Le mémoire inédit que nous publions ici a été écrit par Joseph de
Maistre en pleine Révolution, à une époque où divers auteurs commençaient à se
demander quel rôle la Maçonnerie avait pu jouer dans la grande tragédie, mais
dépassait parfois le but, faute de nuances, de sens critique et de sûre
information. L'ancien grand dignitaire du rite écossais qu'était Maistre, défendait
sa propre activité et ses amis, mais reconnaissait le râle louche de certains
autres « frères ».
Ce texte
montre la complexité et l'originalité de la pensée maistrienne et le danger des
conclusions hâtives dans l'un ou l'autre sens à ce sujet. M, G. Goyau a
d'ailleurs magistralement démontré l'an dernier que Joseph de Maistre n'a
jamais cessé d'être un catholique pratiquant, convaincu et très orthodoxe. Les textes inédits qu'il a utilisés seront
prochainement publiés in extenso. On verra alors, sans contestation possible
qu'il n'y a. rien à cacher et que le loyalisme religieux le plus susceptible
n'y saurait trouver rien à redire. Bien, au contraire, — et par une ironie
savoureuse, — ce sont précisément les documents mêmes qui montrent les rapports
entretenus par l'auteur du Pape avec les illuminés et les francs-maçons de son
temps qui, comme l'a dit M. Goyau, nous apportent a la preuve décisive qu'en
aucune période de sa vie l'attachement de Maistre à la révélation chrétienne ne
s'est démenti ». L'étude de ces documents précieux que la bienveillance
éclairée du comité Rodolphe de Maistre nous a permis de faire — ce dont nous ne
saurions trop le remercier — nous a conduit aux mêmes conclusions à ce sujet
que\ les héritiers de l'auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg- et que
l'éminent historien catholique qui en a parlé avant nous. Nous nous sommes
efforcé d'antre part, dans un ouvrage qui sera prochainement publié sur « le
mysticisme de Joseph de Maistre », de montrer quel profit nous pouvons aujourd'hui
encore tirer de la spéculation maistrienne. Aussi bien les œuvres déjà connues
de cet auteur permettent-elles de voir qu'aux doctrines des illuminés et des
martinistes du xvm" siècle il a su prendre ce qu'elles avaient de bon
qu'il a su concilier avec l'orthodoxie catholique la. plus stricte et qui lui a
servi, non pas à ébranler ou à regarder de haut la révélation traditionnelle,
comme le font généralement les théùsophes d'aujourd'hui, mais à scruter
celle-ci, à l'approfondir, à l'éclairer, à la montrer, plus belle et plus
convaincante que ne le croient ses adversaires. Bien loin d'être un politicien
qui se servirait de l'Eglise comme d'un simple instrument de conservation
sociale au, profit de buts purement terrestres, Maistre met la foi au-dessus de
tout, nous apparaît avant tout comme un croyant et même comme un mystique.
Voici d'ailleurs un mémoire inédit qui, joint aux textes donnés par M. Goyau
dans sa belle étude sur la pensée religieuse de Joseph de Maistre, et en
attendant les autres, prouve bien que celui-ci n'a jamais été, — quelle que
soit l'audace de ses vues souvent prophétiques, — un anticlérical ou un
révolutionnaire. On verra, non seulement quelle différence il convient de faire
entre la maçonnerie d'alors et celle d'aujourd'hui, mais aussi que Maistre ne
voyait dans les sociétés secrètes qu'un moyen de hâter la réunion des Eglises
schismatiques et protestantes à l'Eglise romaine et de travailler « à
l'avancement du christianisme ». Emile DERMENGHEM.
