5/25/2008

C. CHEVILLON - REFLEXIONS SUR LE TEMPLE SOCIAL

CONSTANT CHEVILLON RÉFLEXIONS SUR LE TEMPLE SOCIAL Editions des ANNALES INITIATIQUES 20-22, rue des Macchabées LYON ARGUMENT L'histoire est un perpétuel recommencement. Depuis l'origine des sociétés policées on recherche la parfaite formule de la "Respublica". Mais les essais s'entassent sur les réalisations mort-nées; comme Pénélope en l'absence d'Ulysse, nous détruisons pendant nos veilles le pénible travail de nos journées de lutte. Et les hommes espèrent toujours la venue de l'âge d'or, sans pou­voir l'atteindre. Cependant, jamais l'attente n'a revêtu, au cours des siècles une acuité aussi prononcée qu'à notre époque. La foule est en ef­fervescence, elle veut une solution totale et immédiate, elle at­tend un Messie, sous la forme d'une nouvelle doctrine sociale. D'où viendra-t-elle cette doctrine salvatrice? Les ignorants comme les savants s'interrogent et se sondent, mais rien ne se dessine dans l'anarchie des instincts déchaînés. Pourquoi cette impuissance de l'humanité en gestation de son avenir? Elle a per­du le fil d'Ariane, elle s'est égarée dans le labyrinthe inextri­cable de la matière. Nous sommes matérialistes, notre science est positiviste, notre expérience est toute physique; nous ressem­blons aux taupes aveugles dont les galeries souterraines ignorent la chaude lumière du soleil. Comment résoudre cette redoutable inconnue, à laquelle le bonheur humain est subordonné? Essayons de jeter un regard sur la question, sans nous arrêter aux multiples détails d'un problème aussi complexe que profond. En une brève étude, nous n'avons pas, en effet, la prétention de mettre au point, même en raccourci, l'embryon des sociétés futures, nous notons seulement quelques principes, phares ou pilotis des prochaines législations. Ceux-ci du reste, ne constituent pas un nouvel évangile, ils sont puisés à la source des antiques traditions, maintenant obnubilées. 2 D'aucuns les ont énoncés dans le passé, quiconque voudra pourra les redécouvrir sans trop de peine. Quant aux dosages constitu­tionnels, ils sont fonction de la culture atteinte par la foule, varient avec elle et réclament un moderne Solon ou un nouveau Lycurgue. Nous nous adressons aux spiritualistes , à l'exclusion de i;ouc autres. C'est pourquoi, certains pourront considérer ces pages comme un essai d! illunin'isne trace par un visionnaire. Notre per­suasion restera néanmoins inébranlable: la culture de l'esprit est une clef sans laquelle les bonnes continueront, maintenant et toujours, à piétiner dans les chemins battus de l'envie, de la haine, des guerres et de l'égoïsme ancestral. Exposant des principes, nous ne nous élevons pas contre toi ou tel parti politique ; tous ont droit de s'épanouir librement dans la cité, sans avoir à souffrir la persécution ou 1 ' ostracir, -me, à condition d'en respecter la nécessaire harmonie. De môme, les systèmes religieux particuliers restent en dehors et au-do3-:- . sus de notre cadre; toutes les religions recueillent sur l'ocrai! du sentiment populaire, un écho plus ou moins expressif de la vérité. Nous voulons seulement rompre une armature trop rigide et matérialiste, et montrer la possibilité d'une construction idéale. Septembre 1936. THESE ANTITHESE SYNTHESE Parmi les hommes: Les uns. se laissant guider par leurs instincts et passions, s'immobilisent sur le plan de la matière; D'autres, se haussent dans la sphère intellectuelle, raison­nent, essayent de mettre de l'ordre dans leurs pensées. Ceux-ci cherchent à hiérarchiser les appétits, à les satisfaire selon leur noblesse relative et leur utilité lointaine ou immédiate. Quelques-uns, enfin, considèrent ces deux étapes de la route humaine comme un moyen de s'élever jusqu'au monde de la spiritua­lité, suprême synthèse dans laquelle toutes les contingences et tous les rapports reçoivent une valeur objective réelle. Le premier groupe comprend une masse sociale d'une importan­ce considérable, sinon dans les pays ultra-civilisés, du moins dans la totalité de la population du globe. Le deuxième renferme une élite encore clairsemée au sein de laquelle se recrutent généralement les hommes d'Etat et nos ac­tuels législateurs. Une poussière d'individus, extrêmement raréfiée, constitue le troisième groupe; son influence est donc impondérable. Telle une boussole dans la tempête, montre le Nord idéal, l'action spirituelle se ^déclenche, parfois, dans le remous des instincts et des expériences risquées, pour indiquer la voie droite, mais elle est tout en surface, en raison de la réceptivité limitée de la foule. Ainsi, on peut se faire un tableau très exact de l'humanité, en considérant: une immense cohue arrêtée au stage instinctif, une élite peu nombreuse arrivée à 1'intellectualité et une mino­rité presque impalpable établie sur le plan où les relativités cèdent le pas aux intérêts supérieurs de la vie spirituelle» Si la logique réglait les rapports sociaux, nul doute ne subsisterait quant à la prééminence de cette minorité. Il n'en 5 est rien; dans nos sociétés modernes, les rôles sont inversés et comme pervertis. Les instinctifs plus ou moins intellectualisés ont mis la main sur les rouages constitutionnels, conformément aux principes de l'idéologie rationaliste qui, depuis le XVIIIè siècle a remplacé la science philosophique véritable. En effet: L'état spirituel présume, et comporterait dans son applica­tion éventuelle comme formule de gouvernement, un accord en pro­fondeur des lois écrites avec les lois de la création. Ces der­nières lois sont celles de l'esprit, origine et fin dernière de notre monde, car l'esprit a engendré les affinités physiques et chimiques comme les rapports intellectuels, la vie à tous ses de­grés est une résultante de son activité et la vie, finalement, se résorbera en lui. Ce gouvernement, sans mépriser ou méconnaître la matière et la raison, leur est transcendant; c'est pourquoi il a été appelé théocratique. Il vient d'en-haut, mais ne suppose pas une forme déterminée, une constitution "sui generis" immuable il peut, au contraire, s'adapter à tous les thèmes législatifs inspirés par les contingences humaines, il les compénètre en les magnifiant. Le stade intellectuel est un simple relais sur la voie de la sagesse. Il s'est transformé pour nous, en stase; d'un moyen terme nous avons fait une fin et nous nous refusons à gravir l'échelle de Jacob. De nos jours, l'intellectualisme est roi; il préside au gouvernement d'une classe privilégiée, dont l'ascen­dant est masqué par une monarchie libérale ou par une république de façade que le suffrage universel ou restreint ne parvient pas à rendre effective. Le pouvoir ainsi constitué repose sur une corruption du principe réel d'autorité, car il s'appuie sur 1'adhé sion, presque toujours pipée, des éléments instinctifs de la nation. L'instinct, les appétits de la foule, tel est, depuis des siècles, le voile derrière lequel se dissimulent les efforts in­téressés des classes dirigeantes; mais elles affirment en vain leur désir de réaliser un prétendu régime démocratique, en aucun pays encore ce régime n'a pu être établi dans sa plénitude. Nos démocraties sont, sans aucun doute possible, des contrefaçons 6 du gouvernement oligarchique, des démagogies ou des dictatures de classes, instituées au profit de certains individus dont le rôle, plus ou moins anonyme, est analogue à celui des tyrans (dans le sens de turannos) des républiques pré-chrétiennes. Pourrait-on, du reste, réaliser dès maintenant un gouverne­ment démocratique intégral? Pour la plupart des peuples, hélàs, la réponse est négative. L'homme n'est pas encore assez évolué pour régler sa conduite selon les données de la raison, a fortio­ri selon les lois de l'esprit. II se laisse guider par les ins­tincts, par les appétits matériels, unique objet de ses préoccu­pations. Il ne sait pas choisir les chefs nécessaires à la cohé­sion de la cité, car il s'abandonne aux divers courants du fleuve social, aux flots de l'éloquence partisane, "stupet attonitus rostris" (2). Dans une consultation populaire, neuf fois sur dis, seuls les rapaces sont portés par les suffrages, sur les pavois de l'autorité, et ceux-ci gouvernent pour eux et pour leur entou­rage immédiat de thuriféraires, au mépris des intérêts généraux de leurs mandants. Depuis la République Romaine, les élus et leur "gens" ont toujours recueillis les bienfaits du pouvoir au détri­ment de la masse. L'universel égoïsme de l'instinct, à peine poli­cé par le stade intellectuel, reste le phare obscur autour duquel gravite inexorablement l'humanité. Seule la théocratie, entendue dans son sens le plus haut, peut établir la suprême égalité des foules devant les besoins corporels et intellectuels. Soûle elle peut concevoir l'aménagement progressif de la justice distributi-ve dans le respect des droits légitimes du travail et de la pensée De nos jours, le mot "théocratie" est un épouvantail. II évo­que dans l'esprit de nos contemporains, l'image des peuples cour­bés sous le joug des Nemrods ou des Pharaons antiques, la notion du bon plaisir et de l'esclavage. L'origine de cette erreur es­sentielle provient d'une confusion difficile à éviter, en présen­ce des abus dont la théocratie fut l'occasion, au cours des siè­cles écoulés. Considérer les tyrans et les grands féodaux comme 7 des théocrates, est une injure gratuite à la divinité. Rapaces d'une toute autre envergure que nos modernes exploiteurs de fou­les, ils représentaient l'égoïsme dans toute sa rigueur, s'arro­geaient tous les droits, avec une seule contrepartie, le devoir d'instaurer et de défendre un ordre social destiné à combler leurs désirs personnels de domination, de richesse et d'honneurs. Mais la théocratie n'est pas cela. Appelée à transposer sur le terrain social les lois directrices de l'univers, à dévelop­per la spiritualité collective, elle utilise la raison et la science jusqu'à l'épuisement de leur potentiel, et repousse tout emploi de la force brutale, de la contrainte ou de la persécu­tion. En chaque individu, elle respecte et réclame le libre jeu des sens et des organes corporels. Mieux encore, elle travaille, étape majeure sur la voie évolutive, à l'ascèse des intelligences sa seule satisfaction consiste à soulever la foule vers les som­mets, en l'arrachant à la basse emprise des instincts. Cependant, la déformation humaine s'est insinuée au cours des siècles dans la pure doctrine théocratique et l'a transformée en instrument de gouvernement personnel, source première de tous les despotismes. Pour assurer, dans la justice, le