Depuis  le 
jour béni   où Parsifal rapporta
la. sainte lance,   la chevalerie  du Graal 
prospérait.
La 
protection céleste favorisait 
les  entreprises,  même lointaines  et hasardeuses   :   on
ne  comptait  plus 
par chevauchées mais par prouesses  
(I).
Le 
vieux Gurnemanz,   en
mourant,   avait  emporté  
jusqu'au souvenir des 
tristes   jours  où les 
gardiens de l'insigne relique, 
mornes  et  découragés, 
vécurent  en anachorètes,   chacun 
se nourrissant d'herbes  et  de 
racines   qu'il  trouvait. On ne  prononça plus 
le nom du terrible adversaire 
qui,   dressant burg contre burg,  avait 
porté de  si   grands coups 
à la milice  sacrée,
Des  chevaliers,  
traversant la campagne vers  la zone
des païens,   avaient vu,   de loin,  
les  remparts  du château magique démantelé t  Il leur
était défendu d'approcher de ce  roc
maudit où tant de leurs  prédécesseurs
tombèrent aux maléfices des filles-fleurs .
(I)     On  sait 
au moins  par le chef-d'oeuvre de Wagner,
que Parsifal incarne le  plus haut
idéal  du chevalier chrétien.  Si 
l'oeuvre de Chrestien de 
Troyes  avait  été 
vulgarisée comme  celle de
Théroulde, " Perceval le Gallois" l'emporterait  sur Roland dans notre imagination nationale
:  car "  le  pur
ingénu initié  par la charité 
" est un  saint  en même temps 
qu'un héros  et  l'or
du nimbe sur  sa tête  se mêle à l'éclat du heaume.
Le  saint Graal  est  le
calice  de la Sainte Cène, où Joseph
d'Arimathie  recueillit  le 
précieux  sang des   plaies 
du Sauveur. Un ordre de 
chevaliers moines  fut  fondé  
pour garder et adorer l'insigne relique. Klingsor   homme impur tenta, à la façon d'Origène,   de 
se  rendre digne d'entrer
dans  la sainte milice ;  repoussé 
il  se voua au diable,   construisit un burg non loin de
Montsalvat,   tendit des  embûches aux 
chevaliers, et grâce aux filles-fleurs 
en séduisit beaucoup.  Le  grand Maître du Graal, Amfortas, s'arma de la
sainte lance  et attaqua Klingsor,  il 
tomba aux bras de Kundry,  (type  de  l1éternel
féminin aux multiples métamorphoses)  
qui  fait le bien ou le mal  suivant 
qu'elle subit l'ascendant du graal ou celui de Klingsor,
Seul, le  pur,
qui  résisterait  à la séduction de Kundry et des
filles-fleurs,   pouvait  reconquérir la sainte lance,   guérir la plaie d'Amfortas  et ramener la bénédiction céleste  sur Montsalvat.  Parsifal, 
quoique chevalier et valeureux, 
ne frappe  pas, comme un Roland,
il  sauve, il  purifie 
par le prodigieux effet de  sa
pureté et  de sa charité ; il n'y a rien de  contraire à 
sa figure toute  évangélique  à lui  attribuer le voeu de sauver même Klingsor.
Klingsor avait-il  rendu son âne 
perverse à son maître Satan ou était-il 
passé,   en païennie,  honteux de 
sa défaite ?
Plus  rien n'attesta l'exigence du mage noir  pendant les 
cinquante années  glorieuses du
nouveau règne.
Le  fils 
d'Herzeleide,   au bout  de  ce
temps, ressemblait à Titurel : 
quoique  fort  et 
actif,  sa longue barbe blanche  en faisait 
un vieillard.  Une- inexplicable
mélancolie marquait  son front; On le
voyait  souvent  se 
promener  seul, avec  des  
gestes  découragés .
"Celui   qui 
vit dans   la grâce  du Seigneur 
peut-il  être triste  ?"  
se  disaient  entre 
eux:  les  chevaliers.
Un vendredi   saint,; le 
cinquantième de son 
pontificat,  Parsifal  sortit 
du burg,   dès  l'aube.
A  cet 
anniversaire de   sa
vocation,  il allait à l'aventure, parlant  d'une 
voix  douce aux  fleurs, aux 
arbres  ;  et revenait 
le visage  recueilli et  souriant, comme  si  la
nature avait répondu à ses  paroles  d'amour.