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(i) « Remis
le 3o avril 1793 », dit le Journal inédit ou livre de raison «Je Joseph de
Maistre
Vous me demandez avec
instance, mon cher baron1, quelques notices sur la Franc-Maçonnerie, nommément
sur celle die Savoie. Séparé de mes livres et de mes papiers, je ne puis être fort
exact surtout sur les dates ; mais c'est ce qui importe le moins. Je ne vous
dirai pas tout ce que je voudrais ; mais ce que je vous dirai sera rigoureuse
ment vrai. La Franc-Maçonnerie fut apportée en Savoie par le marquis de
Bellegarde, père du marquis de Bellegarde, dernier mort. La loge instituée à
Chambéry portait le nom des Trois Mortiers (1). Ce fut la mère de toutes les
autres loges de province. C'était purement une société de plaisir dont le
gouvernement n'avait absolument rien à craindre. Au commencement elle réunit
tout ce qu'il y avait de plus distingué à Chambéry. Ensuite elle déclina, comme
il arrive à toutes les institutions humaines. Il y eut des brouilleries ; on
expulsa quelques membres qui constituèrent de leur chef une seconde loge appelée
la Parfaite Union. Longtemps on l'appela loge bâtarde, mais ensuite, «Ile se
fit constituer régulièrement par la Grande Loge de France ; elle demeura
cependant toujours en dehors de l'autre par la qualité des personnes. La loge
des Trois Mortiers établit une loge à Turin, laquelle mit de l'orgueil à ne
plus dépendre de Chambéry. Elle profita donc du sommeil de la loge de Savoie,
et se fit constituer à son tour Grande Loge, par celle d'Angleterre. Il y eut,
à cet égard, quelques discussions qui n'ont pas eu de suite. Les choses ont demeuré dans cet état pendant trente
ou quarante ans, et vous pouvez être assuré, mon chier ami, qu'il n'y avait
absolument rien de mauvais dans cette institution et qu'il n'y était surtout
aucunement question de religion ni de politique. II y a douze ans, plus ou
moins, que le baron de Wehler apporta d'Allemagne en France ce qu'on appelle la
Réforme, et le Chef-lieu fut établi à Lyon. Plusieurs Français avaient sans
doute d'anciennes relations en Allemagne et connaissaient probablement le
nouveau Régime ; mais il était totalement ignoré en Savoie. (i)
(1)Joseph de Maistre
faisait partie de cette loge dès avant 1774. A cette date il y a les titres de
Grand Orateur et de Substitut des généraux et Maître symbolique. Il en fit partie
jusqu'en 1778.
Dès que le nouvel établissement eut pris de la consistance à
Lyon, les francs-maçons de cette ville projetèrent d'établir une loge semblable
à Chambéry. Ils entrèrent donc en négociation au moyen d'une personne de
confiance qui connaissait les deux villes. On fit des propositions, et enfin
sept personnes seulement dont trois gentilshommes furent choisis, pour être les
chefs et les! fondateurs de la Réforme ; et même, quatre seulement dont trois
gentilshommes, eurent la confiance pleine et définitive de Lyon. Ces quatre
personnes firent successivement le voyage de Lyon pour s'instruire à la source.
