparément, ils ne rompent donc pas l'in­divisible unité dont nous avons parlé; ils coexistent dans le mi­lieu divin sans se confondre, mais ils s'interpénétrent, car ils sont consubstantiels; ce sont les trois faces, les trois aspects d'une même essence. Ainsi dans un diamant triangulaire, chaque facette est diamant, et les trois sont le diamant. Ce sont les trois personnes divines, les trois hypostases de Dieu l'unique,le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Tous les attributs essentiels de la déité leur appartiennent en commun, éternité, infinité,bon­té ne peuvent être accordées à l'une sans être immédiatement par­tagées par les deux autres. Rien ne distingue les trois personnes en dehors du rôle qu'elles jouent dans la constitution de l'Etre divin: Paternitas = Filiatio-Spiratio = Processio, et ces trois rôles, dont l'un celui du Fils ou Verbe, est double, pour consti­tuer le quaternaire qualitatif incréé, origine de tous les actes de Dieu (confrontez avec le Tétragrammaton), ces trois rôles, qui se commandent ou se réclament mutuellement, sont désignés par les 29 théologiens sous le nom d'hypostases, c'est-à-dire d'ipséités sous-jacentes à une conscience spéciale et en acte. En chaque hy-postase divine, les attributs, qualités ou notions, sont considé­rés sous l'angle soit de la paternité, soit de la filiation-spi-ration, soit de la procession et c'est pourquoi certaine philoso­phie présente chaque terme de la Trinité sous le nom de Tridynane c'est-à-dire de triple puissance. L'exemple le plus frappant de cette triplicité de puissance réside dans la création, car le Père crée par le Verbe en vertu de l'amour du Saint-Esprit.Ainsi les trois termes de la divinité habitent l'un dans l'autre dans une consubstantielle unité et dans une distinction réelle dont aucun être concret, ni aucun raisonnement dans l'abstrait, ne peuvent nous donner la véritable et totale explication. Il y a, en effet, distinction et pluralité dans les personnes, identité absolue dans l'essence; c'est ce qui constitue le mystère réservé à la foi et, en même temps, fonde la toute-puissance réalisatrice objet médiat de notre science humaine, car Dieu l'indivisible crée dans la divisibilité de l'espace et du temps, sans altérer l'unité de son essence principielle. Quant aux attributs, non plus essentiels, mais relatifs, ils éont fonction du rôle dévolu à chaque hypostase, telle l'Incarnation qui est propre au Verbe; et, pourtant l'indivisible unité participe à toutes les pensées et à tous les actes émanés par l'essence divine soit à l'inté­rieur, soit à l'extérieur d'elle-même. En sorte que l'on ne peut émettre, d'un côté, des affirmations exclusives, et, de l'autre, des affirmations absolument réciproques, tant est profond le mystère du Dieu trois et un. Par sa pénétration dans le mystère de la Tri-Unité,notre intellect, magnifié par la foi, acquiert une clef qui va lui ou­vrir d'autres horizons sur Dieu en lui-même. L'unité^ c'est l'har­monie, et l'harmonie, c'est la beauté; l'unité, c'est la force et conserver l'unité dans la pluralité, c'est la sagesse. Gomer, Oz, Dabar: Beauté, Force, Sagesse, voilà donc trois attributs de l'essence divine qui vont nous paraître incontestables par un simple regard. Dieu est Beauté. La Beauté, dans le cadre spirituel,c'est l'harmonie entre l'essence et ses attributs, entre la volonté et ses manifestations; dans l'entendement, c'est l'harmonie des con- 30 cepts en eux-mêmes et entre eux; dans le monde physique, c'est l'harmonie et la proportion des formes; la Beauté, c'est le nom­bre, la mesure adéquate appliquée à un être ou à une chose, selon le régime de sa nature, c'est-à-dire de son origine, de sa réso­nance normale et de sa fin; la Beauté, c'est un rythme consonant et une signature. Or, en Dieu, tout est harmonie, comme nous avons pu le voir en explorant les lisières de l'insondable Trinité. Il est donc la Beauté absolue, immuable, qu'aucune laideur ne peut atteindre, car son essence ne comporte aucune possibilité de va­riation; il est la beauté universelle que tous les hommes, sous tous les cieux, peuvent contempler du même oeil et admirer. Bien plus encore, il est l'harmonie de toutes les combinaisons