Cette  fois, 
il  s'attarda  jusqu'au crépuscule  et lorsqu'il rentra,  sa haute 
taille redressée  exprimait la
résolution.  Il  fit seller son  cheval.
-      
" Où vas-tu, 
maître?  " demanda l'écuyer.
-      
" là ..où, seul  je
dois aller  ".
-       "  Permets  
que   quelques-uns  t'accompagnent  pour te faire honneur  et compagnie,   sinon 
secours. "
Il 
refusa d'un mouvement  des  paupières,  
s'éleva en  selle avec une  vigueur 
surprenante et  partit à
franc  étrier,   du coté de la païennie.
Toute  la nuit il 
chevaucha.
l'aurore lui montra burg maudit  perché 
sur le roc, comme une  aire.   Son 
cheval  harassé  monta au pas 
la rampe  caillouteuse-, A
mesure  qu'il  approchait,  
le  château magique  révélait 
sa ruine,   l'herbe
verdissait  le  créneau abandonné.
Le 
pont-levis  était abaissé,  Parsifal 
entra dans  la cour aux dalles
brisées   :  il 
chercha les  vestiges  du 
jardin enchanté  où les  filles-fleurs l'avaient  entraîné 
dans  leur ronde.
A la place
du bosquet où lui apparut Kundry l'inconsciente, un énorme buisson projetait
ses branches épineuses. Quelques serviteurs accourus contemplaient
peureusement ce chevalier au manteau rouge qui semblait un roi. A un signe de
l'inconnu, ils vinrent lui tenir l'étrier:
d'un pas ferme, le grand maître du
Graal se dirigea vers la .tour des Maléfices ; il  en monta les marches  et 
poussa du pied, la lourde  porte.
Un grognement l'accueillit, un cri
de bête  jaillit de l'ombre  et, 
stridente,  une voix cria   :
-   "
Satan,  immonde fascinateur,   stupide 
ennemi,   tu viens m'exaspérer
sous des  traits  exécrés. Imposteur,
impuissant, qui. n'a pas tenu tes promesses, tu réapparais sous la forme de Parsifal, pour m'irriter.
Vraiment on t'appelle le Malin,  tien à tort. Je croirais plutôt à la visite de
la Vierge qu'à la présence de l'élu
du Graal.,. Infernal comédien, reprends
ton vrai visage.. n'usurpe pas plus longtemps la ressemblance du héros qui t'a vaincu, avec moi, plus que
moi !"
Parsifal
commença à distinguer dans la pénombre, au milieu d'un amoncellement de manuscrits et d'instruments bizarres, une forme humaine lourde et lente  et qui s'agitait, comme un monstrueux
crapaud s'efforce à  sauter.
II passa
le seuil : ses éperons l'argent rendirent un son clair. La voix d'eunuque
glapit :
-   " Satan, tu m'exaspères !  Prends garde, je possède un fouet magique et qui te fera hurler..... Quand je brandis
la sainte lance contre le pur fol, la lanière de cuir se détacha de la hampe et
resta dans ma main,.. La voici et je te forcerai 0 reprendre ta forme de
singe.
Roulant sur ses
courtes jambes, il vint frapper Parsifal à l'épaule, sur
la colombe éployée brodée en or ; et la broderie étincela au choc.
Il y eu
un silence, le sorcier cessa de respirer ;  c'était bien son
ennemi et non le diable qui le visitait. Il se précipita vers la porte, en
poussa les lourds verrous, malgré leur rouille, et éclata d1un rire strident, d'un rire d'enfer où les crépitements do la haine se confondaient avec le
sifflement de l'asthme,
Le roi
du Graal, très las, s'était assis sur un escabeau. Il promena un regard de pitié et de dégoût sur les vains outils do la magie et le puéril amas d'antiques parchemins, sans souci de Klingsor
qui se tenait derrière lui, le poignard levé, calculant peur le bien
frapper entre les épaules.
-   " Ecoute ! " dit l'élu, sans se
retourner A ce dédain du péril, le
sorcier se troubla, hésitant. Une curiosité irrésistible, plus forte que la
rage, s'empara de lui. Pour que le roi du Graal vint a lui, il fallait, le prodige d'un intérêt plus
grand que la terre, d'un intérêt engageant le ciel et l'enfer.