fonctionne­ment normal de la théocratie, il faut, à jet continu ou presque, des surhommes. Or, de simples hommes, en vertu de leur naissance, par le prestige de leur gloire, l'ascendant de leur volonté ou par d'autres moyens dont le plus courant fut la substitution de la force à la sagesse, pénétrèrent dans le temple de l'esprit et s'imposèrent à la foule, sous le couvert providentiel, mais, en réalité avec la seule conscience de leurs instincts multipliés par la brutalité des convoitisese Ainsi s'estompèrent les princi­pes et naquit le bon plaisir. Ce fut la victoire de l'égoïsme sur la charité, la cristallisation voulue et organisée des couches sociales inférieures, dans leur gangue originelle. La théocratie s'était muée en pouvoir absolu, en autocratie. L'évolution humaine arrêtée d°.ns son essor, la masse fut ligotée dans le cycle passionnel et la matière; afin de mieux le dominer, on prit l'habitude de donner à ses aspirations surbais­sées un aliment occasionnel: "panem et circenses" (3). Mais les dirigeants furent pris, periodiquenent, à leur propre pièpre. La foule exacerbée par ses passions inassouvies, se déchaîne conne un torrent; elle brise les digues de la subtile raison, étrangère à la fermentation de ses appétits; elle surmonte la terreur ins­pirée par la force et bafoue l'autorité, pour tout emporter, au jour de sa colère, dans le fracas des révolutions. Toutes les révolutions sont justes, toutes ont une base inat taquable, lorsqu'on les considère sous l'angle de la justice dis-tributive, car elles sont la contrepartie des souffrances endurées par la masse. Mais la réaction s'opère toujours sur un plan iden­tique ou parallèle à l'action génératrice; leur seul effet est de transposer la satisfaction des apnétits d'une classe sociale sur une autre. Toutes les révolutions, du reste, ont été exploitées par des audacieux qui s'embarrassent des idées dans la mesure de leurs intérêts immédiats. Ouvrons l'histoire; avant toute convul­sion sociale, nous trouvons des opprimés, après la réaction nous aurons encore une nouvelle couche de détresse et, sur les débris des anciens régimes s'élève inlassablement une nouvelle aristocra tie dont les exactions, pour être différentes, ne seront pas moins, à la longue, intolérables pour les victimes. Et l'humanité continuera ainsi à évoluer en spirale autour du centre vital instinctif, tant que l'esprit n'aura pas repris ses droits, tant que la théocratie véritable ne sera pas redeve­nue le levier de la civilisation. Ce préambule nous amène sur le terrain de la politique. Non pas de cette politique, revêtue d'un habit d'arlequin par la pen­sée moderne, mais de cette doctrine subtile codifiée par les sa­ges de l'antiquité. La politique est la science de l'humanité supérieure et non pas la conception toujours étroite d'un parti. Elle est le cou­ronnement de toutes les sciences particulières qui lui servent de cadre et de soutien, ainsi les colonnes d'un temple hypètre semblent supporter le ciel. La vraie politique commence son ac­tion éducatrice chez l'individu, s'étend à la famille, à la cité, à la nation, pour englober, enfin, l'espèce humaine tout entière dans le tissu de ses prescriptions devenues universelles. 9 Aujourd'hui, nous sommes loin de compte. La politique est quotidienne, elle reflète les idées et plus encore les besoins du moment, sans envisager l'obligatoire harmonie des divers rou­ages sociaux. Par conséquent, elle ne peut revendiquer à sa base nj. cohésion ni sérénité. Le fameux char de l'Etat grince et se disloque. Une politique réelle devrait, au contraire, s'effor­cer de construire un tout homogène, par une adaptation progres­sive des instincts et des intellects aux lois générales de la spiritualité. Jadis il en était ainsi. Lisez Manou, Platon, Ari3~ tote, lisez le Pentateuque ou l'évangile, toujours vous verrez les événements journaliers et contingenta subordonnés à l'univer­sel. Notre opportunisme étroit est relégué au second plan, c'est un pis-aller; il se résorbe avec les circonstances qui l'ont vu naître, seule apparaît, dans la pérennité doctrinale, la norme eschatologique. Où rionc réside la différence entre la politique moderne et celle de nos ancêtres? Répétons-le sans cesse; dans1 le cantonne'-ment des appétits en leur sphère légitime, dans la recherche du bonheur et de la perfection sur un plan toujours plus haut, grâce au dynamisme engendré par les réactions de l'esprit sur la matiè­re, par le canal de l'intelligence. Ces notions peuvent-elles s'appliquer à une réalisation pratioue de la cité, de l'Etat, du monde politique! Essayons d'en poursuivre l'analyse. La politique, avons-nous dit, est d'abord individuelle, En effet, son premier soin est de considérer l'homme en lui-même, comme entité ou cellule sociale. Quelles règles va-t-elle donner à cet individu, vis-cà-vis de son essence particulière? Elle pose comme principe le "Gnothi seauton" (4) socratique. Connais-toi d'abord; examine tes possibilités, tes aspirations et les moyens de réalisation. Développe-les dans la mesure où ils peuvent te conduire vers l'équilibre parfait, seul susceptible d'assurer 10 l'épanouissement total de ta personnalité consciente. Qu'est-ce à dire, sinon arriver par la discipline librement acceptée, dans la paix physique, intellectuelle et spirituelle, au fonctionne­ment normal de toutes les facultés humaines? N'est-ce pas l'invita tion à freiner les instincts et les désirs incompatibles avec l'intelligence et la raison? N'est-ce pas la conquête progressive et parfois douloureuse de la vertu, de la force morale d'où jail­lissent les grandes pensées, sources exclusives des grandes actions? N'est-ce pas un appel direct à la solidarité de tous les hommes, dont l'un ne peut se développer sans l'ascèse générale des autres? N'est-ce pas là, par conséquent, l'assise première de la fraternité? Sur ces bases, la politique va s'élargir, car elle vise plus haut encore. Si l'homme est un individu dans l'univers, il est aussi, et surtout, une cellule sociale, cellule indépendante, sou­veraine dans son "particularisme", mais parcelle d'un tout idéal, parcelle de l'humanité. C'est pourquoi la politique régie les rap­ports nécessités par l'assemblage harmonieux des parties consti­tutives. Elle édicté donc, suivant notre affirmation liminaire, les lois qui régissent la famille, la cité, l'Etat; celles qui rendent possibles les contacts internationaux, dans un droit égal et juste pour tous les individus et tous les peuples» En somme, elle élève, sur l'ordre particulier aux cellules et molécules so­ciales, un ordre universel, sans favoriser un homme, une classe, une nation au détriment des autres; elle sanctionne la justice. Résumons la théorie et essayons d'entrevoir un schéma cons-tructif. L'homme est un atome destiné à vivre dans une molécule ou cité. Cette molécule fait partie ô7 ' un organisme supérieur, de l'Etat. Les divers Etats ferment une collectivité dont les inté­rêts généraux doivent êère harmonisés comme le sont les éléments d'un temple bien construit. 11 Dans un temple, tout est ordonné, à la place définitive exigée par l'utilisation cérémonielle de l'édifice. Chaque pier­re revêt donc une forne adéquate, est reliée aux autres par un cinent indestructible, reçoit enfin une destination en rapport avec le but poursuivi. Les bonnes, nous l'avons vu, se divisent en trois classes: les instinctifs, les intellectuels, les spirituels. Les premiers sont des apprentis, des manoeuvres non spécia­lisés; ils préparent les matériaux, les anènent à pied d'oeuvre» Les seconds, les compagnons ouvriers, vont s'emparer de ces ma­tériaux, le? affiner, les digérer en quelque sorte pour réaliser l'ensemble. Les troisièmes sont des maîtres, ils ont conçu le plan, dirigent les travaux, coordonnent les efforts pour assurer la solidité de la masse et donner à celle-ci l'harmonie dans les proportions. Mais nous construisons un édifice tout frémissant de vie et de réalité, nous pouvons donc emprunter une autre comparaison, symbole de son intime essence. Les apprentis sont, eux-mêmes, la matière du temple, la pierre encore brute, perfectible et malléable, nécessaire à l'é­conomie du projet; il faut la débarrasser de ses scories, lui donner les arêtes ou les courbes voulues. Les compagnons, grâce à leur métier, à leur science, accomplissent cette besogne, ils feront passer leur âme dans la pierrev tandis que les maîtres la pénétreront de leur esprit en passant par l'âme et la main des ouvriers. Pour arriver à ce résultat, les actions et réactions des éléments constitutifs et organisateurs doivent être synchroni­sées selon un rythme infiniment souple, incapable de se déshar-moniser au souffle des contingences éparses dans le temps et l'es­pace. Ce rythme s'établit sur deux modes: le premier idéal, le second pratique. Dans l'idéal, le rythme est amour. L'amour, comme un fluide issu de toutes les volontés conjuguées, sature de ses effluves les architectes, les artisans et la matière, indissolublement liés dans la gestation de la beauté, d^ns la création du grand oeuvre. 