Deux d'entre elles y sont même retournées d'autres fois. Quant à l'institution
de la loge simple, elle ne souffrait point de difficulté. Elle fut établie sous
le nom de la Parfaite Sincérité (1). On admit ce qu'il y avait de mieux dans la
loge des Trois Mortiers, qui, se trouvant par ce moyen presque anéantie par le
fait, en conçut un grand ressentiment, d'autant plus que le choix était une espèce
d'insulte pour ce qu'on-
(i) C'est le 4 septembre 1778 que Maistre passa à la loge réformée
écossaise de la Sincérité, qui dépend du Directoire écossais de la deuxième
province d'Auvergne (Lyon), dont l'âme est J.-B. Willermoz, disciple de
Martinez de Pasqually. II prend le nom de Josephus a Floribus. II fait partie,
comme nous le voyons, d'un groupe très secret d'initiés supérieurs qui semblent
avoir des connaissances plus profondes et un rôle plus important que les maçons
ordinaires de la loge, manœuvres par eux plus ou moins mystérieusement. Le
Collège métropolitain de France (Lyon), centre de l'écossisme, avait en effet
placé dans les préfectures de Chambéry, de Turin et de Naples, des Collèges
particuliers formés par une classe secrète de chevaliers grands-profès. Le
Collège de Chambéry, fondé en 1779, comprenait seulement quatre grands profès,
chevaliers maçons bienfaisants de la cité sainte, « dont trois gentilshommes »
ayant « la confiance pleine et indéfinie de Lyon ». Ces quatre initiés supérieurs
qui « firent successivement le voyage de Lyon pour s'instruire à la source »,
n'étaient autre que : Hippolyte, chevalier de Ville (a Castro) sénateur,
président du Collège; — Marc Rivoire aîné, bourgeois (a Leone alto),
dépositaire; — Joseph, comte Maistre (0 Floribus) avocat général au Sénat de
Savoie et substitut; — Jean-Baptiste, comte Salteur (a Cane), son ami et
collègue au Sénat. .— Joseph de Maistre, on le voit, joua un rôle actif dans la
Maçonnerie pendant au moins dix-sept ans (jusqu'en 1791); et, dès l'âge de 29
ans (1782, date du tableau des Grands Profès), probablement même de 26 (1779,
date de la fondation du Collège de Chambéry), il était parvenu aux grades les
plus élevés du rite écossais et du martinisme.
avait laissé. Elle
résolut en conséquence de ne plus communiquer avec les francs-maçons réformés
et prononça contre leur loge une excommunication maçonnique. La loge de la
Réforme se distingua d'abord aux yeux du public par plusieurs caractères
extérieurs : d'abord par la qualité des personnes qui formèrent ce qu'on
appellerait aujourd'hui une loge aristocrate, car elle était réellement
composée de tout ce qu'il y avait de mieux à Chambéry dans toutes les classes.
2° Ses aumônes firent grande impression ; elles étaient régulières, abondantes
et bien placées : on en vit une de 59 louis dans une occasion intéressante. 3e
La sobriété dans les repas, et le respect pour les lois de l'abstinence firent
aussi une certaine sensation. La société s'étant vue dans le cas de donner à
souper à des étrangers, un jour de jeûne, on servit une collation de vingt-cinq
ou trente couverts, sans y admettre aucun mets contraire à la loi. Cette classe
de francs-maçons (1) s'étendit rapidement dans les principales .contrées de
l'Europe. Elle reconnaissait pour supérieur général S. A. S. Mgr le prince de
Brunswick, dernier mort. Le défaut de correspondances et la suppression totale
de la franc-maçonnerie par les raisons qu'on dira plus bas, ont empêché de
connaître son successeur. Il y avait donc trois loges à Chambéry et trois
espèces de franc-maçonnerie : 1° la Réforme (Parfaite Sincérité), dépendante de
Brunswick ; 2° les Trois Mortiers, dépendante d'Angleterre, mais qui était
tombée dans un grand discrédit, et dont l'Angleterre n'a jamais ouï parler ; 3o
la Parfaite Union, dépendante de France ou, pour parler jexactement, du Grand
Orient de Paris, présidé par le duc de Chartres, depuis l'infâme duc d'Orléans
(2) qui probablement commence aujourd'hui son supplice dans les prisons de
Marseille. Au reste, rien de plus innocent que cette affiliation -r elle fut
faite il y a plus de dix ans et dans un moment où Dieu seul savait ce qui
devait se passer en France. En 1788 (à peu près) (3) sept particuliers de
Chambéry, artistes ou particuliers, recoururent à une loge de France (je ne
sais plus laquelle) pour se faire constituer en loge régulière à Chambéry, nous
le nom des Sept Amis. La loge de France, avant de répondre, consulta la loge
de
(1)
La réforme écossaise. (2)
Philippe-Egalité. (3) 1786 exactement
la Réforme à Chambéry, qui ne goûta pas du tout ce nouvel
établissement. On y fut d'avis que la franc-maçonneriie n'étant point sous
l'inspection des lois et n'ayant d'autre! soutien que l'honneur et les
sentiments de ceux qui la composaient, si on livrait cette institution aux
classes trop peu élevées de la société, il arriverait infailliblement qu'elle
finirait par tomber dans les classes infimes, et que ses sociétés ne
manqueraient pas de se faire connaître un beau jour par quelque insigne
polissonnerie. Cependant, Comme il en coûte toujours infiniment d'insulter par
écrit, voici quelle fut la réponse curieuse de la loge réformée. Elle se
contenta de dire laconiquement « qu'aucun des frères de la Sincérité ne pouvant
connaître aucun des Sept Amis, ils n'étaient pas dans le cas de donner aucune
instruction sur leur compte ». Si les Français avaient eu du bon sens, il y en
avait assez pour faire rejeter la demande ; et ceux qui avaient répondu n'en
doutaient pas. Cependant il en arriva tout autrement : la loge fut constituée sous
le titre des Sept Amis, et entra tout de suite en correspondance avec Paris.