Coeur ulcéré
et capable de tout le mal, Klingsor était un méditatif et un savant : il pesa
sa vengeance et le mystère de cette visite ; et il préféra la pénétration de ce
mystère. Entre la mort du pur et sa parole, il opta pour celle-là, et jetant
son arme, II regagna son fauteuil de cuir. Alors, le
successeur d'Amfortas vit son adversaire en face. Il était hideux : sa
monstrueuse obésité l'animalisait ; ses petits yeux, noyés dans une mauvaise graisse,
brillaient
seuls d'un éclat fébrile.
Il cria :
-       
" Fol,   toujours  fol,  même 
en ta vieillesse,   tu reviens ici
?  Ici où 
je  t'attirai   par mes 
enchantements  ; ici   où  je  te livrai 
aux filles-fleurs  ; ici  où 
j'ouvris  devant  toi 
les  terribles  bras 
de Kundry  ;  ici  
où  je levai  sur 
toi  l'arme  sacrée...   Tu reviens ici, ô  fol,  
comment t'en iras-tu ?   "
-       
"Ecoute ! " 
répéta le  pur,   pour la seconde  fois. Mais 
le magicien ne  pouvait  se taire, 
il  écumait.
-       
" Parsifal, tu commets, à cette heure,
le plus lâche des péchés d'orgueil : tu contemples ta pureté dans le
miroir de ma. détresse : tu te repais des ruines de mon château, du désespoir
de mon coeur : et tu sors ainsi de- la grâce... tu m'humilies mais tu te
souilles. 
-   "
Ecoute " dit le pur, pour la troisième fois.
"Je
suis vieux et je suis las, je touche au terme de ma vie et de ma mission. Il ne me reste qu'une chose à faire, une seule ; et puis- je serai prêt à  m'endormir
dans la paix du Sauveur,
-     " Est-ce une confidence que tu vas me faire ? Attends-tu -un avis, ou un secoure de Klingsor, ô Parsifal. Avoue que tu as voulu te donner le spectacle de ma misère pour revivre les joies du triomphe.
-     " Tu es l'ombra de ma belle vie, Klingsor : je n'ai jamais"
pu t'oublier : chaque année, au jour béni où Jésus répandit son sang pour effacer le péché du monde,  je
pense à toi : tu m'obsèdes, comme un remords.                                                           
-    
" Un remords ? Tu as un remords, toi le
pur ?
-     " Longtemps j'ai éprouvé pour toi l'horreur que Judas dut inspirer aux disciples. La lumière du Graal, plus puissante que mon coeur, y
a fait entrer la pitié. Je te plains, Klingsor, ou plutôt c'est le Saint Graal,
dont je ne suis que le mandataire, qui t'apporte un message de commisération,"
Une respiration plus sifflante sortit dos
lèvres du sorcier. Parsifal, continua.
-   " Tu es le plus grand des coupables, mais tu
es si malheureux ! Les cinquante
années -de paix et de sainte gloire que j'ai, vécues comme roi du Graal, tu les a passées dans les transes
de la honte .et de la rage. L'enfer
t'attend, au sortir d'une horrible vie : et la pour du feu éternel seule te rattache à la terre. Le suicide aurait
terminé tes maux, si tu ne redoutais ceux plus épouvantables de la
tombe !
" Car, tu
crois, Klingsor; tu as souhaité ardemment le service du Saint Graal, tu voulais devenir un saint et dans ton vertige tu
demandas à un acte affreux d'abolir les passions, que tu no pouvais
dompter,"
Le nécromant vociféra :
-     ,T Et Titurel me
rejeta, malgré mon désir do la sainteté ... Vous autres,
les purs, vous êtes implacables... Le  Maître ne s'est pas
offert pour les saints : sa mort, il la dédia aux pécheurs. Celui qui efface le
péché du monde, l'Agneau, vous en faites le loup dévorant, qui pousse aux peines
sans fin les faibles, les égarés, les fragiles.