12 Dans la pratique, le rythne c'est la règle sociale, c'est-à-dire la loi, expression humaine de l'amour, en d'autres ternes, de la solidarité et ^e 1'altruisme. Ce concept de loi examiné dans ses incidences diverses va, peut-être, nous donner un cadre parfait pour notre thème social. Qu'est-ce que la loi? C'est la norme qui détermine les droits et les devoirs de chacun vis-à-vis des autres, comme les sanctions applicables aux délinquants éventuels. Pour être juste et équitable, une loi doit faire la part des "besoins matériels, celle des idées et celle de l'esprit. En consé­quence, elle doit policer les instincts, réglementer la plastici­té des idées, pour ouvrir à tous, dans la mesureidès'possibilités individuelles, la coupole spirituelle. Toute loi étrangère à l'un ou à l'autre de ces principes directeurs est une loi de circons­tance. Elle peut lier pour un temps, en vertu de la discipline, mais ne peut servir de forme intangible aux consciences et remé­die seulement à un mal transitoire ou trop pressant, à supposer qu'elle ne soit pas dictée par des considérations moins nobles encore. Dans ces conditions, comment doit être établie la loi? La réponse est simple. La loi doit faillir du sein de l'humanité comme Minerve du cerveau de Jupiter. Mais, et c'est l'évidence même, l'enfantement ne peut être abandonné en d.es mains inexper­tes. Les Sages seuls peuvent présider à l'éclosion des lois, si­non le droit est faussé, le devoir méconnu et les sanctions ina­déquates. Si l'on veut, en effet, transformer la société, renouveler ses assises, va-t-on faire appel à l'instinct comme base autori­taire et régulatrice?Si oui, la foule commande, ses caprices et ses appétits sont érigés en lois. Alors, les intellectuels, dont l'influence devrait logiquement agir comme un réactif, les intel­lectuels suivent la foule et exploitent ses passions dans le but évident d'en faire un marche-pied pour leur oligarchie. Quant aux spirituels, ils seront piétines ou tout au moins relégués au ma­gasin des accessoires, ils n'auront plus aucune voix dans le con­cert politique. Or, au point de vue rationnel, les instincts re- 13 présentent très exactement l'étape animale. Le chanp de l1anima­lité est divisé en deux parties, à peine délimitée par une bar­rière imprécise. L'une est caractérisée par l'instinct égoïste, partant sauvage, aveuglé par un besoin continu de satisfaction immédiate; l'autre par un instinct collectif ou domestiqué, au sens propre du mot. Celui-ci prévoit l'avenir et convoite, outre sa satisfaction propre, la satisfaction corrélative exigée par les individus de la même catégorie. Combien n'ont pas dépassé le premier degré instinctif?C'est un problème insoluble et troublant, leur légion est innombrable. Mais, confier, même aux autres le droit de régler les rapports sociaux, les suivre dans leurs aspirations terre à terre, c'est inévitablement rabaisser la fin humaine à une question de police dans la jouissance des biens de ce monde. Pansons aux intellectuels. Beaucoup d'hommes excipent de ce titre; bien peu le méritent, eussent-ils parcouru le cycle com­plet de l'enseignement moderne. Nos programmes universitaires, machines compliquées et sans souplesse, créent des savcnts et surtout des demi-savants, en série. Ils vulgarisent la science, en imposent la lettre et non l'esprit. Le résultat inévitable de ce dogmatisme d'un nouveau genre, c'est le"primaire", c'est-à-di­re l'homme des formules, d'une seule formule le plus souvent. Le primaire connaît plus ou moins bien une chose, mais ignore totale ment les autres et il est impuissant à formuler les synthèses, à conjuguer les phénomènes d'une série avec les séries concomitan­tes, pour en former un tout harmonieux. C'est un orgueilleux, de bonne foi, certes, et peut-être de bonne volonté, mais dont le but est faussé par une vue trop exclusive dans son étroitesse»Le Primaire, à la longue, enfermera l'humanité dans un cachot, dans l'in-pace de sa formule matérialiste. L'homme spiritualisé, au contraire, sait comment les ins­tincts doivent être cultivés et satisfaits, dans la mesure où ils sont nécessaires à la vie corporelle, véhicule de toute activité supérieure. Il sait combien la raison et l'intelligence doivent être respectées et sans cesse élargies pour élucider les lois na­turelles, les asservir à une fin plus haute. Mais il sait encore que la félicité humaine ne réside pas exclusivement dans le 14 corps et l'intellect. Il la situe dans la conscience du "bien, dans 1 ' amour de la perfection et il voudrait entraîner la foule à sa suite vers ce but lointain, par la limitation des appétits et la discipline de l'intelligence. Cet aperçu rapide va corroborer nos premières constatations. Il faut choisir parmi les spirituels, pami les sages, les ber­gers, les chefs, en un mot les hommes d'Etat. Car ceux-là seule­ment pourront donner aux humains, avec le pain du corps, les con­ceptions plus nobles, seules capables de juguler, à Jamais, la haine, l'envie, les rivalités de clan et de clocher et d'instau­rer, à la place des guerres fratricides, le règne de la frater­nité et de l'amour. Seuls, ils pourront conduire la communauté vers son but réel, tout en se servant de la matière comme d'un utile tremplin. Pourquoi la politique théocratique était-elle supérieure à la politique moderne présumée démocratique? La première était basée, nous l'avons dit, sur les principes même de la Providence divine, expression des lois universelles. Elle avait un idéal sublime: construire un avenir meilleur,relié à l'histoire des siècles révolus. Juste sans rigueur, équitable sans faiblesse, comme une tutelle bienveillante surveille et gui­de l'enfance inexpérimentée, elle présidait dans l'ordre et la mesure, cà l'évolution toujours lente des masses. Mais la foule instinctive, lasse des disciplines traditionnelles, a rejeté le progrès lent et sûr pour se tourner vers des contingences immé­diates, souvent sans contact avec le réel. Suivant l'exemple don­né par Tarquin le Superbe, elle a décapité ses chefs, et, comme elle peupla 1'Olympe de dieux à son image, elle a choisi ses gui-d.es et ses législateurs dans ses rangs nivelés. Aussi, la politi­que nouvelle établie sur les ruines de l'ancienne n'a plus d'au­tre base qu'une courte expérience. Ballotée au gré des événements quotidiens, elle travaille dans l'incohérence. Les jeunes mépri­sent les anciens et les sages et poursuivent la chimère insaisis- 15 sable du moment présent. De ce chef, leur attitude démocratique est trop souvent un nasque sans pensée. Car le bien du peuple n'est pas fait du seul présent, il doit emprunter la route des ancêtres pour atteindre l'avenir, et surtout, il ne doit pas s'é­garer sur le plan matériel, le premier, certes, mais le moindre de tous. A la lumière de ces observations trop véridiques, nous pou­vons, dès maintenant, concevoir le rôle et la responsabilité d'un chef. Le chef, pour son compte personnel, a claustré les contingen-, ces instinctives dans leur sphère légitime, il a gravi l'échelle de l'intelligence par l'étude approfondie des sciences et des arts, il s'est élevé jusqu'au sommet spirituel en communiant avœ la sagesse divine, seule capable de lui infuser l'esprit des traditions et des lois cosmiques, en dehors desquelles le progrès humain est un supplice analogue à la roue d'Ixion. Arrivé sur ce faîte, il n'y restera pas dans un nirvana idéologique : par un procédé inverse, il rayonnera dans la foule sa puissance spiri­tuelle, canalisant tous les instincts et toutes les forces vives, comme la science et la raison, vers l'idéal. Il n'improvisera pas les constitutions, ne les tirera pas de son fonds proprement hu­main, mais il adaptera les lois universelles, les lois de l'équi­té à la contingence sociale et guidera l'évolution du peuple, en suivant le rythme de l'ascèse générale. En un mot, le chef crée une foi aussi subtile qu'intelligente, la foi dans la fin derniè­re de l'humanité régénérée. Nous disons bien la foi, car le peuple n'est pas habitué et ne peut s'habituer, du jour au lendemain, à manipuler les idées générales. L'erreur fondamentale de la démocratie moderne, c'est de vouloir mener la foule avec des idées trop spéculatives. La foule fausse les idées aussitôt que reçues et les trQïlipOI© en réalisations instinctives, au lieu de s'en servir en vue de la conquête d'une vie supérieure. 16 Les solutions proposées, de nos jours, pour satisfaire au problème démocratique, peuvent-elles engendrer l'épanouissement total et progressif des facultés humaines, apporter la paix et le bonheur universel? C'est à voir* Socialisme et communisme, aujourd'hui, constituent le pôle attractif de la démocratie. Ce sont là deux vocables pour une même doctrine. Nous n'avons donc pas à les discriminer, sinon dans certains points de détail assez insignifiants, car nous n'envisageons pas les moyens de réalisation, mais les principes et le but sociologique, indiscutablement communs, Disons-le,tout de suite, du reste, socialisme et communisme sont l'aboutisse­ment inévitable d'une véritable théocratie. Seulement, les con­cepts recouverts par les termes peuvent avoir, suivant le cas, une portée bien différente, comme nous le verrons plus loin. Les deux doctrines modernes, en effet, puisent leur physio­logie, et partant leur psychologie, dans l'Encyclopédie et dans Darwin; Karl Marx est leur théologien et leur moraliste. De ce fait, c'est le triomphe du matérialisme intégral, avec une mysti­que, c'est-à-dire une religion et une foi, réduite au mètre de 1'animalité. Darwin considère l'homme comme un animal lentement diffé­rencié des autres par le développement d'une intelligence fonc­tion de ses centres cérébraux, Marx applique cette théorie à la société, mais il voit celle-ci comme un tout, sans se préoccuper des cellules constitutives, et il échafaude des raisonnements, d'une logique parfois implacable, qui s'appliquent à ce tout sans tenir compte des diversités individuelles. Sur ce thème ini­tial, on a construit dans l'idéal du genre, une société sans sou­plesse. Tous les hommes sont égaux en besoins physiques, intel­lectuels et moraux. L'humanité, en principe, est devenue un trou­peau, et les dirigeants des éleveurs patentés. Prenons les enfants. A tous la même hygiène, le même cube d'air, la même nourriture, le même enseignement, dosé d'une manie re identique. Pour l'adolescence, le même nombre d'heures de sport et d'études sur des programmes en série. Pour l'homme, 17 pour le travailleur, le même salaire, l'effort pareillement nesu-ré, la besogne du manoeuvre appuyée par la machine. C'est pour employer des expressions consacrées par l'usage, de l'industria­lisation, de la rationalisation à haute dose. Une seule cbrse a été oubliée, le roseau de Pascal, attaché bon gré, mal gré au tuteur social actuel, est un roseau pensant, un roseau doté d'une âne immortelle. On a oublié les besoins de cette âne, besoin d'air et de lumière, besoin de ne pas étouffer dans la gangue rigide des appétits matériels. On a même oublié l'impossible égalité de ces corps et de ces âmes, car chaque hom­me est une entité à nulle autre semblable, dont les aspirations, la réceptivité et la capacité varient continuellement et rendent illusoire l'application d'une commune mesure. Les conséquences de cette politique à courte vue ont été néfastes. Un exemple seulement. Voyons le monde ouvrier. Jadis, il y avait des artisans; ils étaient tour à tour apprentis, com­pagnons et maîtres. Ils ont construit ncs cathédrales et nos pa­lais, fabriqué des meubles, des ustensiles et des bibelots. Cha­cune d.e leurs oeuvres était marquée du sceau de leur génie parti­culier et enchantait les yeux et l'âme. Ils avaient acquis la souple maîtrise de leur métier, dans la joie et la sérénité et surtout la libre initiative laissée à leur talent. Aujourd'hui, au sein d'une même corporation, on impose à tous la même besogne strictement délimitée dans le temps, l'espace et le mécanisme des réalisations; ils sont devenus des automates manoeuvrant des machines. Regardez les églises, le^ gratte-ciel, les appartements et leur contenu; tout est propre, linéaire, confortable, mais dans tout cela, jamais, ou presque jamais, une étincelle de cette sublime beauté qui transporte les âmes sur les cimes, rien que de la matière domestiquée. Partout, sur tous les plans sociaux, nous trouverons cette même carence esthétique, morale et spirituelle. D'où vient cela? De la conception démocratique moderne elle-même. Dans cette con­ception, tout est exact, logique, mesuré normalement, mais la me­sure est fausse. Notre civilisation est un monde à deux dimen­sions, l'envol a été négligé. On a considéré et on considère 18 l'homme conne "un animal de luxe. Or 1'animal est matière; la fin de l'homme aninal est donc dans la matière, dans le bien-être qui peut en découler. Dès lors, la règle de conduite sera la conquête exclusive des "biens matériels, selon le rythme de l'ex­périence scientifique. Quant à la répartition du bien-être,elle se fera sur une cadence identique pour tous, dans une justice rigide, étrangère à l'équité, c'est-à-dire aux considérations individuelles dont les variantes ne peuvent être exprimées en va leurs mathématiques. Et, sur tout ceci s'étend la loi du moindre effort; il ne faut demander au nourrisson élevé en serre chaud,e aucun travail superflu, sans rapport avec le but fixé; Certes, la loi du moindre effort est essentielle en mécanique, mais, dans le domaine humain, c'est une hérésie mortellement préjudi­ciable à la perfection et à la poursuite de l'idéale La vicilisation moderne n'a qu'un soucii le corps* Quant à l'esprit, sans le nier peut-être, elle le néglige totalement. Qui parle, aujourd'hui, d'esthétique, de morale, de vie spiri­tuelle et intérieure ou de conscience? On forme des athlètes, superbes pendant quelques courtes années, dont les forces s'u­sent avec la rapidité de l'éclair. Où donc sont les athlètes d'antan, nourris aux jeux du stade mais élevés dans les temples d'Eleusis ou d'Olympie? Tels sont les résultats dûs à l'application exclusive du matérialisme Darwinien et Marxiste à notre politique sociale. On peut résumer la genèse de cette évolution en quelques mots: Le socialisme-communisme moderne est né avec la Réforme et son libre-examen. Il était soigneusement caché dans les prémis­ses, à l'insu même des réformateurs, et a mis deux siècles à mû­rir. Le libre-examen, en effet, a rejeté en bloc les lois tradi­tionnelles cristallisées, par des apports étrangers à leur essen­ce première, en dogmes trop rigides, II a donc introduit dans la foule l'individualisme politique au même titre que l'individua­lisme religieux. Comme la foule ne s'embarrasse pas de philoso­phie, elle a conçu la civilisation comme une assise accordée à la satisfaction de ses appétits. Ainsi, l'individualisme mal compris, a renforcé et élargi ï'égoïsme populaire. Puis, de grands clercs sont venus, sortis des officines du positivisme matérialiste; ils ont codifié le nouveau courant social, en éle- 19 vant le particulier à la puissance du collectif, et nos théories contemporaines ont apparu. Celles-ci assimilent la véritable culture au progrès indéfi­ni de la technique, de la science expérimentale, au progrès de la machine. Sur les ruines dogmatiques anciennes, on a bâti un nouveau dogme intangible, sans s'apercevoir de sa fragilité, sans soupçonner le côté vraiment réel et sublime de la civilisa­tion. Science, technique, machines sont des moyens d'une incon­testable utilité, mais non pas une fin. La fin, c'est 1'affine­ment de l'espèce, l'harmonie des facultés individuelles et des rapports sociaux, la conquête d'une perfection progressive,seule capable d'offrir une base au bonheur relatif ou absolu dont nous rêvons depuis toujours. En somme, le socialisme-communisme actuel n'est pas psycho­logue dans le haut sens du mot. Il l'est à sa manière; ainsi le magnétiseur se sert de la réceptivité de son-sujet pour lui in­culquer une idée, vraie ou fausse, commander un acte, bon ou mauvais, pour le galvaniser dans un sens voulu, sans tenir comp­te des prédispositions de l'individu, ou même en les exploitant pour arriver à ses fins particulières. Comme le magnétisé, la foule moutonnière, sous l'influx des flatteurs, s'engage dans la voie ouverte à ses instincts. Les exploiteurs, dévorés eux-mêmes par les mêmes passions, savent jouer de cette tendance, pour consolider une domination trop précaire à leur gré. A la lu-ière de ces observations, pouvons-nous maintenant voir clair dans l'état social actuel et envisager la solution susceptible d'amener la paix et le bonheur parmi les hommes, sous l'égide de l'équité? Il vous le semblera peut-être. Une formule typique a été lancée récemment pour synthétiser les désirs de la foule. Elle est, r*u reste, vieille comme le monde, autant que profondément humaine et juste : Le Pain - La P-^ix - La Liberté. Le Pain? Personne ne peut contester la nécessité vitale de l'aliment corporel, de la nourriture substantielle et saine,capa- 20 ble d'assurer le libre jeu des organes, de prolonger l'existence en vue de l'effort collectif sur lequel s'échaffaude la cité matérielle. Le droit au apin est imprescriptible. La Paix? La paix universelle,jamais réalisée au cours des siècles historiques, serait-elle une chimère? Jusqu'à nos jours on l'impose, dérision suprême, par la force des armes ou l'inti­midation. Lorsqu'on prêchera la paix avec l'amour au coeur et non la haine, le vieil adage "homo homini lupus" (5) tombera en désuétude. Nous vivrons, sans nous bercer de chimères, dans la joie et la sécurité, sous condition expresse de recevoir la cé­leste parole avec le même amour. La Liberté? La saine liberté dont le nom est inscrit au fronton de tous les temples et de tous les palais est combien méconnue. Personne ne sait plus la norme de la vraie liberté. Comme tout appareil électrique bien constitué, elle comporte deux pôles. Un pôle positif^ c'est le droit strict de l'individu un pôle négatif, ensemble des droits d'autrui. Au milieu se trou­ve l'équilibre, "in medio stat virtus" (6). Ce juste milieu se résume dans l'aphorisme "Fais ce que dois", et ainsi la totali­té des droits sociaux est harmonisée dans la notion du devoir. La liberté est donc un compromis entre le positif et le négatif; elle consiste à respecter le rayonnement de tous les individus groupés en société. Mais elle réclame une juste contrepartie : si en effet, par une transposition d'un mot de Kant: le droit de tous est la mesure du droit individuel, la réciprocité est ab­solue . Pain, Paix, Liberté, voici donc une base pour la construc­tion du temple social, base réclamée depuis des millénaires et jamais atteinte encore. Comment en assurer la possession défini­tive et l'aménagement équitable? C'est un problème difficile, mais non la quadrature du cercle. Difficile certes; il y aura toujours des pauvres et des riches, des forts et des faibles, des intelligents et des sots, des hommes de volonté et des vel­léitaires; il y aura toujours la bonne et la mauvaise étoile. A cela, nul ne peut rien, pas même Dieu, car nous sommes nous-mêmes, les artisans de notre destin. L'homme est ce qu'il se fai"Ç Mais on peut trouver une solution moyenne et cette solution est celle-ci: diminuer progressivement la misère matérielle et les 21 entraves à la libre expansion des facultés de charme individu* La seconde partie de la solution est à notre portée inné-diate, c'est l'acceptation volontaire de la discipline sociale, c'est reconnaître et faciliter les aspirations légitimes de tous les citoyens. La première partie: diminuer la misère matérielle est moins facile à obtenir, car elle a contre elle l'"auri sacra famés" (7) des anciens. Abordons pourtant la question. Il y a trois facteurs de richesse mondiale: La nature dis­pensatrice des matières premières, réceptacle des forces princi-pielles; Le travail, dont l'incidence aide la nature, la contraint selon le rythme des besoins et transforme les forces comme les produits bruts; Le capital qui prend sa source dans les deux autres et, par un effet de choc en retour, les vivifie en les multipliant; tel un lac alimenté par les ruisseaux et les rivières, leur restitue, par 1'évaporation, leur vitalité en v^ie d'épuisementi La nature est un esclave et ne doit qu'obéir. Cette parodie d'un vers célèbre est exacte, la nature obéit toujours à l'ef­fort qui la sollicite. Cet effort constitue le travail. Tu mange­ras ton pain à la sueur de ton front a dit l'Eternel; sans tra­vail tout est stérile et la vie humaine n'a plus de sens. Il est l'humble et vigoureux artisan de la soei'té, il l'a édifié de tou te pièce.", à travers les siècles, et c'est pourquoi la civilisa­tion actuelle est solidaire du passé. Le travail est la source du capital. Qu'est-ce que le capital? C'est une accumulation de tra­vail mise en réserve pour l'avenir. L'or et ses succédanés ne sont pas des capitaux proprement dits, ils en sont les signes re­présentatifs. Il faut donc considérer le capital comme une possi­bilité de travail immédiat ou futur, un moyen de rémunérer l'ef­fort productif et de le diriger, dans un sens déterminé, pour le bien de tous. C'est d'avoir perdu de vue ces vérités, pris le si­gne pour la chose, l'apparence pour la réalité, que sont mortes les antiques civilisations; c'est de la même erreur que nous nourrons, si nous n'y prenons garde. Or, les biens de ce monde matériel, fournis par la nature et transformés par le travail à l'aide du capital, sont la propriété 22 commune de tous les bonnes. Chacun d'eux a le droit strict d'y puiser selon ses besoins innédiats, et le droit, non moins strict d'en^avoir sa part à l'heure où ses forces le trahissent. Mais les riches ont oublié qu'ils étaient les dépositaires et non les maîtres absolus des biens à eux confiés. Ils les ont trop souvent administrés en égoïstes, pour eux-mêmes, accaparant l'intégralité des revenus à leur seul profit, sans le souci cons­tant d'en effectuer une répartition intelligente, conforme à la volonté divine, parmi les déshérités. C'est pourquoi, Jésus, il y a vingt siècles, proclame la difficulté pour les riches égoïs­tes d'entrer dans le royaume de Dieu, réservé aux pauvres en esprit. Mais les patrons de l'industrie, du commerce et de l'agri­culture ont oublié leur rôle. Instruments de Dieu et de la théo­cratie dans la répartition des produits du travail, ils se sont taillés la part du lion et considérés presque toujours, conne dèff bénéficiaires exclusifs* Tous ont oublié la grande maxime prêchée par le Christ:"A chacun selon ses oeuvres et ses besoins". Par cette masse d'oublis, la