Ainsi il y eut quatre loges : Parfaite sincérité : (Brunswick. Trois Mortiers :
Angleterre ou rien. , Parfaite Union : Grand Orient de Paris. Sept Amis : Grand
Orient de Paris. Au nombre des personnes qui composaient cette dernière loge se
trouvait le nommé Debri, orfèvre, homme fort connu par sa démocratie, et qui
est devenu depuis la Révolution un des principaux clubistes. Il a fort été
question de lui dans les procédures qui ont été faites en 1792 contre les
démocrates de Chambéry. Cependant il n'a jamais été convaincu de rien, car le
gouvernement ne fut jamais assez instruit parce qu'un décret fatal de la
Providence l'avait jeté dans une mauvaise route. Le Roi se rappellerait
sûrement, si on lui en parlait, que le grand inquisiteur ayant chicané, il y a
quelques années, un orfèvre qui avait travaillé des bijoux pour la loge
Réformée de Turin, la chose vint aux oreilles de Sa Majesté, qu'à cette
occasion on ne fit nulle difficulté de lui montrer quelques papiers et même de
lui déclinefi les noms des personnes qui la composaient. Elle put se Convaincre
par Jà que tous ces noms étaient au-dessus du Soupçon. Lorsque les troubles de
France commencèrent malheureusement à ébranler la Savoie, la loge de Chambéry
(je parle toujours! de la Réformée) pensa que tout rassemblement quelconque
pouvait, dans ce temps de crise, donner de l'ombrage au gouvernement. En:
conséquence, elle résolut d'elle-même de ne plus s'assembler. Et l'on avait réellement
cessé de s'assembler, lorsque les craintes du Roi, sur ces sortes
d'établissements lui parvinrent, si je ne me trompe dans l'été de 1791. Vous me
faites encore beaucoup de questions, mon cher ami, sur le but de ces
associations, sur les loges de régiment, sur les listes imprimées des noms de
frères), etc. Commençons par les objets moins importants. De tout temps, il y a
eu des loges dans les régiments, ambulantes comme ces corps, et qui devaient
même dans les règles, payer un léger tribut à la mère loge. Mais ce devoir ne
s'observait guère. Vous pouvez être sûr que Ces loges étaient parfaitement
innocentes. Elles avaient le droit de : recevoir aux trois premiers grades.
Mais souvent aussi les militaires étaient reçus à Turin ou à Chambéry, dans les
loges principales. Le choix de ces loges dépendait du hasard et des liaisons de
chaque officier. S'il était lié avec un membre de la loge des Trois Mortiers,
il y était Conduit. Mais le choix était presque nécessairement entre cette loge
et celle des Réformés ; car la première, quoique beaucoup moins bien composée,
comptait toujours parmi ses membres beaucoup de gens comme il faut de l'ancien
régime. Mais celle de l'Union était toute .bourgeoise et celle des Sept Amis,
encore plus bourgeoise, s'il est permis de s'exprimer ainsi, de manière qu'il
n'était pas trop possible que les relations d'un officier le conduisissent là. Les tableaux imprimés sont une chose toute simple.