-    
"Vous semez le désespoir ... Si une
lueur m'avait été laissée, la plus faible, jamais je
n'aurais déclaré la guerre à Montsalvat. En m'ôtant l'espoir, vous ne m'avez
plus laissé que la folie des vengeances. J'ai cru que Satan me donnerait la
victoire ' Et si j'avais conquis le Graal, je l'aurais servi
fidèlement. Car j'en sais plus long que vous tous, mes maîtres :
moi seul,- entends-tu moi seul, connais le mystère du Graal \
-      
n 
Pourquoi  l'as-tu
combattu ?
-        Que m'importe une lumière qui ne me
parvient pas, un salut sont je suis banni ?
.   
Doucement Parsifal répondit :
Si tu voulais abattre cette forte
muraille, joindrais-tu les mains en une ardente prière ? Tu saisirais un pic et
tu frapperais. Tu as fait le contraire : le ciel te repoussait ; au lieu de
lui tendre avec constance des mains suppliantes, tu lui as déclaré la guerre,
tu, as demandé secours au démon.
-      
n Je suis vaincu ! Es-tu venu pour  me l'apprendre ?
-      
" Je viens payer ma dette 
: tu. m'as donné la sainte lance.
-       " Je
l'ai lancée sur toi,  comme un javelot
mortel  ; 
je te l'ai donnée, comme le chasseur donne l'épieu au sanglier.
-         J'oublie l'intention et ne
vois que le fait. Je ne pouvais te reprendre l'arme autrement  :  ta
colère et non ton zèle me l'offrit, 
comme la blessure d'Amfortas me révéla ma mission,  comme le baiser de Kundry m'apprit le secret
de la douleur.  J'ai guéri Amfortas,  j'ai 
purifié Kundry...
L'autre ricana.
-       n II ne te
reste plus  qu'à sauver Klingsor,
-       ,! Oui ! ;  " dit 
simplement le chef des purs.
-       " Fol,.tantôt
d'une façon,  tantôt d'une autre,  tu n'as 
jamais cessé d'être un fol  
:  et aujourd'hui,  enivré d'une idée mystique, tu offres ce  qui n'est
pas en ton pouvoir !... Prends garde
!  Amfortas  se servit de [la] lance pour sa défense et il
expia douloureusement cette témérité 
;  tu invoques le Graal,   pour l'épanouissement de ton orgueil...
prends  garde."
l'oeil du héros subitement s'adoucit.
-   -
 Klingsor,' tu viens d'obéir à un
mouvement de la grâce...  tu as cru
que  je m'égarais  et tu m'as averti... Le Saint Graal te tiendra
compte de ce noble mouvement.
Le goëte essaya de rire.
-       "
Allons,  point d'enfantillage   ;  et
dis-moi  enfin ce qui  t'amène ?
-      
" Ma souffrance   \              .
'-  " 
Tu  possèdes  le Graal et 
tu souffres ?
-      
" Je souffre parce que. le Graal m'impose un difficile devoir
et je crains de ne pas l'accomplir.
-       "
Klingsor serait-il  élu à guérir Parsifal
?
-       " Oui !  n fit simplement' le chevalier.
-       "
Foi;   " murmura le  pervers,
-       " Je te
parus fol autrefois  et  je ne
l'étais  pas.
n  Tant 
que tu luttais contre Dieu,  tu
étais un ennemi. Voilà bien longtemps 
que désarmé  tu renonces à faire
le mal. Satan t'a menti,et tu le méprises. 
Tu ne crois  plus  au secours 
d'en bas, tu n'espères nulle grâce d'en
haut :  ton malheur me pèse.
-       " Eh
bien ! Eh bien !  Qui   donc peut 
quelque chose  pour Klingsor ?
-        Celui-là seul auquel Klingsor fit du bien   : Parsifal.
-       "
Je  fus 
la pierre d'achoppement.
-   "Tu
fus  le degré  qui m'éleva à la plus haute  fortune 
de ce monde  :  toi 
1'obstacle, toi  1'embûche,  toi  
l'adversaire.
- 
" L'oeuvre  de  Dieu, Klingsor,   s'opère
malgré  l'homme  ; il 
suit ses   passions  et 
le  Tout-Puissant  les 
utilise,  même les   plus  basses,   pour des 
desseins  éternels  ; il tire 
le  pur  do 
l'impur et  rétablit   sans 
cesse  l'harmonie   que nous  
troublons.  Vois,   le  
soleil, chaque matin,   dissipe
les  ombres  : c'est  l'image de la grâce  surmontant. nos   erreurs. 