cosmi­ques sorties de sa main, car les choses sont ou paraissent bel­les, uniquement parce que Dieu a marqué sur elles le sceau de son incorruptible et vertigineuse beauté. Dieu, c'est la force, puisqu'il est la puissance. En ver­tu de son infinité, il dépasse toutes les forces actualisées de l'univers dans leur ensemble, il dépasse encore toutes les forces imaginables. Toutes les existences proviennent de lui; en lui, tous les possibles ont leur raison d'être et leur éventuelle réa­lisation. Aucune parole humaine ne peut donner une idée de l'éner gie dont la puissance divine est capable; sa force, par un indi­cible embrassement crée, soutient, limite, corrobore et harmonise tous les éléments, comme leurs actions et réactions. Par lui, les minéraux sont soumis à une impénétrable cohésion; par lui, les végétaux croissent et se multiplient; par lui, les animaux se tendent pour l'tffort souvent prodigieux qui les guide dans la voie de l'instinct; par lui, l'âme et le corps de l'homme sont unis comme dans un tout insécable; par lui, les esprits persis­tent dans leur immortalité; par lui, les astres et les systèmes solaires gravitent inexorablement autour de l'axe universel.Dieu est l'Elohim Ghibor qui correspond à Gebourah du système séphiro-tique. Dieu est la sagesse. La sagesse est l'intelligence qui détermine, par le nombre, le poids et la mesure, la fin à obtenir et les moyens efficaces pour la réaliser. A l'origine des temps, les savants et les philosophes étaient appelés sages. Mais la 31 sagesse des hommes n'est rien à côté de la sagesse divine: scien­ce universelle, à proprement parler super-science, gnose, totale et absolue. Dieu ne sait rien à notre manière, il n'a pas besoin de notre connaissance discursive et toujours incomplète; nous commettrions une erreur en portant notre science à la hauteur de l'infini pour juger celle de Dieu. Il voit tout dans l'infinité de son essence; il voit le divisible dans l'indivisibilité, la diversité dans la simplicité, la multiplicité dans l'unitë, le relatif dans l'absolu. Et cette vision intuitive et immédiate, c'est la plénitude, les formes importent peu, elle considère les essences, elle pénètre jusqu'au coeur des noumènes et abandonne les séries phénoménales à l'étude dispersée de notre science ex­périmentale. L'essence même de la sagesse de Dieu, c'est de con­templer dans l'être dont elle est la parure, l'idée, la science et la substance des choses; aussitôt qu'elle se connaît, elle connaît tout, elle connaît Dieu et le monde et le devenir de ce dernier, qui n'est même pas un point dans l'éternité et dont la fin réside en Dieu. La sagesse, comme la beauté, comme la force, comme la bonté et tous les attributs essentiels, c'est Dieu lui-même, Dieu, du reste, par la voix millénaire de l'Ecriture, ne proclame-t-il pas son emprise éternelle sur la sagesse? On peut lire, en effet, au livre de la Sapience: "Dominus possedit me in initio viarum suarum, antequam quidquam faceret a principio. Ab aeterno ordinatae sum(9): le Seigneur me possède au commencement de ses voies avant que rien ne soit fait; de toute éternité,j'ai été ordonnée. Et, plus loin, la Sagesse se place dans le principe de toutes les oeuvres du créateur, car elle n'est rien vautre chose que la Parole par laquelle Dieu se connaît, par laquelle il crée et organise, elle est le Verbe ordonnateur du monde visi­ble et invisible, le Fils consubstantiel au Père et à l'Esprit-Saint. Beauté, Force et Sagesse réunies et indissolublement liées dans un même être le rendent aimable. La beauté est l'ai­guillon du désir, la force le refuge de la faiblesse, la sagesse l'attraction perpétuelle de l'ignorance, personne ne peut le con­tester. Dire que Dieu est aimable est une expression trop faible et quasi ridicule; il est mieux encore, il est l'amour lui-même. 32 Cet amour prend naissance dans la triple source jamais tarie des trois attributs que nous venons d'examiner et qui jaillissent eux mêmes du sein de l'unité. La beauté n'existe que pour se donner, la force pour créer et maintenir, la sagesse pour illuminer. Et cette triple fonction, magnifiquement résumée dans le mot amour nous apparaît dès maintenant comme la fin même de Dieu, la raison