société de tout temps a été viciée et déséquilibrée. Beaucoup a été réparti à quelques-uns et peu à beaucoup. Les crises sociales n'ont pas d'autres causes elles sont inévitables et périodiques. Mais toutes les réactions connues, depuis les temps historiques, se sont inspirées du prin­cipe même qui les avait engendrées, elles ont simplement entéri­né le déplacement des incidences ploutocratiques selon la norme de la prétendue loi de la lutte des classes. Et le monde roule indéfiniment dans la même erreur, il se débat dans un matérialisme dont il refuse de s'évader. Les hom­mes ne pensent ni à leur origine spirituelle ni à leur fin der­nière. Ils ont été, sont et seront le jouet des instincts, des passions et des appétits, en un mot de l'égoïsme 23 Supposons pourtant la difficulté surmontée, les instincts policés et plus ou moins assouvis, les "biens matériels répartis selon l'ordre et l'équité, c'est-à-dire selon les besoins immé­diats et le souci de l'avenir* L'humanité sera-t-elle satisfaite Pas encore, car l'homme est double. Il y a en lui deux êtres,un animal et un esprit; il repose sur une base matérielle et s'a­chève sur un plan supérieur. Il est humain et divin à la fois. A quoi bon satisfaire l'humanité si la divinité ne reçoit rien en partage? L'esprit et le corps doivent se nourrir simultané­ment, et pour cela, il faut répartir les biens spirituels comme on a réparti les biens temporels. Comment opérer? Toute difficulté semble, ici, écartée. Sur ce plan, en effet, tout le monde peut puiser sans réticence, sans offusquer ou désavantager son voisin, car la source des ri­chesses spirituelles est inépuisable * elle se prête, sans aucun amoindrissement, à tous les partages» Dins le domaine spirituel, il n'y a ni riches ni pauvres, chacun est rassasié selon sa capa­cité particulière. Si l'un possède plus, c'est qu'il veut et peut prendre plus. Si l'autre est moins riche, il ne le sait pas car, étant comblé, il ne saurait recevoir davantage; mais si son désir vient à s'accroître, il reçoit aussitôt la manne corres­pondante, puisque le don, en quelque sorte, crée la puissance réceptive. En quoi consistent les biens spirituels? Ils se résument dans la connaissance, c'est-à-dire dans la Gnose. Et cette Gnose, prêchée par tous les grands initiés, rénovée et complétée par le Christ, cette Gnose est la science de notre fin dernière. L'homme involué dans la matière, nous dit-elle, est un fils de Dieu; il doit donc, ainsi s'exprime 1'Aréopagite, se déifier, c'est-à-dire se rapprocher de Dieu jusqu'à s'identifier à lui, selon la norme des contingences. Se déifier, n'est-ce pas en arriver à concevoir les biens matériels comme de simples moyens d'ascèse? Se déifier, n'est-ce pas communier avec Dieu dans le triple amour du vrai, du beau et du bien, les trois aspects de la divinité? Jusqu'ici, cette Gnose a été le privilège d'une élite res­treinte. La répartition des biens spirituels élèvera la masse 24 humaine jusqu'à l'élite, elle la sauvera en l'arrachant aux atteintes de 1'animalité et de l'égeïsne, II faut amener chaque individu, non pas à tout savoir,com­me le prétend, bien à tort, la science expérimentale, mais à pouvoir comprendre, dans leur double interprétation matérielle et spirituelle, tous les problèmes soulevés par l'expérience et la raison. Il faut amener tous les hommes à la sagesse, c'est-à-dire à conjuguer, dans leur être devenu complet, la force maté­rielle et la puissance divine. Or, que voyons-nous depuis des siècles? La révolte insensée de la force instinctive aveugle des masses contre la puissance spirituelle de l'élite. Est-ce la faute de cette dernière? Non pas. C'est la faute lourde et peut-être voulue dans certains cas des berscers mauvais ou ignorants qui ont capté l'oreille de la foule, l'ont murée dans la prison passionnelle, sans jamais lui ouvrir les horizons de la Gnose. Lorsque la Gnose aura été répartie dans la masse, aurons-nous établi la suprême égalité de tout temps rêvée par les Sages? Oui, dans toute la mesure humaine, malgré les divergences et les erreurs, Inhérentes à la justice distributive. Nous serons arri­vés à la solution moyenne, la seule possible en notre univers. Comme nous disions: II faut diminuer la misère matérielle, nous dirons maintenant: travaillez, pour vous et pour les autres, à l'augmentation continue de la béatitude spirituelle. Et, dans ce nouveau cadre, le riche, dispensateur et non propriétaire absolu et égoïste, sera pauvre en esprit; le miséreux sora plus riche que tous les riches de la terre dans son esprit et sa déifica­tion reconquise. Ainsi, nous nous trouverons devant un être sublimé. Il ne sera ni un autocrate, ni un anarchiste. Il admettra tous les ac­commodements et jamais les compromissions.Il saura, tour à tour, réprimander son prochain et jeter sur ses fautes le voile si doux de l'oubli. Il réprouvera les révolutions sanglantes et les guerres mondiales; en un mot II saura aimer, car il n'aura ni envie ni haine. Ce sera un homme» Sur cette cellule humaine ennoblie et régénérée, nous pou-rons établir la démocratie théocratique, la démocratie idéale, dans laquelle chacun se contentera, du nécessaire d'abord, de 25 l'utile ensuite et enfin 4e l'agréable, sans jamais vouloir at­teindre le superflu qui s'acquiert toujours au détriment des au­tres. Les biens, tous les biens bunains se trouveront automati­quement répartis entre tous, selon la loi de solidarité, de fra­ternité et de charité. Nous aurons instauré le socialisme et le communisme véritables sur les débris de la démocratie démagogi­que moderne, génératrice d'envie, de haine et de luttes intes­tines. Nous aurons construit l'ordre social dans la paix du coeur et des passions, subordonnée à la sérénité, de l'esprit» De cet exposé, des conclusions multiples peuvent être ti­rées. Tout d'abord, créer, par une initiation judicieuse, des personnalités puissantes, susceptibles, par le rayonnement et la maîtrise de leur conscience, de réagir sur la tendance collec­tive des foules. Ensuite, combattre le matérialisme intégral sous toutes ses formes et faire appel aux forces spirituelles innées et latentes chez tous les hommes, pour en faire l'assise de la société moder­ne. Enfin, établir des Centres où les lois de l'esprit, les lois" universelles seront étudiées et comparées avec les nécessités de la vie quotidienne, D?.nr ces centres, l'humanité apprendra à "...ov"1 nourrir son esprit, comme elle se nourrit de pain par le travail et de science dans les Universités, Elle y découvrira progressi­vement la norme du bonheur et la voie de la béatitude. Ainsi,elle aiguillera sa vie dans le sens des suprêmes réalités en soule­vant le voile trompeur de la matière» Mais, à l'origine de cette oeuvre de longue haleine, un pre­mier travail est à effectuer; travail intime, indispensable à chaque individu, la formation de son moi sur les bases lumineu­ses de la tradition spirituelle. 26 APPENDICE Toutes les formules constitutionnelles peuvent réaliser l'équilibre social nécessaire à la vie des peuples, si le régime d'équité établi à leur base est suffisamment souple pour s'adap­ter à tous les besoins légitimes, combler toutes les aspirations individuelles et collectives. Monarchie absolue ou libérale, Empire, République, Démocratie, tout cela ce sont des mots. Seu­les sont à considérer la sécurité et les satisfactions de tous ordres, accordées aux masses populaires et à l'élite de la na­tion, Mais, comment, dans la mêlée t des égoïsmes, obtenir un résultat positif et concilier des intérêts le plus souvent opposés? L'autorité, partant le devoir de répartir les biens physi­ques, intellectuels et moraux, patrimoine de la famille humaine, doit être remise entre les mains des meilleurs parmi les citoyens Non pas entre les mains des purs théoriciens, issus des univer­sités - ce serait déjà beaucoup - mais entre les mains des sa­vants d"ont l'esprit de réalisation est à la hauteur de la scien­ce, entre les mains des Sages. Tous les hommes doivent produire un effort utile, riches ou pauvres, savants ou ignorants, faibles et forts, chacun en son milieu, dans l'intégralité de ses moyens. L'oisif est un para­site de la société; celui qui veut réduire son effort au mini­mum est un poids mort. L'oisiveté et la paresse sont des plaies sociales, elles engendrent la haine et l'envie, elles détruisent la paix. Transposer la puissance spirituelle sur le plan de la vie moyenne, édicter les justes lois capables de conduire la foule vers un but vraiment humain, diriger les aspirations générales dans la voie de la fraternité, telle est l'oeuvre réservée aux Sages. Repérer les lois du Cosmos, les contraindre à servir la civilisation, est l'apanage du savant. Recueillir et multiplier les matières premières, les trans- 27 former et les mettre à la disposition de tous, sous la forme d'a­liments, de machines et d'objets usuels, tel est le rôle de l'ou­vrier. Tout ce travail est éminemment noble; les artisans, tous les artisans, chacun dans sa sphère, ont reçu une mission admira­ble, une mission sacrée. Ce n'est pas tout encore. Il faut trouver un lien suprême pour unir les individus aux individus et les nations aux nations. Il faut un idéal commun, une fin unique acceptée et poursuivie efficacement par tous. Ce lien, cet idéal sublime, c'est la reli­gion universelle. C'est l'ensemble des dogmes, des idées, des sentiments susceptibles de relier les hommes et non de les divi­ser, comme il arrive trop souvent aux religions particularistes, aux religions inquisitoriales. Il faut tracer, devant les pas de la foule, une route large et ensoleillée que chacun pourra suivre au gré de sa fantaisie, sans risquer de s'égarer en de ténébreux labyrinthes, une route aboutissant au seul panorama digne de cap­tiver l'attention humaine. Et ce panorama, c'est le royaume de Dieu. Or, le royaume de Dieu, cet équilibre idéal des corps et des âmes, est à portée immédiate de notre main, à portée de notre intelligence et de notre volonté, II suffit de la saisir au pas­sage. Mais la volonté de l'homme est mauvaise, elle est sourde aux appels de la raison comme aux appels de l'esprit. Consultez l'histoire du monde: aussi loin que les archives des peuples peu­vent vous renseigner, vous trouverez des guerres, toujours des guerres, Des guerres provoquées soit par des appétits, soit par des dogmes, soit par des idées. Pourquoi cet état endémique de discorde et de haine?Parce que les hommes ne veulent pas s'entendre, sur une base commune, dans l'appréciation de leurs besoins, la confrontation de leurs idées et la poursuite du