Après  le forfait, .comme
après  la nuit,   une vertu, 
une aurore  se  lève 
:  et   je 
suis,   ô Klingsor,   l'aurore de ta nuit.  Ma pureté  
succéda à ton  péché ; un  lien 
secret  unit  le digne 
et  l'indigne  d'un même voeu."
Le  Goëte ne 
répondit   plus.  Ces idées  
eue le  pur tirait  de  son
coeur,   il  les 
connaissait,   il  aurait  
pu  citer  les  
pages   qui   les contenaient  : 
et  cela 1'étonna que le roi  du Graal les 
proférât.
-    
" Comment   suis-je 
arrivé  à cette vision ?  Je 
l'attribue  à la miséricorde
divine  qui   projette 
quelque miracle  éclatant  où nous serons mêlés,   comme nous 
le fûmes  autrefois ; j'ai 
reçu de  toi  : il 
faut  que   je  te
rende, selon l'équité,   par 
quelque  échange.  Or, le  
salut seul  équivaut  à  la
conquête  de  la lance,
-    
"  Le Graal 
t'envoie,  Parsifal ?
-    
" Sans 
doute. Tu es le dernier dos hommes 
pour qui j'aurais senti de la pitié ."  Tu viens 
donc, malgré toi.
-    
" Malgré moi,  on effet. J'accomplis
un devoir, pour lequel nul autre  ne
vaudrait. .Ce   que tu ne recevras pas de moi, ne
l'attends de personne.
-    
"  
Sais-tu que j'ai été  tout à l'heure  si prêt 
de te frapper, que  je m'étonne  encore 
de ne  pas  l'avoir 
fait !
-       
  Qu'importe!
-      " Je puis encore essayer do te blesser : mes armes sont empoisonnées et il suffit que j'entame ta peau, pour que tu meures."
Le héros eut
le mouvement d'épaule de celui qui entend des propos oiseux ; et la colombe
brodée brilla.
-      " Klingsor ; le temps presse, je ne puis m'attarder à entendre des paroles
vaines.
-      " Comment I Tu ne t'indignes pas\   Tu m'apportes le salut, au moins tu le prétends, et je lève un- poignard sur toi...
-      " 'Tu as dit, tout à l'heure, que tu entendais, mieux que moi, le mystère du Graal ? Je suis ici, en son nom; ce serait une impiété de
craindre.
-     
" En son nom... on son nom ... As-tu
bien la conscience entière de ce que tu dis... En son nom... Que me proposes-tu
donc, en son nom ?
-      "'De sauter à cheval et do te trouver demain, pour la Pâque, à Montsalvat,"
Le
nigromant frappa, sur la table et des piles de volumes s ' écroulèrent. .Il jura, soudainement furieux, 'bégayant.-
-   , Je
comprends, je comprends...  Ah. !
hypocrite  !. Ah ! scélérat !
Tu as rêvé  de donner à tes frères  le spectacle de  ma détresse. Comme
ces saints qu'on représente suivis  du
monstre qu'ils ont dompté, tu veux paraître, on  tenant Klingsor en laisse ; le vaincu ornera ton triomphe, roi du Graal... Saint Georges demande au dragon de vouloir bien  figurer
dans les cérémonies  ! "
Il suffoquait, pris d'une toux convulsive,
-   " Pauvre âme; ! fit le pur. " Nul no sort sans effort de
l'endurcissement. Je partirai sans
t'avoir convaincu ? Quand tu te retrouveras
seul, brise ces instruments du mal comme j 'rai brisé mon arc et mes
flèches, à la remontrance de Gurnemanz. 
" Tu as
aimé le Graal, tes crimes naquirent de ton dépit. Cela éclaire et obscurcit en même temps ta destinée. Damné certes, mille fois damné par le poids effrayant do tes actes, tu as aimé, cependant, tu as
désiré Dieu. 
Le naître de la
-sainte milice tint un moment la tête dans ses mains. 
Tu as aimé... et le Graal
m'envoie... Pèse,  rapproche ces doux idées... l'amour est la lumière des âmes et la lumière
ne se perd pas. Ainsi, je suis envoyé pour raviver la clarté pure qui brilla en
ton coeur ; peux-tu te repentir ?