la plus haute et la plus pure de son être ineffable: Dieu est amour. Beaucoup de définitions de l'Amour ont été données; aucune peut-être n'est adéquate, car, vu à travers l'homme, l'amour est complexe et s'exprime tour à tour sur les trois plans dans les­quels notre personnalité se débat. Un seul vocable, dans tout le langage philosophiquew peut nous mettre en contact avec la subs­tance même de l'amour, c'est le mot grec Eros, qui signifie: Désir. Le désir est l'unique moteur de toute l'activité humaine. Sans lui, notre espèce serait une masse amorphe, atone sans res­sort et sans but, emmaillotée dans les langes de la médiocrité. Mais notre désir se disperse à tous les vents des fantaisies con­tingentes, depuis les emportements de l'érotisme physique jusqu' aux visions opiacées des cérébralités perverses. Notre désir se disperse par suite de la disparité de son appétence, provoquée par la nécessaire adaptation aux divers plans et, surtout, résul­tat de notre limite, par l'extériorité de ces plans eux-mêmes. Cette extériorité tend, il est vrai, vers une certaine intégra­tion en vue de réaliser une plénitude factice, car l'homme, avant tout, et, dans la généralité des cas, s'aime et se désire lui-même. Etre incomplet, il veut se compléter et l'objet de son amour n'est pas autre chose, pour lui, que l'occasion de parfaire son unité. Son désir correspond au vide qu'il ressent au fond de son moi. Dans l'unité de Dieu, rien de semblable ne peut se conce­voir; en lui, l'amour-désir est une pensée dans son essence et une substance dans sa pensée, il fait partie de lui-même au point de se confondre avec lui, il est la fleur qui s'épanouit sur la tige trilobée de la divinité. Cet amour n'a pas d'objet exté­rieur et par conséquent se suffit à lui-même. Par lui, Dieu s'ai­me et se désire éternellement dans la totalité de son essence. Or cette essence contient tout, non seulement la supersubstance 33 des trois hypostases de la Trinité, mais la substance éventuelle de tous les possibles, il aime donc aussi et désire éternellement la manifestation de sa pensée. En Dieu, du reste, le désir ne revêt pas le masque de déficience de nos appétitions humaines:il n'est pas un manque, mais une plénitude; son désir est le "Poros" des philosophies platoniciennes. Dieu aime et désire parce qu'il est surabondant, parce qu'il éprouve le besoin de se donner, de se répandre en dehors de lui, et c'est ce besoin incoercible de la plénitude qui est à l'origine de la création. Par là, nous rejoignons le Dieu de bonté, auquel nous étions parvenus dans l'étude des êtres contingents. Du désir de l'homme, on peut dire qu'il n'est, en soi,ni bon ni mauvais, car le désir se qualifie par son objet. Or, en Dieu, le désir est infini, puisque son objet est Dieu lui-même; il s'élève sur les cimes inconnues de l'essence divine, il n'a rien à recevoir d'autrui, il ne peut que se donner. Par amour, Dieu se donne, non pas tout entier, - l'infinité est incommuni­cable,- il se donne selon la réceptivité des êtres émanés de sa pensée et qui sont fatalement limités par l'incidence du temps ou de l'espace; il se donne à tout, à tous et à chacun, et cet amour s'appelle alors la charité. Tel est l'amour divin, capi­teux et actif parfum de l'Unité. Nous voici en présence de quatre attributs de l'essence divine considérée en elle-même: beauté, force, sagesse, amour. La synthèse de ces quatre termes constitue l'être parfait. Qu'est ce que la perfection? Les hommes ne trouvent en eux et autour d'eux qu'une perfection relative. Pour nous, par exemple, une arme ou un outil sont parfaits s'ils sont adaptés à leur fin sans aucune déficience; une oeuvre d'art est parfaite lorsqu'el­le dégage une harmonie totale pour tous les sens sur lesquels elle peut agir, quand elle les charme, les envoûte et les sature jusqu'à la limite de leur capacité. Pour nous, le commencement de la perfection se trouve dans le sentiment de 1'imparfait dont nous sommes revêtus, tant il est vrai que la science humaine est toujours négative. En Dieu, la perfection est d'autre sorte. Elle réside dans son essence, elle est partie intégrante de son être. Le seul mot qui se puisse employer en parlant de la per­fection divine, comme