bonheur universel. Les divergences, les luttes fratricides étaient, peut-être, naturelles et obligatoires, dans les siècles préhistoriques, lors- 28 que la nature indisciplinée exigeait une compétition de tous les instants, pour la conquête des moyens de subsistance. Ne sont-ellespasanormales et inadmissibles, à notre époque, où l'homme policé est maître, dans une large mesure, par sa science et son expérience, des éléments matériels? Mais il veut imposer par la force ses conceptions particulières et égoïstes, il veut dominer, en s'assurant la part du lion dans les ressources de la commu -nanté. Ainsi le mal dont nous mourrons, par degrés insensibles, réside dans la volonté humaine; volonté de domination ou volonté de Jouissance. Nous voulons établir, à notre profit, une unité factice, selon nos vues du moment ou nos désirs; réduire à notre mètre, en sous-multiples de notre propre entité, les individuali­tés qui nous entourent. L'erreur fondamentale de notre société, c'est le péché dénommé par le Christ, le péché contre le Saint-Esprit:" Si tu ne penses pas comme moi, tu es mon ennemi". Alors, on détruit l'ennemi, on détruit son oeuvre et ses moyens de tra­vail, on lui dénie le droit à l'existence, et quand, par hasard, on épargne sa vie, on le courbe sous la botte du conquérant pour en faire un esclave. L'envie et la haine sont des moteurs irrésistibles. Que faut-il donc à l'humanité pour .jouir en paix des biens matériels et spirituels? La sagesse à sa tête; le travail dans ses rangs; un refuge unique, à l'abri duquel elle puisse oeuvrer et penser sans risquer l'ostracisme ou la vindicte. Et ce refuge c'est la fraternité, c'est l'amour, c'est la charité qui donnent à chacun ce qui, légi­timement, lui est dû. Malheureusement, dans la suite des siècles, la matière s'est toujours élevée contre la pensée, et la pensée a été pervertie par la matière; l'égoïsme est resté la loi des actes humains et la lutte animale des classes sociales le levier de la civilisation. Au moment précis où l'homme aura vaincu, dans la mesure du possible, c'est-à-dire discipliné son égoïsme et ses passions 29 instinctives, il aura trouvé la paix et la satisfaction de tous ses besoins. Et ce moment sera le triomphe de la religion uni­verselle. Tous les hommes dont la faculté de pensée n'est pas émous-: sée sentent, de façon plus ou moins précise le contenu de la re­ligion universelle. Les grands philosophes, les fondateurs des religions particulières, l'ont tous exposée sous un voile trans­parent. La religion universelle magnifie l'individu dans tout ce qu'il a de grand et de noble, c'est-à-dire de divin; elle cons­truit les assises de la famille, de la cité, de la :iation, dans le droit général et imprescriptible de l'humanité, sans négli­ger aucunement le plan matériel sur lequel repose l'édifice sociaT Par la religion universelle, les hommes les plus humbles appren­nent à apprécier les données de l'esprit, les intellectuels et les sages à rendre justice à la matière. Tout ceci peut se résumer en quelques sentences,trop connues pour qu'il soit nécessaire d'en indiquer la source: "Rends à César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu". Cette parole du Christ est identique à la maxime stoïcien­ne: "Subis la matière et ses lois en les rendant solidaires &)*, tes aspirations spirituelles". "Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front" . t Travaille et la nature obéira à tes efforts. "Aimez-vous les uns les autres" Combattrez les instincts, les passions, l'égoïsme qui vous dres­sent contre votre prochain. Assouplissez vos désirs sous le joug de la charité, car tous les hommes sont, comme vous, les enfants du Père universel, de Dieu l'unique. " L'homme ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. Le pain du corps est insuffisant. Il faut aussi la manne spiri­tuelle, la nourriture céleste susceptible de donner à l'humanité le sens de sa vie, l'orientation nécessaire vers la totalité de ses aspirations.

C. CHEVILLON -ORIENT OU OCCIDENT

CONSTANT CHEVILLON ORIENT OU OCCIDENT ? CONTRIBUTION A L'ÉTUDE COMPAREE DES PHILOSOPHIES ET RELIGIONS DE L'INDE ET DE L'EUROPE Librairie Générale des Sciences Occultes CHACORNAC FRERES 11, Quai Saint-Michel,11 PARIS (V°) 192S AVANT - PROPOS Les pages qui suivent sont le résumé d'un certain nombre de conférences données au Siège de la Société Occultiste Internatio­nale à Lyon en 1924 et 1925. Il ne faut point y voir ni un cours d'histoire de la Philosophie, ni surtout une analyse complète des systèmes passés en revue. Le conférencier, sur la demande de quelques-uns de ses au­diteurs, a voulu opposer aussi nettement que possible les idées de l'Orient à celles de l'Occident, afin de les tirer d'un doute qui s'élevait dans leur esprit. A cet effet, il a choisi à tra­vers les siècles, parmi les philosophes, les plus représentatifs des traditions rivales et, dans le système de ces philosophes, les doctrines qui, à son avis, se rapprochent davantage du génie de la race, celles qui caractérisent sens ambiguité la pensée de l'Orient et de l'Occident sur le grand problème de la vie et de la destinée humaine conjugué avec l'idée de Dieu. Les divergences fondamentales et irréductibles mises en re­lief dans cet exposé dérivent, sans contestation possible, des conceptions différentes énoncées par les maîtres d'Asie et d'Eu­rope sur ces questions primordiales. Une philosophie, une reli­gion admettra, en effet, des solutions diverses suivant le con­cept du divin généralement accepté dans le milieu où elle évolue et suivant le rapport qui sera établi par les esprits entre l'Etre Suprême et l'Univers. Toutes les idées, toutes les théo­ries, toutes les hypothèses qui viendront se greffer sur ces principes radicaux et essentiels seront inévitablement les résul­tantes de la solution primitive, car toujours et partout une civilisation porte l'empreinte de deux facteurs originels impos- sibles à éluder: Dieu et l'homme; et le? philosophaes et les re­ligions sont précisément une tentative d'explication du rapport mystérieux qui unit ces deux termes. La question est donc formidable; pour l'élucider complète­ment, un ouvrage encyclopédique eut été nécessaire. L'auteur n'a­vait ni le temps, ni les moyens matériels suffisants pour s'at­teler à cette besogne; il a simplement, en quelques leçons, exa­miné ce qu'il a cru être l'essentiel des doctrines de l'Inde et de l'Europe, afin de synthétirer dans l'intellect de ses audi­teurs l'opposition des deux pensées. Les réflexions qui accompagnent l'exposé des théories et la conclusion sont l'expression des idées personnelles de l'écrivain et le fruit de ses études. Elles sont le reflet de la conviction inébranlable à laquelle il est arrivé: celle de la supériorité du verbe occidental et de l'excellence de notre tradition gréco-latine et celtique par rapport au verbe oriental et à la tradi­tion Indoue. Il est, en conséquence, persuadé que notre tradition, expression sans doute d'une tradition plus ancienne née dans l'ambiance immédiate de la Méditerranée, ne doit absolument rien à l'Inde ou à l'Extrême-Orient et que, si l'on doit reporter sous d'autres cieux la naissance et l'évolution première de cette phi­losophie antéhistorique, on ne doit pas en rechercher l'origine à l'est, mais quelque part ailleurs dans les continents disparus de la Mer Atlantique. Cette dernière question a été laissée dans l'ombre car elle importe peu au contenu des dogmes. L'essentiel était de déterminer leur apparente irréductibilité et de montrer la nécessité de se plier à la discipline occidentale si on veut conserver à notre race sa vertu exp&nsive et la netteté de ses conceptions. Ce double but a-t-il été atteint? Peut-être! mais en tout cas l'essai a été loyal et la conviction sincère. Au surplus, ces pages étaient destinées à un petit nombre; on a demandé à leur auteur de les publier, il y consent sans aucune prétention, désireux seulement d'apporter une pierre de consolidation à l'é­difice occidental qu'on voudrait remanier, un peu à la légère, sur un plan qui en changerait l'ordonnance et en compromettrait les assises. Il ne veut point imposer ses idées et ne les présen- 4 te pas comme l'expression d'une vérité irréfutable; il a même pu commettre des erreurs d'interprétation dont il s'excuse par avance auprès des lecteurs familiers avec l'histoire de la phi­losophie qui s'attarderont à lire cet opuscule. Il les prie de considérer que c'est là, comme le titre l'indique, une simple contribution à l'étude d'un problème angoissant et vaste comme la pensée humaine; trop heureux s'il a pu fournir à quelques étu­diants, d'une bonne volonté égale à la sienne, un sujet de mé­ditation ou un fil conducteur dans le labyrinthe de la philoso­phie comparée des religions. CHAPITRE PREMIER ORIENT ET OCCIDENT Depuis un quart de siècle, on va prônant partout que l'Occi­dent est mort ou en passe de mourir, que ses énergies se dissol­vent, que sa pensée s'effrite ou se perd dans un renouveau du byzantinisme et d'une scholastique de décadence. Et de fait,beau­coup d'hommes, fatigués d'une pensée trop claire et trop précise ou trop faibles pour la supporter, se tournent vers le Sphinx Oriental, attendant un verbe nouveau, une vérité enfin adéquate à leur état d'âme et à leurs aspirations douloureuses. Qu'est-ce à dire? L'Occident est-il plongé en de douteuses ténèbres depuis trente siècles d'histoire glorieuse et la lumière intellectuelle vient-elle de l'Orient comme la lumière du Soleil? C'est à le croire si l'on écoute les prophètes qui vaticinent en ce moment sur le territoire de notre vieille Europe déchirée. A les entendre, la toujours jeune Asie et l'Inde en particulier sont l'écrin resplendissant d'où la vérité s'échappe en ondes virginales; notre Occident Celte et Latin est le réservoir de l'obscurantisme délétère; religion, philosophie, occultisme d'Oc­cident tout cela est jeu d'enfants aveugles et stupides en pré­sence des idées orientales. Il est grand temps de réagir. Et d'abord, le mythe de la race Aryenne, mère de notre civilisation moderne, descendants des plateaux du Cachemyre et des steppes du Baïkal pour s'épandre jusqu'aux rivages de l'Atlantique et arracher le monde aux ténè­bres, a perdu beaucoup de sa valeur et de sa rigueur scientifique Des esprits puissants et tout à fait positifs n'ont pas craint de s'ériger en faux contre cette théorie trop facile et ont es­sayé de refaire l'histoire de la Civilisation en partant des rivages de l'Atlantique lui-même - nous ne voulons point pour le moment, pénétrer dans l'ombre de la