-     " Mon pacte avec le démon m'engage,   
-     " Le démon a-t-il tenu ses promesses ?
          "  Eh ! Eh!  Ne me 
livre-t-il pas, aujourd'hui, mon. ennemi ?
-     " Un seul est ton ennemi. Devant  toi, se trouve un débiteur ...
Oui, j'ai conquis la lance, sur toi.
Maintenant je. veux  reconquérir ton âme,
sur lui \
-   " lion âme; Tu la connais peu pour la tant
estimer! il n'y a vraiment que toi,
Parsifal, pour la mettre à  si
haut prix ?
Le
héros comprit  qu'il fallait panser la
plaie  d'orgueil  trop saignante,
-   "
Ecoute encore, Klingsor.
" Lorsque,
pour la première fois, j'élevai le Saint -Graal dans mes tremblantes mains, des voix célestes firent entendre ces mots que je pris longtemps pour un salut et dont je comprends aujourd'hui le
commandement : " Rédemption au Rédempteur! " Chacun -sera jugé selon les grâces qu'il reçut. Comblé des faveurs d' En Haut, je devrai un compte rigoureux. Toi !. Klingsor, qui m' as donné la lance, je te prie de me donner encore ta pénitence, pour assurer ma gloire.,
-    
" Eh ! Eh! Ne  suffit-il pas que tu m'aies vaincu ?
-    
" Le Christ t'a vaincu : mais la victoire qu'il agrée, l'âme seule la fournit. Désarmé, tu n'as pas reconnu la
justice de la défaite.                                                       .
-     " Ah !. tu ne compatis pas à ma douleur, tu refuses le fleuron que
fermerait
ma couronne ! "
Le sorcier, adouci malgré lui et rêveur, murmura :
-    
" Fol, toujours  fol  !
-     " Que le pur fol sauve le fol pervers ! Avoue le néant do tes oeuvres. L'araignée
tisse sa toile, sur ces rayons que tu no visites plus ; la poussière s'épaissit
corme un sable d'oubli sur ton arsenal magique.   Tu ne regardes même  plus en bas,
En haut, que verrai-je ? Un juge implacable !
-   " Une
victime innocente qui s'est offerte pour Klingsor l'impur !"
Par la fenêtre
en ogive, le soleil filtrait à travers les verres de couleur
ternis. Parsifal se leva, il parut d'une taille démesurée ;.d'un geste lent il
détacha son manteau et le posa sur l'escabeau.
Le
hasard des plis découvrit la colombe aux ailes déployées. Les petits yeux brillants du sorcier suivaient les [mouvements] du héros :
-    
" ru laisses ton manteau ? »
interrogea-t-il,
-    
" Pour que tu
pénètres à Montsalvat, librement ".
Un amer sourire plissa la. face bouffie du renégat.
-     " Même si ma volonté pliait ; mon vieux corps  malade et difforme ne
supporterait pas ce long trajet.
-     " Quand on a devant soi l'enfer éternel, on trouve la force de le
fuir : je ne refuserais pas te prendre en croupe parce que tu es impur, mais le Graal veut que tu viennes, de toi môme. Pour te décider, tu
as a peine une heure.
Parsifal,
je te .le redis : tu oses engager la vertu du Graal dans ton voeu : prends garde ! Tu obéis peut-être à un mouvement généreux.
-   " Penses-tu donc que Jésus ait moins de
coeur pour sa créature que moi pour un seul ennemi.
" " Si les bons payent pour les
méchants, il n'y a plus de damnation ? "
Le héros leva
les yeux comme pour demander l'avis du ciel ; i il hésita et dit :
-   " Je
payerai".pour toi !
- "  Orgueilleux ! Tu n'as donc pas besoin de tes mérites   pour 
toi-même  ?
-       "  Oh!  
dit Parsifal humblement, " je
suis indigne  de ma fortune : j'aurais du
venir plus  tôt.
-       " Eh !
Eh !  Voilà  que  tu
ne me parais  plus  disposé 
à payer ma rançon. 
-       "   Tu te  trompes, 
Klingsor ;  Ce   que  
je  te  donnerai 
ne m'appauvrira pas.  L'aumône
Dieu me  la rendra or  pour cuivre.
-       "  J'accepte 
ta visite   qui  a rompu l'ennui  de ma 
retraite.  Va donc et  sois 
sauf,  Parsifal.