pour tous ses autres attributs, du reste, est celui de suréminence. En effet, la nature de Dieu et sa for­me sont immuables, ses qualités sont substantielles, elles ne doivent rien qu'à lui-même. L'imperfection des créatures ne vient pas de Dieu mais de leur contingence et leur perfection relative trouve en lui sa limite et sa raison d'être. Cette perfection relative est une ombre, une participation indéfiniment extensible dans les lisières de l'espèce, de la perfection divine. Cette dernière est un but vers lequel tend la perfection des choses; non seulement, elle en est la somme, puisqu'elle en est l'unité fondamentale, mais elle la dépasse dans la proportion de l'infini au fini. La perfection apparaît lorsqu'il y a adéquation, ou,pour mieux dire, unité de l'essence et des qualités, de la substance et de la forme, de la fin et des moyens propres à la conquérir, de la puissance et de l'actualisation. En Dieu, nous trouvons tout cela, et c'est pourquoi il est l'être parfait, le seul qui existe. Maintenant, nous pouvons répondre à la question plus haut posée. La perfection c'est le bien en soi. En conséquence, Dieu n'est pas seulement la bonté, il est aussi le bien suprême,source et fin et de lui-même et de toutes choses. Il ne faut pas confondre le Bien avec les biens. Ceux-ci, tangibles ou non, sont constitués par tout ce qui prolonge une individualité; ils sont donc transitoires comme les individus dont ils sont la propriété, au sens juridique du mot, qu'ils soient intérieurs ou extérieurs. Au contraire, le Bien, pour cha­que être, c'est l'activité harmonieuse de toutes ses qualités et facultés , dans un cadre conforme à 1'expansivité de sa propre nature. Si un être est établi sur plusieurs plans, - c'est le cas pour l'homme, - son bien évident sera l'activité harmonieuse du plan supérieur, l'activité spirituelle lorsque celle-ci peut en­trer en jeu. Mais ce bien sera encore relatif, parce qu'il est en rapport avec les possibilités ontologiques et se limite à la per­fection compatible avec l'espèce, perfection vers laquelle il tend, ou doit tendre, invinciblement. Par contre, si un être est d'essence parfaite, s'il possède la plénitude en lui, il n'a rien à prétendre en dehors de lui, il ne tend pas vers une perfection spécifique déjà réalisée dans son sein. Il est donc son propre 35 bien et devient, par là même, le Bien absolu, le Bien en soi, celui pas lequel tous les autres êtres reçoivent leur part de bien, dans la mesure où ils peuvent la capter. C'est là, sans aucun doute possible, le cas de Dieu. Le Bien fait partie de l'essence divine, il est immanent à l'unité et ne peut s'en sépa­rer sans une abstraction toute humaine. Chaque pensée, chaque pa­role, chaque acte de Dieu est le bien lui-même. Mieux encore, en Dieu le Bien est au-delà de l'être, de la pensée et de l'action; il est leur base nécessaire et inébranlable. C'est pourquoi tou­tes les choses et tous les êtres émanés de lui, sont bons en eux-même et se précipitent vers lui comme vers le centre de leur en­tité respective, pour participer au Bien, qui est leur fin der­nière, avec une intensité sans cesse accrue. Et ils le font de deux manières: soit en s'identifiant à lui, en se déifiant,selon la parole si souvent répétée de 1'Aréopagite, soit en projetant vers lui leur désir, racine nourricière de leur activité. L'es'-'" prit va vers Dieu par son intelligence et sa foi, l'animal par sa sensibilité et son instinct, la plante par son ascèse végéta­tive qui est une aspiration vers l'épanouissement vital, le miné­ral par sa cohésion massive qui est l'aptitude de principe de la participation à l'être. C'est à des conclusions analogues que Plotin, dans sa première Ennéade, ©t arrivé. Mais il en tire des conséquences,à première vue erronées, lorsqu'il écrit: " Si toutes les énergies se dirigent vers le Souverain Bien, le Bien lui-même ne doit vi­ser à rien, il est l'immobile principe des actes conformes à la nature..., il est le Bien..., parce qu'il reste ce qu'il est". Dans l'abstrait d'une méditation conduite selon la théodicée pla­tonicienne, c'est peut-être exact; dans la réalité, c'est une autre chose. Dire du Bien suprême, de Dieu, qu'il est immobile, est tout