préhistoire et évoquer les continents disparue - ils font donc déferler la vague civilisa­trice de l'Occident vers l'Orient et basent leurs opinions sur de bons arguments et suffisamment connus pour qu'il ne soit pas nécessaire de les reproduire ici. Les races nées sur les^plateaux asiatiques ont donc parfaitement pu, dans leurs migrations sécu­laires, venir rénover le sang des races occidentales et parfois les dominer de leur nombre et les engloutir dans leurs rangs ser rés, sans pour cela amener avec elles une révolution intellec­tuelle proprement dite. Elles venaient vers nous avec nos idées basiques (jadis emportées d'Occident selon un rythme migrateur similaire ou peut-être même par de simples missionnaires intel­lectuels) plus ou moins transformées et digérées, mais toujours semblables à elles-mêmes. De la sorte, aucun heurt irréductible n'a dû se produire et les sangs se sont mêlés d'autant plus faci­lement que les cerveaux étaient le réceptacle de concepts ana­logues. Ainsi donc, voici déjà un point, sinon acquis, du moins à envisager sérieusement: la lumière ne vient pas toujours de l'Orient. Pourquoi alors, la lumière née sous notre ciel serait-elle moins lumière que celle qui nous vient du Ciel de l'Inde? On ne peut alléguer aucune raison valable. Mais, prenons garde! Que les idées aient progressé de l'Occident à l'Orient ou de l'Orient à l'Occident, peu importe; elles devraient dans tous les cas être semblables ou du moins ae ressembler étrangement. Comment se fait-il donc qu'elles soient actuellement si dissem­blables dans les deux continents? Aurions-nous perdu la clef du labyrinthe intellectuel, tandis que les Indous l'ont conservé jalousement? C'est une question d'examen du contenu des doctri­nes que nous verrons plus loin. Elles sont, non pas antinomiques mais dissemblables, c'est un fait irréfutable. Quels facteurs ont milité en faveur de cotte diversification? Ceci est une au­tre affaire et il ne fait de doute pour personne qu'une même 7 semence jetée dans des sols et sous des cieux différents donnera dans la suite des temps des fruits aussi différents que possible, Là est proprement le noeud de la question. L'Orient et l'Occident génèrent des ambiances irréductibles l'une à l'autre et ces am­biances ont créé sinon des hominalités distinctes, du moins des races différentes et des intellects d'un modèle dissemblable, de sorte que, une idée générale captée par un cerveau, représentera, après avoir été transformée en concept, un contenu distinct sui­vant le lieu dans lequel elle a été pensée. D'où vient donc que le cerveau d'un homme d'Occident est actuellement irréductible à celui d'un Oriental? Quelques lignes suffisent pour le faire comprendre. Nos intelligences ont été fa­çonnées par le génie latin fait de clarté, de précision et de ra­tionalisme tempéré. L'Oriental a été bercé dans un mysticisme in­tellectuel de tous les instants; l'imagination est chez lui la faculté directrice, et cette imagination crée des images, évoque des tableaux en rapport avec la nature et le ciel ambiants. Donc, formation intellectuelle divergente. Chez l'Occidental, la volonté est faite d'individualisme et d'aspiration incessante vers l'autonomie et la liberté, conséquen­ce, à l'origine, de l'âpreté de la lutte pour la vie, et, par la suite, de l'orientation habituelle de l'esprit, ce qui implique la liaison intime et la collaboration continue des deux facultés de l'esprit: intelligence et volonté» Le mysticisme domine l'O­riental dans sa volonté comme dans son intellect et fait du pro­blème moral une simple question intellectuelle, comme nous le ver­rons plus loin. La volonté de l'un est tendue vers la formation de la personnalité, celle de l'autre vers le perfectionnement gé­néral de la collectivité qui doit assurer le retour vers l'univer­sel repos. L'un considère la souffrance comme un adjuvant, un ai­guillon du mieux être; l'autre la regarde comme un mal en soi. L'Occidental voit dans la vie un tremplin nécessaire pour se projeter dans l'immortalité. Pour lui, vivre c'est créer sa personnalité, c'est former son moi et l'abstraire du monde exté­rieur, c'est évoluer activement et librement vers une fin dernière qui sera d'autant plus haute que la vie aura été plus féconde. L'Oriental considère la vie comme une erreur de la création, er- 8 reur inéluctable, mais monstrueuse, dont il faut se délivrer par tous les moyens possibles; au lieu d'engendrer le mérite, la vie, pour lui, génère la souffrance, et tuer en soi la souffrance,c tefe revenir à un état primitif d'impersonnalité où tout est lié dans un équilibre instable et dans un repos inconscient. Le but final d'un homme d'Occident, c'est de se hisser avec son moi tout entier dans une félicité sans borne; il aspire à un bonheur qui ne le rassasiera jamais et qui s'accroîtra toujours. L'Oriental veut simplement se libérer de la matière pour plonger dans son lieu d'origine et s'y perdre dans la substance infinie et indéterminée dont il est une parcelle égarée. Nous nous trouvons donc en présence de deux races, de deux philosophies, de deux religions, en un mot de deux verbes diffé­rents qu'aucun lien apparent ne semble actuellement réunir. Ces deux verbes paraissent être l'expression de deux traditions in­dépendantes ou, plutôt, ce sont deux asymptotes qui, partant d'un point idéal commun ne peuvent avoir par définition qucun point de contact et n'ont de ressemblance que dans la courbe qu'elles dé­crivent. Si, en effet, nous supposons à l'origine de la pensée humaine une doctrine universelle, que cette doctrine soit née sur les bords du Gange, sur les rivages de l'Atlantique, ou, moyen terme, dans les monts du Caucase, comme beaucoup ont tendance à l'affirmer, il s'ensuit que les facteurs d'évolution ont été dis­tincts sous des cieux divers et que les dogmes admis sous les di­verses latitudes se sont différenciés peu à peu, s'éloignant de leur centre de radiation jusqu'à devenir irréductibles les uns aux autres. Où donc est la vérité, puisque la vérité est une? Nous al­lons comparer le contenu des doctrines et puis nous essaierons de conclure. Dans l'analyse qui va suivre, il n'est point fait état des théories modernes qui, s'inspirant des doctrines orientales, res­tent néanmoins dans l'idéal chrétien, c'est-à-dire occidental. Toutes les idées Indoues qui sont exposées sont tirées d'auteurs autochtones antérieurs généralement à notre ère, tant pour la théologie que pour la philosophie. Elles forment le fonds des doctrines que certains voudraient introduire en Occident au mé­pris de notre tradition, et sont l'essence de l'esprit de L'Orisib Fous en verrons les conséquences, lorsque nous arriverons à nos conclusions. 10 CHAPITRE II SCHÉMA D'OPPOSITION THEOLOGIQUE La tradition occulte est représentée par un double verbe: le verbe occidental et le verbe oriental. Le premier est basé sur la théorie de l'Absolu. L'Absolu est immuable dans son essence qui est unité substantielle, expan-sif dans sa manifestation qui est le Logos, harmonieux dans la réciprocité interne et externe de son action qui est le Pneuma AgiSn, c'est-à-dire le Saint-Esprit ou souffle de Dieu. La mani­festation externe de l'Absolu oeuvre du Logos constitue la créa­tion, c'est-à-dire la Nature naturée par opposition à la Nature naturante qui est l'Absolu lui-même en voie de manifestation. La création primordiale est toute spirituelle, elle revêt le masque d'immutabilité et d'Eternité du Logos, "bien qu'elle soit métaphy-siquement postérieure à celui-ci. Comment des hauteurs de la spi­ritualité éternelle, elle tombe dans les griffes de la contin­gence à travers les voiles de l'espace et du temps, comment elle s'enfonce dans le monde des relations, c'est-à-dire des rapports intellectuels, puis dans la matière ténébreuse pour rebondir vers sa source et s'illuminer avant sa réintégration, nous le verrons sommairement tout à l'heure. Dans ce schéma d'opposition, il nous suffira d'ajouter ceci: L'intelligence et la matière sont nées de l'Esprit par suite d'une chute provoquée par le jeu du principe de liberté; notre univers est donc un accident dans la création et un accident passager, car tout ce qui est contingent doit se résorber dans la mesure même de sa contingence et se réintégrer dans la forme de son émanation primitive, compte tenu de son pas­sage dans la contingence, car, en effet, de son passage dans cet état instable, il conservera une potentialité spéciale qui impré­gnera son essence même réintégrée. Ainsi donc, dans la théorie occidentale, l'Absolu, support de la création, est, en vertu de sa manifestation extérieure et 11 libre, le point de départ d'une série de faits dont les quatre pivots sont: Chute, Rédemption, Illumination et Réintégration. Le verbe oriental est identique dans sa base, mais combien différent dans son développement ultérieur. Pour l'Oriental, l'Absolu est ce qu'il appelle, faute d'un terme positif adéquat: C E» C E, comme manifestation, est identique au Néant, mais au point de vue de l'ETRE, il est le germe, la source, la puissance première de tous les êtres. C'est: PARABRAHM. Parabrahm, c'est l'essence universelle non manifestée; une entité indéterminée, indéfinissable et tellement compréhensive qu'elle contient en puissance l'universalité des déterminations subséquentes de l'Etre. Aucune intelligence humaine, aucun esprit aussi haut soit-il ne peut le résumer en un vocable. C'est pour­quoi l'Oriental impuissant et écrasé dit: C E, Pendant que nous Occidentaux nous avons tourné la difficulté en disant: ABSOLU, qui est un vocable négatifs C'est par ce terme rebelle à toute analyse que se fait la liaison, que s'établit l'identité de deux verbes occultes. Dans chacun d'eux le développement diffère comme nous allons le voir. Pour l'Occidental, l'Absolu émane le Verbe de vie, le Lo­gos, et restitue son unité essentielle par l'Esprit qui est 1'Amouri Pour l'Oriental, le Logos n'est autre chose que Brahma, c'est-à-dire Parabrahm manifesté, et la réduction à l'unité se fait non plus par l'Anour, mais par le principe de conservation et le principe de dissolution qui sont les deux faces insépara­bles de l'action de Brahma. C'est un cycle qui évolue entre l'E­tre et Non Etre, entre la conscience à tous ses degrés de l'in­conscience, perpétuel balancement entre l'existence et le néant. Les deux doctrines déjà divergent, et la divergence ira sans cesse en augmentant. Dans la tradition occidentale, l'émanation externe de l'Absolu est toute spirituelle et ne devient matérielle que par l'influx de la Catabole. Qu'est-ce que la