11 y avait souvent des imprimeurs dans l'une de ces loges, «t les membres même
les plus prudents ne croyaient pas qu'il y eût du mal à imprimer de simples
noms en colonnes, pas plus qu'à imprimer des billets de visite. D'ailleurs les
presses de France auraient assez suppléé à celles de Savoie. On se servait
volontiers de l'impression pour soulager la main des secrétaires. Comme
c'était! unie politesse de la part d'une loge d'envoyer son tableau à une
autre, les copies manuscrites devenaient excessivement fatigantes. Quant aux
instructions, codes et rites, tout cela était imprimé en France, du moins pour
la loge Réformée. Le Roi a dû en voir quelque chose dans l'occasion que j'ai
notée plus haut. Personne n'a vu des pièces imprimées, dans les autres loges du
moins, rien que de très insignifiant. L'Egalité dont je me rappelle que vous
m'avez parlé une fois, comme d'une chose alarmante, ne signifiait absolument
rien. Elle n'était que dans les mots. Il est même bien remarquable que dans les
tableaux les titres n'étaient jamais omis, ni même dans le discours ; car,
"dans toutes les loges, on disait : « Frère, marquis ou comte Un Tel ! »
Mais, lorsque les mots de Liberté et d'Egalité sont devenus le point de
ralliement et le signal de factieux en délire, il n'est pas étonnant que les
gouvernements se soient alarmés sur le compte d'une société cachée qui professe
l'égalité. Cette égalité se réduisait à Chambéry à une fréquentation mutuelle
(en corps bien entendu). Ainsi, par exemple, la loge Réformée, à l'époque de
certaines, fêtes, priait quelques membres de l'Union ou des Sept Amis, qui
venaient assister aux cérémonies et au souper. Réciproquement des membres de la
Réforme répondaient quelquefois aux invitations des deux dernières ; mais
rarement, du moins quant aux gentilshommes. Les
bourgeois y allaient plus souvent. Du reste toute cette Frérie n'influait
exactement point sur la distinction des états dans la société. Il est
infiniment probable que la franc-maçonnerie de France a servi à la Révolution ;
non point, à ce que je pense, comme franc-maçonnerie, mais comme association de
clubs (1). Les quatre cinquièmes des
gens qui les composaient étaient des révolutionnaires. Ils se trouvaient
rassemblés. Leur Chef (1) était à la tête de la Révolution; il est assez
naturel qu'il se soit servi de. cette association pour favoriser ses vues, et
que les loges françaises se soient converties en clubs. Mais sur cet article,
je ne puis rien vous affirmer positivement, car je n'ai rien vu. On aurait
assez vu si le Roi (2) l'avait voulu. De savoir ensuite si les deux loges
bourgeoises ont été tâtées par celle de France pour entrer dans la Révolution,
c'est une question très délicate, sur laquelle il n'est guère possible de
répondre quelque chose de plausible.
(i) Ce point
est très important. Chose curieuse, on notera que le point de vue de Maistre
sur les rapports de la Maçonnerie et de la Révolution se rapproche fort de
celui ingénieusement exposé récemment par le regretté M. A. Cochin, dans son
livre sur les Sociétés de Pensée. (1) Philippe-Egalité. (2) Le roi de Sardaigne.
Je crois cependant pouvoir vous assurer que la masse, le corps
des loges n'ont été jamais tentés. Cette démarche aurait été trop imprudente.