à fait impropre; il est immuable et c'est différent. Tous les êtres se dirigent vers Dieu, mais s'il ne venait pas à eux par la création d'abord, par la grâce ensuite, ils ne par­viendraient jamais à l'approcher d'assez près pour participer au bien dans la plus infime mesure et aucun d'eux ne pourrait même subir son emprise. Dieu peut apparaître immobile à nos aberrations spécula­tives, parce qu'il est moteur, et non pas mu, et parce que mo- 36 teur et mobile„ en lui, sont une seule et même chose. Ainsi aux yeux de la science, le soleil est pratiquement immobile au centre de son système, mais il actionne les planètes, les retient dans une orbite inexorable et leur dispense la vie et le mouvement,il est l'énergie de ses satellites. Dieu le Bien est l'énergie de l'univers, une énergie attractive qui constitue l'union et l'har­monie de tous les mondes et de tous les êtres. Le Bien Souverain est une force agissante et non immobile il décrit en lui-même et sur lui-même une révolution dont l'inva­riabilité n'est pas synonyme de stagnation. Cette révolution est un cercle éternel dont il est lui-même le centre, le rayon vec­teur et le plan circonférentiel; il les décrit sans sortir de son essence, en revenant au point qu'il n'a jamais quitté. La force attractive et éternellement agissante du Bien est assez puissante pour engendrer la gravitation universelle de toutes choses autour de Dieu. En somme, tout aspire au Souverain Bien à travers la dis continuité des biens et du bien relatif; tout est suspendu en lui Quant au Bien, il repose sur lui-même, éternel, infini, toujours actif, il est son propre pivot et son seul aliment; le Bien est Dieu et Dieu c'est le Bien. Par la raison unie à la foi, nous pourrions encore dénom­brer dans l'essence divine une multitude d'attributs et de quali­tés, tels la justice, la miséricorde et la sainteté, ou tous au­tres, dont nos vertus humaines, actuelles ou possibles, sont un reflet à peine lumineux, puisque Dieu est le principe et le sup­port de tout ce que nous pouvons concevoir, connaître et réali­ser. Mais tous ces attributs peuvent rigoureusement se déduire de ceux examinés jusqu'ici; chacun les retrouvera avec facilité et les sondera selon le rythme particulier de ses cogitations. Du reste, ici paraît s'achever le cycle de la théodicée et de la théologie rationnelle et s'ouvrir le domaine de la théologie mys­tique, dans lequel la foi n'est plus l'adjuvant proprement dit de la raison, mais lui dicte ses lois constitutionnelles par le tru­chement de l'imagination créatrice, cette faculté maîtresse qui facilite l'incorporation des idées divines au sein de notre en­tendement humain. 37 II nous reste maintenant à effectuer une synthèse rétros pective de nos méditations, afin d'avoir une nette idée de la notion de Dieu, telle qu'elle se présente à notre esprit, une fois parcouru le labyrinthe de notre pensée. Mais, répétons-le sans nous lasser, cette notion restera toujours, eu égard à l'infini, aussi imperceptible qu'un minuscule aérolithe en pré­sence des étoiles géantes qui roulent dans l'immensité. Pour justifier notre existence et celle de tous les êtres répandus dans le cosmos, nous avons affirmé Dieu. Or, cette af­firmation comporte, pour notre intelligence, une antinomie fonda mentale, car Dieu est l'être au-dessus des êtres, la pensée au-dessus des pensées; il est l'ensemble de tout ce que nous pou­vons comprendre et rien de ce que nous pouvons concevoir.Science positive d'un côté et science négative de l'autre. En affirmant Dieu, nous nions en même temps tout ce que nous avons appris de la nature limitée et contingente et cette négation se trouve être une affirmation suréminente. Dieu déborde tout: l'être et le néant,- 1'ens et le non-ens,- dont nous avons énoncé plus haut la corrélation et c'est pourquoi, peut-être, certains phi­losophes ont placé à l'origine de leur cosmogonie ce néant fé­cond dont ils ont fait un super-principe. Nous avons cependant essayé d'instaurer une science po­sitive de Dieu, science, hélàs! relative, puisque, pour nous, l'intelligible demeure nécessairement sous le joug de nos caté­gories. Comment avons-nous pu affirmer Dieu? Parce qu'il se ré­vèle à nous en des manifestations