12/24/2019

MINUIT DE NOEL AU PAYS DE TRISTAN par Joséphin PELADAN



Les lames détonnaient lourdement contre les rochers avec une clameur prolongée de bataille. La lune étincelait. Du linceul de neige étendu sur la campagne, les arbres décharnés se dressaient en ossatures énigmatiques. La bise sifflait si aiguë aux jointures de la fenêtre que je me rapprochai de l'âtre où crépitait un feu de genêts.

La vieille bretonne qui me donnait l'hospitalité ce soir-là portait gaillardement ses quatre-vingts ans. Ses trois maris avaient péri en mer. Mère de onze enfants tous disparus, elle vivait avec sa nièce, grande fille silencieuse et farouche qui s'était hâtée de disparaître à mon arrivée.

- « La mère - lui dis-je – vous avez certainement vu des choses de l'autre monde, des choses de la mort et du purgatoire : et vous devez vous en souvenir aujourd'hui, jour de Noël ? … »

L'aïeule hocha la tête, gravement affirmative.

- « Que sont devenus les korrigans, les fées ? … l'ancienne amitié entre ce monde et l'autre a cessé… les âmes en peine n’apparaissent plus, implorant des prières et des messes… je donnerais beaucoup, la mère, pour voir ce que vous avez vu… »

Elle tournait vers la flamme la paume de ses mains ridées aux doigts déformés et se voûtait sous le poids de lourds souvenirs ? Je devinais des singularités dans sa vie, mais comment délier la langue d'une femme de Léonois ?

- « Voyons la mère, dites-nous si l’on peut voir encore des esprits, des revenants, quelque chose de surnaturel ? »

Lentement et sans me regarder, elle laissa tomber ceci :

- « On peut toujours voir les morts qu’on a aimés !
- « Avez-vous donc revu vos maris ?
- « Pour chacun, j'ai mis le deuil avant qu'on sût le naufrage... chaque fois on me crut folle ; mais moi je les ai vus, raides dans l'eau, les pauvres. Alors, on a dit dans le pays que j’allais à la pierre aux Fées et Monsieur le doyen me refusa longtemps l’absolution. Je ne suis jamais allée à la pierre aux Fées, je suis allée au calvaire.
- « Au calvaire ? Pourquoi au calvaire ? »

Elle se pencha et baissant la voix :

- « On entoure une vieille croix de ses bras et on prie jusqu’à ce qu’on connaisse le sort des siens, leur sort de la terre comme celui de là-bas…

Et sentencieuse, recueillie, elle ajouta avec des accents d'autorité :

- « C'est le devoir de la chrétienne… On doit penser à l’époux qui passe en jugement de Dieu et l’aider par les chapelets, les messes, le bien qu’on fait aux pauvres, en son nom »

Ces derniers mots furent prononcés impérieusement. Le paysan breton considère l'homme du pays d'en haut (Paris) comme un mécréant, négateur systématique de toute mysticité, et bien que la vieille connût mon dessein d'aller à la messe de minuit, elle ne cessait pas de voir en moi un sceptique.

- « Comment sait-on, la mère, que celui pour qui l’on prie est délivré ?
- « On le sait, la nuit de Noël…

Posant sa main sur mon bras, pour forcer mon attention, elle dit :

- « Au moment où le curé élève l'hostie de Noël à la paroisse du défunt, si, alors, on tient embrassée la croix d’un calvaire, on voit jusqu’aux enfers et jusqu’au ciel si le mort est souffrant ou triomphant ! »

En demandant une explication, j'aurais arrêté le mouvement de sa confiance. Elle avait reçu ces idées comme des dogmes traditionnels de sa race. Mon attention silencieuse lui plut car elle m'attira du geste :

- « Ecoute fils, écoute l’histoire de ma nièce. Elle a fui à ton arrivée et tu n’as pu voir que malgré ses vingt ans, elle en paraît quarante. Ecoute… Elle avait un promis, le plus beau gars du pays et brave cœur ! Il partit par le sort sur la marine de l’Etat. Elle l'attendit, sage comme une religieuse, la coiffe si serrée qu’on ne voyait pas ses cheveux. Elle ne dansa pas une fois en trois ans ! Elle comptait les jours Elle en compta mille ! Quand il débarqua à Brest, il était si heureux de marcher sur la terre qu’il but, qu’il but et tant, qu’il se querella. Dans la batterie une bouteille le frappa à la tempe… Oh ! le sort ! il était à vingt heures d’ici quand il but et se querella. Ma nièce pleura tout son cœur, mais elle n’abandonna pas le mort comme eut fait une fiancée des villes. Pour celui qui passe dans la colère et la boisson, point de paradis ! Yvonne est bonne ouvrière, elle travailla jour et nuit avec son gain elle fit dire des messes et distribua des aumônes. Voici quatre ans qu’elle s’exténue ! Elle voit sans cesse son pauvre fiancé se tordre dans le feu du Purgatoire et son aiguille court fiévreusement : elle mourra à la peine. »

La bretonne exhala une plainte profonde.