Quant aux individus, la loge des Sept Amis surtout, en comptait plusieurs de
très mauvais. Il est possible que les Français se soient adressés à eux. Mais
je ne vois pas ce que tout cela aurait de commun avec la franc-maçonnerie en
général qui date de plusieurs siècles, et qui n'a certainement, dans son
principe, rien de commun avec la Révolution française. Si le Roi n'avait pas
été servi par des sots sur ce point, comme sur tous les autres, il était bien
aisé de se servir de la loge Réformée pour inspecter les autres et découvrir
bien des choses. Mais le système fatal de la peur et de la défiance générale
ayant prévalu, les bons sujets, paralysés par le soupçon, se contentèrent de
gémir ; les méchants agirent à leur aise et le Roi ne sut jamais rien. Quant à
l'origine et au but général de la franc-maçonnerie, tout ce que je puis vous
dire, c'est qu'on n'est pas d'accord là-dessus. En 1782, le prince de Brunswick
assembla, à Wilhemsbad, une espèce de Concile général composé des députés de
toutes les provinces, pour faire ensemble des recherches sur ce point
intéressant. Chambéry fut invité ainsi que Turin. Cette dernière ville envoya
ison député ; mais la première donna ses pouvoirs à un (Lyonnais (1). Toute
assemblée d'hommes dont le Saint-Esprit ne se mêle pas, ne fait rien de bon. On
ne voit pas que celle de Wilhemsbad ait produit rien d'utile. Chacun s'en
retourna avec ses préjugés (2). Je me rappelle avoir ouï dire à vous-même que
la Maçonnerie, suivant quelques sociétés, n'était qu'une continuation cachée de
l'ordre des Templiers, et que, suivant d'autres, elle était un reste de
l'ancienne initiation égyp
(1) Savaron (a
Solibus), ami de Willermoz. — C'est à l'occasion du Convent de Wilhemsbad que
Maistre rédigea l'un de ses premiers écrits, le très intéressant Mémoire inédit
ou duc de Brunswich, analysé par M. Goyau l'an dernier et que nous publierons
bientôt intégralement. (2) Le convent de Wilhemsbad en effet, après avoir
marqué un certain accroissement de la prospérité des loges écossaises de la
Stricte Observance engendra une scission entre les maçons à tendances mystiques
(martinistes français et piétistes allemands) qui y avaient plutôt triomphé, et
ceux à tendances rationalistes qui s'allièrent secrètement aux Illuminés
Bavarois de Weishanpt, lesquels étaient nettement irréligieux et
révolutionnaires.
tienne et grecque. Voilà déjà, comme vous voyez, deux sentiments
bien opposés. En général il faut que vous sachiez que sur les trois premiers
grades de la franc-maçonnerie dont il n'y a personne, qui n'ait ouï parler sous
le nom d'apprenti, compagnon, et maître, toutes les loges sont d'accord; Ce
sont partout les mêmes cérémonies. Mais ces grades sont purement symboliques et
ne peuvent faire ombrage à personne. Ce sont purement, comme je vous l'ai dit,
des sociétés de plaisirs honnêtes, embellies par quelques actes de
bienfaisance. Après ces trois grades les sociétés se divisent sur ceux qui
suivent. Il y en plus ici et moins là ; et l'on vous donnera par exemple, dans
la loge des Trois Mortiers, un grade qui est rejeté dans celle de la Réforme.