inexplicables en dehors de lui Comment étayons-nous cette affirmation? Par la réalité et par notre propre pensée et c'est par là que nous pouvons caractéri­ser Dieu et ses manifestations de la manière la plus adéquate aux yeux de notre raison discursive. L'ensemble de la réalité et la pensée dans son expansion la plus haute et la plus complète, tel est Dieu pour 1'intellection humaine et c'est pourquoi la notion de plénitude est venue s'incorporer, plus d'une fois, dans nos raisonnements sur l'essence divine; du reste, réalité 38 et pensée, non seulement sont une seule et même chose, sous deux aspects rendus nécessaires, par la limite de notre entendement, mais, dans leur objectivité, elles sont parfaitement une et ce­pendant distinctes, comme Dieu et ses hypostases. Voyons maintenant le texte même du problème que nous nous sommes efforcés de résoudre. Si la religion chrétienne nous a conduit vers Dieu par des dogmes, objet de foi et trancendants à notre raison, si la kabbale s'est ingéniée à rechercher un ac­cord entre les dogmes et les conditions d'exercice de nos caté­gories, n'oublions pas que nous avons étudié Dieu à travers l'hom­me et la nature et déterminé ses attributs et ses qualités en portant à une hauteur infinie, à la souveraine perfection, ceux découverts en nous ou dans les créatures. La base principale de notre science positive de Dieu, c'est donc l'homme lui-même. En fonction du"Cogito"cartésien, nous avons reconnu Dieu comme la pensée suprême, celle qui n'a rien d'autre à penser en dehors d'elle-même, puisqu'elle contient la pensée de toutes les possi­bilités réalisables. Ainsi, en face de notre moi pensant, nous avons déterminé l'Etre des êtres, l'être de Dieu. En présence de la réalité, Dieu nous est apparu non pas comme la somme, mais corn me la source des existences effectives et éventuelles. Nous avens ainsi fixé ses attributs principaux: Infinité, Eternité, Toute-Puissance, Unité, Bonté. Ce n'est pas tout, l'homme agit et l'ac­te issu de la pensée est précisément ce qui engendre la réalité au sein du Devenir. Alors, Dieu, par opposition aux causes secon­des, est conçu comme la cause première, le moteur non mû, le cré­ateur et l'organisateur de l'univers. "Voilà comment, en tous nos concepts du divin, la transcendance apparaît, sans que nous puis­sions l'éluder. Dieu est transcendant à toutes les existences ba­sées sur les affinités chimiques ou autres synthèses; il est pro­prement la vie. Il est transcendant à toute idée, à toute pensée, à tout ce qui nous est intelligible, car il est essentiellement Verbe, Parole et Acte pur. Enfin, il est transcendant à toutes les relations d'homme à homme, de règne à règne, de dépendance et d'opportunité spatiales et temporelles; le relatif et lui ne peu­vent cohabiter, car il est l'absolu. L'absolu, ce concept négatif et antinomique à notre raison, est la caractéristique principiel-le et exclusive de Dieu. En effet, l'absolu ne comporte rien au- 39 dessus de lui; dans la pensée comme dans la réalité, il ne dé­pend de rien, sa nécessité et sa raison d'être résident en lui. Il est donc le contraire du relatif, du conditionnel, de la con­tingence à travers lesquels nous avons pu nous élever jusqu'à lui, après avoir établi l'antithèse, déterminée par nos raison­nements discursifs sur la nature, et sans laquelle nous ne sau­rions avoir la moindre idée de l'absolu. Il est le contraire de la relativité dans la pensée, mais dans la réalité, il en est la condition sine qua non, la cause déterminante, car le contin­gent ne peut se concevoir sans une certaine relation avec l'ab­solu, faute de quoi il s'évanouirait comme une fumée. En ces quelques mots, nous venons de fixer l'essence abstraite de Dieu et confirmer notre assertion: il est l'absolu. Or, l'absolu, transcendant à notre raison, principe des principes conditionne tous les problèmes tour à tour soulevés par la phi­losophie ou par la religion, car tous ont pour ultime objet,soit dans la pensée, soit dans la réalité, un des aspects de l'absolu terme où tout converge, comme vers un centre universel. Ainsi, Dieu l'absolu est non seulement la source, mais la fin dernière de toute contingence. Il est facile de le démontrer