-       "  A demain, Klingsor'.   n 
dit  lentement  le 
pur,
Le mage noir regarda sortir
le héros,  il  se 
pencha à une meurtrière  pour
l'apercevoir  plus  longtemps. Puis,
il alla vers son fauteuil De travail et tressaillit ; la colombe, "brodée sur le manteau du roi,
brillait d'une façon irréelle .
Il
considéra ce morceau d'étoffe qui blasonnait le voeu, le seul voeu de
son coeur,.
Qu'avait-il demandé  au ciel et 
puis  à l'enfer,   sinon le droit do  porter ce manteau :et il le voyait à  portée
do  ses mains.  Il n'osa pas le toucher,   des 
convoitises nerveuses  agitaient  ses 
doigts.  Le revêtir,   c'était  se repentir,  
faire amende honorable !
Il s'étonna d'avoir tant changé en si peu de minutes, sans
que Satan ne se manifestât d'aucune sorte, pour affermir sa résistance. .
que Satan ne se manifestât d'aucune sorte, pour affermir sa résistance. .
Il appela le mauvais maître,  il le 
conjura par les  impérieuses  formules,  
sans effet.  Il  s'aperçut alors   qu'il 
tenait  encore dons  sa main le cuir do  la lance 
sacrée.
L'impuissance  du démon 
s'avouait tello,   qu'il  eut 
pitié  do lui-même ;  'affirmation de Parsifal dominait.  Un moment il tourna dans  la tour,  
comme une bête,  marmottant  des mots.,  
frappant les objets  avec la
lanière.   Tout à coup,   pris 
d'une résolution  fougueuse,   il battit le briquet,   alluma une torche  et 
sans  hésiter la lança sur l'amas d'objets. 
Puis il  s'enveloppa du manteau
et  sortit  en criant.
-  " Un cheval!  un cheval !
II
Dons le
plus saint des moustiers, une anxiété indescriptible agitait les
coeurs,
Au son
joyeux dos cloches, chevaliers, écuyers et servants avaient pris
place dans l'église.
Les  pages 
se  tenaient  aux 
quatre côtés  de  l'autel, et 
les chants  s'élevaient,  selon le rituel ; mais  l'absence du grand Maître  troublait 
les  coeurs ?  Quel autre motif retenait le roi de  Graal ! 
loin de Montsalvat,  au saint  jour de Pâques ?
Lui   seul .pouvait  officier. La sainte milice,   en 
ce  jour solennel  serait 
privée  du réconfort  sacré.
Soudain
Parsifal parut sans manteau, poussiéreux, .et si las qu'à sa démarche on le
crut blessé. Péniblement il monta à l'autel et,  agenouillé, 
il  s'abîma dans une
interminable  prière,
L'assistance  attendit, silencieuse  et recueillie, la fin de cette  oraison : les minutes  se 
succéderont  sans  que le 
grand Maître  se relevât. Une
impatience nerveuse  passa comme un  frisson et une nouvelle angoisse inquiéta
les  esprits. Pourquoi Parsifal
n'ordonnait-il  pas  d'ouvrir la chasse ?  Une heure 
entière,  qui parut insupportable
à chacun, s'écoula,
.Tout à coup
le  grand Maître  se leva et fit un signe- :
Le voile  de 
pourpre  qui   enveloppait la. châsse d'or tomba et le
Saint Graal apparut.
Pendant  que le pontife  prenait la coupe incomparable  et  la
posait  devant  lui, quelqu'un était  entré, 
sans être vu.  Quoiqu'il portât le
manteau des  chevaliers,  il  se
tapit au coin le  plus  sombre, près de la porte.
l'ombre  envahit le saint lieu,   comme il arrivait à chaque exposition
de  la relique. Cette fois  l'ombre resta ; le  Graal refusait  de  se
manifester ;  depuis un demi-siècle  ce refus 
d'en haut ne  s'était 
pas  produit. Une rumeur,  où il y 
avait  do la plainte, du reproche,
de  l'amour et de la rébellion,  s'éleva, comme une réponse,   à la fois suppliante et séditieuse.