Mais ces grades supérieurs mêmes sont allégoriques comme les premiers. Il peut
se faire que ces grades soient la représentation] d'objets réels connus de
l'antiquité, et qui ne le sont plus de nous. ,11 peut se faire encore qu'après
ces grades symboliques un très petit nombre d'individus possède ou croie
posséder les connaissances dignes d'occuper un homme sage et vertueux et qui
sont aussi parfaitement inconnues du reste de la société que de vous qui n'en
êtes pas. Ce que je puis vous assurer c'est que dans les loges même de Savoie,
les plus soupçonnées, il n'existe pas le moindre signe qui annonce un but
politique dans le principe. Et quant à la loge de la Réforme, je puis vous
l'affirmer sur tout ce qu'il y a de plus sacré. Je vous ai dit ce que je pense
sur la France1 qui a let merveilleux paient, dans tout ce qu'elle reçoit de
l'étranger, de rendre le bon mauvais et le mauvais détestable. Quant à
l'Allemagne, pour vous en parler comme il faut, je devrais vous faire un livre
et non une lettre. Ce pays est couvert de sociétés secrètes et de loges. Je
crois que les unes sont bonnes, les autres indifférentes, et les troisièmes
mauvaises. Je dis mauvaises dans un sens tout différent de ce que vous pourriez
imaginer. Il peut se faire aussi qu'il y en ait de politiquement mauvaise^ ;
mais je n'en ai pas connaissance. Lisez ce que le comte de Mirabeau a écrit sur
ces sociétés secrètes dans sa Monarchie Prussienne, en observant seulement que
ce qu'il blâme est bon, et ce qu'il loue, mauvais ; du moins, c'est
l'impression générale qui me reste de cet ouvrage que je n'ai pas lu depuis
longtemps. M. de Bonneville (1), cité avec éloge par Mirabeau, et qui est
devenu révolutionnaire à ce que je crois, a fait un mortel ouvrage sur la
franc-maçonnerie, dans lequel il prétend établir que cette société n'est autre
chose que le Jésuitisme caché, et il tâche de plier à cette idée tous les
emblèmes de l'ordre. Pour faire des recherches approfondies sur ces matières,
il faut absolument savoir l'allemand, attendu que les livres qui paraissent
dans ce pays sur ces sortes1 de sujets ne sont jamais traduits, par la raison
qu'ils sont trop étrangers taux idées vulgaires. Il est aussi sûr
qu'extraordinaire que dans le moment OÙ le (scepticisme paraît avoir éteint
dans toute l'Europe .les vérités religieuses, il s'élève de tous côtés des
sociétés qui n'ont d'autre but et d'autre occupation que • l'étude de la
Religion. Une autre chose fort extraordinaire et non moins vraie, c'est que
dans toute l'Allemagne protestante, une foule de des spéculateurs penchent .au
catholicisme (2) ; en sorte que, dans ces contrées, on accuse un homme de
catholicisme comme on accuse un homme parmi nous d'être esprit fort. Le fameux
Lavater, de Zurich, composa, il y a quelques années, une hymne à Jésus-Christ
en vers allemands admirables, qui fit un très grand bruit en Allemagne, parce
qu'elle fut trouvée entièrement catholique. Dans l'assemblée générale de
Wilhemsbad, dont je vous parlais tout à l'heure, il arriva qu'un dimanche, à
l'heure de la messe, on avait entamé une discussion intéressant(e. Les catholiques voulurent lever la séance, pour
aller à la messe. Les protestants
étaient fâchés de cette interruption ; biais le prince de Brunswick, luthérien,
prit la parole et dit en propres termes : « II faut laisser aller les, frères
catholiques, parce qu'il y a dans leur culte "quelque chose de plus
substantiel que dans le nôtre) qui ne leur permet pas, comme à nous, de se
dispenser du Service divin. »
(1) Nicolas
de Bonneville, Député aux Etats-généraux, auteur de pamphlets révolutionnaires
et de l'ouvrage : Les Jésuites
chassés de la maçonnerie et leur poignard brisé par les maçons; Londres, 1782,
2 vol. in-8" Le premier volume traite de la maçonnerie écossaise et des
Templiers. (2) Ceci est très intéressant. On voit que Maistre considère la
Franc-Maçonnerie et la Théosophie en général comme des moyens d'amener les
protestants et les incrédules au catholicisme.