par un rapi­de examen de nos pensées. Voulons-nous établir la discrimina­tion de nos facultés et leur hiérarchie à travers le labyrinthe physique et intellectuel? Fous aboutissons à l'entendement et à la raison et ceux-ci nous mettent en présence de l'absolu sans lequel notre fondement psychologique lui-même s'écroulerait. Pensons-nous à la vérité suprême dans laquelle se fonde toutes nos vérités particulières et relatives? Cherchons-nous à réali­ser l'unité de notre raison et de cette vérité totale? Nous voi­ci revenus au même carrefour pour consolider notre logique chan­celante. Voulons-nous fixer une règle adéquate dans laquelle tous nos actes puiseront leur justification? L'éthique encore nous conduit à cet absolu, rebelle à toutes les compromissions et à toutes les facilités. Quant à la métaphysique, elle établi­ra la nécessité de l'absolu comme condition de tous les rapports existentiels. Enfin, si l'absolu ne rayonnait pas dans le monde des formes, notre conception de la Beauté s'épanouirait dans une symbolique incohérence, et toute philosophie du beau serait inu­tile. Mais tous ces aspects de l'absolu sont plus ou moins des 40 abstractions dont la réalité se joue, il faut les synthétiser et les concrétiser dans une unité transcendante à tous nos concepts successifs et discursifs, qui soit à la fois: être, pensée, véri­té, bien souverain et beauté suprême; nous aurions, alors, la notion de Dieu dans toute sa réalité substantielle et nous jet­terons les bases de la théodicée, marchepied de la théologie. Si l'absolu est le contraire du relatif, comment celui-ci peut-il subsister en sa présence et comment celui-là peut-il s'accommoder d'une coexistence, si lointaine soit-elle, avec le relatif? L'absolu est inaccessible au relatif; l'un et l'autre, à priori, semblent se nier mutuellement. Mais comme nous l'avons dit souvent sous une autre forme, l'un engendre et l'autre est engendré, ce qui implique un rapport réciproque d'immanence. Puisque l'absolu engendre le relatif, il doit le contenir en principe dans sa substance; puisque le relatif subsiste, il doit participer à l'absolu dans la mesure de sa limite, nonobstant toute inaccessibilité fondamentale, comme l'effet participe à sa cause. Or, la religion chrétienne, par le mystère de la sainte Trinité, nous montre l'existence de la relation en Dieu, sous le couvert des trois hypostases divines, corroborant, de ce chef, par un appel à la foi, les conclusions de notre entendement. Elle va plus loin encore, elle affirme, dans le mystère de l'In­carnation, que l'absolu, par sa propre volonté, peut devenir le relatif, et, par le mystère de la Rédemption, elle montre com­ment le relatif, à sa manière, peut accéder à l'absolu. Ainsi se trouve établie la liaison entre les deux termes de l'antithè­se dont nous avons parlé et notre recherche n'a peut-être pas été vaine puisque, par la pensée et la réalité, nous sommes arri­vés au concept de Dieu-Absolu, Etre des êtres, et nous avons pu déterminer son essence dans la limite des rapports intelligibles qui sont à notre portée. Certes, nous avons dû, à maintes reprises, abandonner la raison pure et rejoindre les dogmes énoncés par la révélation mais nous avons pu, à chaoue étape, constater l'accord de la pensée et de la réalité relatives avec ce qui est éternel. Par un procédé abstractif, nous avons progressé du relatif à l'abso­lu et par un retour, en quelque sorte concret, nous avons adapté 41 conditions absolues de l'être aux contingences du relatif.Nous avons donc réalisé, dans notre intelligence et notre conscience, la norme humaine de Dieu et trouvé l'inexplicable support de la formule cartésienne qui est à l'orée de notre science ontologi­que discursive. Désormais, la notion de Dieu, réalisée dans l'unité totale, nécessaire et transcendante de l'absolu, brille­ra pour nous, à la limite de notre intelligibilité, d'une lumiè­re telle que nous puissions la supporter. Quant à l'énigme tout à l'heure indéchiffrable: être ou néant, elle nous laissera en repos, puisque nous avons reconnu la nécessité de l'être absolu à la base de notre raison fugitive, magnifiée et illuminée par la foi.

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