- « Elle fait son devoir de fiancée bretonne » conclut-elle.

Cette pauvre couturière de village était la sœur sublime d'Elisabeth, la sainte de la Wartburg ! Je fus frappé d'admiration.

- « Voulez-vous, la mère, que j'accompagne votre nièce à la messe de minuit ?
- « Non mon fils, il ne le faut pas ! »

La demie de onze heures tinta à l'horloge au balancier de cuivre. On entendit un peu de piétinement et Yvonne descendit l'escalier en échelle, semblable dans sa mante à une béguine. Elle échangea quelques mots en bas breton avec sa tante et passa sans que je l'eusse dévisagée : mais toutes les paroles de la paysanne s'illuminèrent. Yvonne allait au calvaire ! Il m'était ainsi donné de contempler un très beau rite de Foi celtique.

- « Alors - dis-je d'un air détaché en boutonnant mon pardessus – Voilà l’heure de partir pour être sûr d’une chaise. »

Au dehors, une rafale soufflait qui emporta mon feutre au premier pas : la neige tourbillonnante m'aveuglait. La mer hurlait d'une voix rauque des plaintes mêlées à des imprécations mystérieuses. De quel côté s'élevait le calvaire ? Je l'ignorais et courus sans orientation. Ma vie entière me semblait engagée par ma curiosité et j'éprouvai une angoisse inexprimable. Au détour d'une ferme, j'aperçus la longue silhouette d'Yvonne. Elle marchait d'un pas sec et très sûr, dans la direction de la mer. Je la suivis avec un passionnement d'halluciné. Brusquement, l'énormité noire et convulsive de l'océan apparut et sur ce fond d'horreur mouvante se dressait, élevé de quelques gradins, une antique croix de granit. Selon cette piété armoricaine qui donne comme tenant au divin crucifié la Sainte Mère et le disciple bien-aimé, la Vierge et Saint-Jean se tenaient sur le croisillon. Yvonne monta les marches comme la prêtresse druidique son aïeule s'approchait du dolmen. Elle ne s'agenouilla pas : elle ouvrit les bras d'un geste que je vois encore, d'un geste qui dessiné serait immortel et les referma sur la pierre, passionnément. Ainsi attachée au signe rédempteur, comme un naufragé à l'unique mât, elle incarnait ce gémissement qui sort de toute créature, véritable sainte fille, vierge au cœur héroïque que la mort de l'Aimé n'avait point refroidi.

A demi caché par une guérite de douanier, je la contemplais. La neige cessa de tomber, la lune se dégagea des nuages, Yvonne, la tête en arrière, fixait des yeux extatiques sur le Christ et le vent agitait sa mante en ailes noires. Elle attendait un signe ? Lequel ? Une voix intérieure répondrait-elle à son angoisse ou bien l'invisible allait-il se manifester ?

Tout à coup une forme ailée vint du large et s'abattit sur la croix : c'était une grande mouette. Elle secoua ses ailes et reprit son vol, en poussant un cri d'une douceur, d'une humanité qui me fit frissonner. Un autre cri, surhumain celui-là, déchira l'air avec un accent de gratitude et de joie indicibles. Les bras d'Yvonne se détachèrent de la croix et la grande ligne sombre s'affaissa. Je m'élançai pour la secourir : elle ne me vit pas, toute à son action de grâce, car la mouette figurait l'âme, la chère âme de son fiancé sortie de la géhenne, rachetée et maintenant bien heureuse. Avais-je vu un mirage ? Je me posais la question lorsque la bretonne se leva, sautant les marches et courut vers le village. Je m'élançai à sa suite et nous arrivâmes ensemble à la petite église brillante de cierges, bourdonnante de cantiques, pleine de joie sainte.

Yvonne tomba à genoux et je pus étudier les traits fins et entêtés de cette Elisabeth qui avait expié, comme la nièce du landgrave, le péché de son promis. Et je me souvins alors que j'étais en Cornouailles, non loin de Caréol, au pays de Tristan.


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Conte inédit publié pour la première fois in la Revue des Etudes Péladanes N° 3, décembre 1975, Bibliothèque de l’Arsenal Ms 13413

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