Un ministre de l'Eglise de Prusse avait composé un gros volume
in-4° sur Explication de la messe. Il fut traduit en jugement pour ce livre, et
il dit pour sa défense!, qu'il ne l'avait pas composé pour les protestants mais
pour les catholiques. Mirabeau s'emporte contre ce ministre dans sa Monarchie
Prussienne avec un sérieux! Tout à fait comique. Vous avez beaucoup ouï parler
des Martinistes. On croit communément que cette secte tire son nom de M. de
Saint-Martin, auteur de plusieurs livres très connus par ceux qui se mêlent de
ces sortes de connaissances ; mais on se trompe. Les
Martinistes tiennent ce nom d'un personnage extraordinaire italien ou espagnol
qui est allé mourir en Amérique et qui s'appelait Martino Pasquali (1). M. de
Saint-Martin est un gentilhomme français de trente-cinq à quarante ans, de
mœurs fort douces et infiniment aimable. Je le connais (2). On n'aperçoit rien
d'extraordinaire dans ses manières ni dans sa conversation. Ses ouvrages sont :
1° Les Erreurs et la Vérité ; 2°
Tableau naturel des Rapports qui 'existent entre Dieu, l'homme, et l'univers ;
3° L'homme de désir ; 4° Le nouvel homme ; 5° L’Ecce Homo ; 6° Le manuel de
Xepholius. Vous ne comprendrez rien à tous ces livres excepté qu'ils ont pour
base générale un certain christianisme exalté, appelé en Allemagne
christianisme transcendant. En Angleterre, en Suède, en Allemagne, etc., des
sociétés innombrables s'occupent de ces objets et il n'est pas douteux que
plusieurs loges de francs-maçons allemands n'ont pas d'autre but intérieur,
sans préjudice du but extérieur de bienfaisance, d'agrément et de sociabilité.
Je pourrais, mon cher baron, vous citer des anecdotes qui vous feraient sentir
combien il se passe1 de choses: ignorées des gouvernements ; mais cette lettre
est déjà énorme. Tout ce que je puis ajouter, c'est que je ne croirais point
inutile d'envoyer en Allemagne une personne intelligente et dont on serait sûr,
dans le but unique de faire des Recherches sur les différentes sociétés
mystérieuses de de pays iet de rapporter sur cet article tous les
renseignements nécessaires, en lui donnant néanmoins tout autre but apparent et
extérieur
(1) Martinez de Pasqually, mystérieux étranger, initiateur de Claude de
Saint-Martin et de Willermoz, fonda le rite des élus cohens. Il était plutôt un
thaumaturge, mystique beaucoup moins pur, semble-i-il, que le Philosophe
Inconnu. (2) Maistre l'avait en effet vu personnellement à Chambéry en 1787.
Tous les voyages ne sont pas aussi bien placés que le serait
celui-là, dans ma manière de penser. C'est tout ce que je puis vous dfre.
Faites de tout ceci l'usage que vous dictera la prudence. Je vous embrasse de
tout mon cœur. P.-S. — Vous me parliez encore de Swedenborg, de Cagliostro, du
Mesmérisme, etc. (1). Je vous demande pardon : ceci nous mènerait trop loin. Je
me rappelle dans ce moment une anecdote singulière .qui vous étonnera et que
rien ne m'empêche (2) de vous dire. C'est que la loge de Lausanne où vous êtes,
est en correspondance avec celle de Constantinople ' q^ii est composée de
Turcs. Ceci est plus extraordinaire qu'on ne peut l'imaginer (3). Joseph DE
MAISTRE.
(1) Les registres inédits de J. de Maistre gardent la
trace des études très complètes qu'il a faites en ces matières. II voyait notamment
en Swedenborg, un « honnête homme », dans les livres duquel on avait pillé la
théorie du magnétisme. « Dans cette science, notait Maistre, tout lui
appartient. » (Mélanges A, p. 544.) (2) On remarquera, en effet, que, malgré
l'intérêt des détails donnés dans ce mémoire, son auteur n'a pas manqué à son
serment de garder le secret maçonnique. (3) Sur le rôle maçonnique de Joseph de
Maistre Cf. outre l'ouvrage de M. Goyau, les intéressantes études de M. Vermale
sur Joseph de Maistre inconnu.
La Connaissance 3° année
N° 25, mai- juin 1922
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