A cette
manifestation  céleste,  Parsifal, déjà
harassé  par l'effort  physique, chancela : l'audace de  son action l'épeura. Une seule  présence 
offusquait le  précieux  sang. Il n'avait   qu'à dire une  parole 
pour  que  le miracle 
eût  lieu, à la sainte  joie de tous
; cette  parole  eût 
été  l'arrêt  éternel 
do Klingsor  ; cette  parole précipitait le  plus noir dos 
pécheurs  à la géhenne  et il ne la dit pas.  Il   pleura, 
il  pleura comme un enfant,
comme  un fou  : et 
les chevaliers,   en  entendant 
de  tels  sanglots 
et ne  sachant  pas 
leur cause,   s'émurent  ; 
et  par une  contagion 
soudaine qu'expliquait la crispation do la longue attente, un
immense  sanglot monta frapper les voûtes.
Soudain, un trait lumineux, mince .comme celui que
trace un imagier, partit du calice et toucha le coin
sombre où une forme épaissie  était
tapie,
La forme  se déroba,  le mince 
rayon la suivit.
Pendant un
moment, le  trait se déplaça, comme s'il
fouillait le  bas   do  l'église 
et y   poursuivait quelqu'un,
Malgré leur  piété, les 
assistants  s'aperçurent  do l'étrange 
effet   ;  et leurs 
regards, quittant l'autel, suivirent le 
filet  lumineux,
Un
chevalier  que nul ne  connaissait,  
ou du moins un homme. couvert  du
manteau do  l'ordre, fuyait  en vain la flèche  de lumière, Criblé   de 
ses  coups,  il 
s'affalait,   tournant,   tombant et se relevant,   comme 
si   chaque  contact 
de la divine lueur l'eut brûlé.
L'obscurité  cachait la. laideur du personnage.  On ne voyait qu'une masse  en 
détresse  qui   se 
convulsait  sous une volée de
traits ardents.  Un  cri s'éleva, d'une angoisse indicible  et l'ombre 
s'affaissa, et demeura inerte. 
Alors  le rayon  s'élargit, se 
colora, s'échauffa ; et d'une 
lumière  croissante il baigna, le
manteau,  il l'inonda de clarté .
-      
n Hosannah
! " entonna Parsifal, avec un accent de joie qu'il fit sauter les coeurs
dans les poitrines. Telle était l'entière communion de ces élus de la foi qu'ils
frémirent à l'allégresse de leur chef sans  
en  savoir la cause,
-   
" Hosannah !   ",  
crièrent  chevaliers,   écuyers,  
pages.
Du manteau,  un  être 
affreux sortit, crapaud monstrueux,  
lamentable, et 
comme l'animal  auquel il  ressemblait, 
cet  être  se traîna, dans le rayon  étincelant,  
qui  l'attirait  comme une 
puissante  et invisible main.  Quel 
temps  fallut-il au  pécheur pour ramper de la porte   jusqu'à l'autel.  Son affreux visage  souriait 
sous une  pluie de larmes  et  ses
hoquets montaient  dans  le
silence  plein  de  stupeur,   déchirant, 
à croire  qu'il allait mourir.
Douloureuse limace, qui laissait la
bave do son repentir sur la dalle, il atteignit l'autel. Là, il essaya de se lever,
battit l'air de  ses  bras 
courts,   en 
oiseau  fou.
Il voulait  parler. -Cette voix,   qui  
avait appelé  le diable si  souvent, 
ne  devait  pas 
résonner dans  ce lieu ; et
le  Saint Graal 1'éblouit  d'un 
tel  coup de lumière  qu'il 
tomba.
Le 
céleste  rayonnement  s'attarda sur le misérable  avec une ineffable  prédilection de  charité 
;  puis,   la clarté 
divine  se  répandit 
sur tous,  épanouissant les
nobles  consciences.
Après la cérémonie,  Parsifal 
ordonna que Klingsor fût  enterré  au bas 
de  sa  propre tombe,   à ses  
pieds,  afin de  témoigner de la miséricorde  de Dieu et 
de  la vertu du Saint Garai.
Joséphin PELADAN
(Extrait  de " AKADEMOS",   revue mensuelle d'Art libre et  de 
critique,   15  avril  
1909).
Il a été tenu compte des
corrections manuscrites de Péladan  selon
l'épreuve consultée. Des erreurs peuvent demeurer de notre fait,  merci pour votre indulgence.

 
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