Catabole? C'est la po­larisation inversée de la liberté divine primordiale. La liberté divine n'a rien de commun avec la nôtre; elle est le résultat du 12 désir d'expansion enclos en l'essence de Dieu, désir réglé par la volonté de manifestation. Elle est délibérée et en même temps né»> cessaire; elle ne peut pas ne pas se réaliser, mais elle ne peut se réaliser que selon une norme toujours identique, quoique infi­niment libre. Cette force émanatrice immuable et libre est repré­sentée par deux forces corrélatives et équilibrées qui sont: la force centrifuge et la force centripète, desquelles résultent l'équilibre et l'harmonie du monde divin. La Catabole détruit l'harmonie primitive en ce sens qu'elle scinde la force créatrice en deux, rejette la force centripète et exagère la force centrifuge au point d'en faire l'unique prin­cipe de la création. Au point précis où se produit la rupture ,1a substance émanée s'échappe par la tangente, le monde intellectuel se constitue, production adventice et bâtarde, puis le monde maté­riel par la force des choses, car les rapports ont engendré l'es­pace et le temps. Ainsi l'univers visible, notre univers, est un accident et un accident passager. C'est un accident puisque bien que résultant des principes riêmes qui ont présidé à la création primordiale, il est une déteharmonisation de ces principes; et il est passager puisque son évolution logique doit l'éloigner tou­jours davantage du centre émanateur, puisque, se libérant de la force centripète, il perd son point d'appui et la source qui ali­mente sa vitalité. Il court vers le néaira et y sombrera sans re­tour selon les apparences. Je dis bien selon les apparences, car la force centripète, bien que rejetée, agit toujours dans une cer­taine mesure des lointains parages où elle règne harmonieusement liée à la force centrifuge. Et, c'est par elle que l'élément spi­rituel essentiel à ce monde visible sera réintégré, abandonnant toute apparence spatiale et temporelle au néant. Et cet élément sera réintégré définitivement, car la réintégration se fera en vertu d'une volonté délibérée et libre. L'esprit fixera sa volon­té par un choix, contrepartie du choix catabolique et il n'y aura plus de place pour une nouvelle chute ; celui qui a choisi la lu­mière ne peut plus désirer les ténèbres dont il a fait la dure ex­périence. Ainsi, le monde visible est un accident, un accident passager, un accident qui :ie se .reproduira plus, car il ne renfer­me en lui aucun des principes qui pourraient présider à sa résur- rection, puisque, bien qu'il soit enclos implicitement dans l'ef­fort émanateur primordial et que, comme tel, il ait été prévu de toute éternité par le Créateur, il s'est constitué en dehors de la volonté proprement dite de Dieu. Pour l'Oriental, il n'y a pas de liberté dans la création, il y a seulement le désir aveugle d'expansion, propriété primor­diale de l'Etre et qui explose dans l'éveil de Brahma manifesta­tion de Parabrahm. Il n'y a pas de chute. En face de la création spirituelle de Brahma, il y a la grande Maya et Maya c'est la plasticité pure, la plasticité sans forme et sans polarisation, le néant de l'Illusion. L'émanation de Brahma attirée invicible--ment par cette plasticité qu'elle désire aussi aveuglément que Parabrahm désire l'expansion de sa potentialité, qu'elle désire parce qu'elle espère en tirer parti, se précipite dans l'illu­sion qui l'enserre aussitôt dans la texture de sa plasticité et le monde visible est créé. Le résultat est donc identique à ce­lui de la Catabole occidentale, mais combien différentes sont les conséquences. En effet, pour l'Occidental, l'être émané est à l'origine un pur reflet de la lumière incréée, un rayon qui prend naissance dans le foyer de l'Absolu auquel ±1 est relié par la force cen­tripète; il y demeure plongé jusqu'au moment où, la réflexion aidant, il s'en sépare par le libre jeu de la force centrifuge. Cette séparation est volontaire et délibérée, et elle est basée sur la distinction de la lumière émanatrice et de la lumière éma­née. L'être conscient compare les deux lumières, il renie la pre­mière et il s'absorbe dans la seconde qui lui est propre, il en fait la seule et vraie lumière et il la suit aveuglément. C'est la chute par étapes brusquées dans les ténèbres, car la lumière émanée détachée de sa source est fausse et vouée à l'extinction. Cette catabole volontaire nécessitera pour être enrayée avant la dispersion totale de l'émanation dans le néant, une intervention directe de la vraie lumière, c'est-à-dire de l'Absolu. Et ceci est bien évident, car les ténèbres ne peuvent être combattues que par la lumière. Cette intervention est représentée dans la tradition occidentale par les dogmes de l'Incarnation et de la Rédemption qui conduisent à l'illumination, prologue nécessaire de toute réintégration. 14- Chez l'Oriental, rien de semblable: la naissance du monde visible est provoquée par un désir aveugle d'union avec la grande Maya, réceptacle de la plasticité, par une curiosité malsaine,la curiosité d'expérimenter l'inconnu. Chaoue rayon émané de Brahma vient voltiger autour de la Maya et s'y engluer comme une mouche s'englue dans un corps visqueux dont la saveur l'a tentée. Or, comme ce rayon apporte avec lui une potentialité positive, il de­vient un germe vital qui en évoluant s'enrobe d'un corps d'illu­sion et de mort; il amasse autour de lui des matériaux pour satu­rer son moi de distinction et de diversité et il poursuit son existence dans l'agonie perpétuelle de son impassibilité perdue. Il est devenu l'esclave de son désir de l'existence individuelle. Il n'est donc point besoin ici d'une intervention de l'Absolu,il s'agira tout simplement, pour atteindre la réintégration dans la conscience collective, de tuer le désir de l'individualité. Et c'est précisément ce à quoi s'appliqueront les Krishna, les Boud­dha et autres régénérateurs qui sont les lointains pendants du Rédempteur Occidental. Dans la tradition orientale, en effet, les émanations de Brahma forment une collectivité susceptible d'un bonheur global inconscient qu'aucune intelligence humaine ne peut analyser. Cette collectivité est rebelle à toute détermination particulière tant qu'elle se trouve en dehors de Maya qui est une potentialité formelle pure. Dès lors, l'individualité, cette for­me égoïste que revêtent les particules de la collectivité primor­diale en s'involuant dans Maya, l'individualité, dis-ge,est le Mal. Pour rétablir le Bien qui est la forme première de l'émana­tion, il faut donc détruire l'individualité résultat du désir et par conséquent juguler le désir. C'est là l'oeuvre du Nirvana qui est le commencement de l'Aspir divin, lequel se consommera dans lé suprême Pralaya, c'est-à-dire dans le sommeil de Brahma. Tel est le développement de la théorie ésotérique orientale; il est facile de l'opposer à la tradition occidentale en un ta­bleau succinct et saisissant. D'un côté, l'Absolu se manifeste par sa Volonté libre, par la Raison et l'Amour; de l'autre, il se manifeste par son désir d'expansion, désir intrinsèque et essentiel à sa Nature. D'un côté, le contingent entre en lutte avec l'Absolu et veut se subs­tituer à lui; de l'autre, l'émanation (Purusha, le divin mêle) 15 s'involue dans Prakriti( la grande Maya) par le désir qu'il recè­le dès son origine, il s'individualise et se diversifie sans dé­libération, en suivant le penchant de sa nature. Dans la tradition occidentale, l'Absolu reconquiert ses droits par une intervention directe, effective, voulue et il con­duit les êtres émanés qui suivent volontairement son impulsion à l'illumination et à la réintégration; dans la tradition orientale l'être qui souffre toutes les affres de la mort, sans pouvoir mourir, sous le faix de son moi, se libère de la vie matérielle et intellectuelle par son désir de se soustraire à cette même Ma­ya qu'il a convoitée. C'est le désir qui est rédempteur après a-voir été le prodrome de la Chute; le désir de l'individualité fait place au désir de 1'impersonnalité. Combien sont différentes les conséquences de ce double dé­veloppement synchronique. Pour l'Occidental, il aboutit à la ré­intégration définitive dont les effets se poursuivent pendant l'éternité; pour l'Oriental, c'est un immense repos sur la route de l'éternelle évolution. En effet, dans cette dernière doctrine, l'origine de tous les êtres est le Eespir de cet être ineffable que, faute d'un nom adéquat, nous avons appelé: CE. Ce Respir, conséquence du désir d'expansion et inéluctable comme lui, engen­dre la douleur puisqu'il s'incarne en Maya. Les êtres douloureux s'orientent vers leur source qui les recueille dans son sein par un Aspir qui est la contrepartie du Respir primordial. Mais cet Aspir n'est pas une fin, car le Désir d'expansion est l'essence même de C E. Dès lors, après un recueillement qui est le Suprême Nirvana, le désir d'expansion s'éveillera de nouveau et le Respir se produira, identique au premier, pour être absorbé encore dans un nouvel Aspir, et cela toujours pendant l'Eternité. C'est un cercle vicieux qui ne laisse point de place à une solution stable et définitive. CHAPITRE III LA PHILOSOPHIE INDOUE Jetons maintenant un rapide ôoup d'oeil sur la science phi­losophique indoue, la seule qui, dans le cycle oriental, nous sojft suffisamment connue pour en faire une étude susceptible de rete­nir l'attention de la masse des esprits. L'origine de cette philosophie doit être cherchée dans les Védas, car dans l'Inde toute autorité remonte inéluctablement aux textes sacrés qui sont comme la quintessence même de l'âme de la race. Mais, elle est postérieure de beaucoup à ces textes et doit dater d'une époque où la civilisation théocratique de Brahmanes devait être bien près de son apogée, car elle nécessite dans la classe dirigeante, un esprit délivré enfin des préoccupations de la conquête d'une patrie d'abord, du pouvoir ensuite, signe d'une détente qui permet de se livrer aux études abstraites et à la spéculation. Les Védas sont accompagnés de diverses sortes de commentai­res dont les plus connus sont: les Brahmanas et les Oupanichads. Les premiers, plus anciens, datent d'une époque où la tradition déjà éloignée du point de départ, ne permettait plus d'expliquer le texte sacré à livre ouvert. Ils essayent de l'élucider au point de vue littéral, rituélique et mythique. Les seconds, plus modernes, datent d'un temps où le ritualisme et le mythe étaient passés au second plan. Ils essayent de rechercher le sens mysti­que des hymnes et des incantations, c'est la doctrine ésotérique du Brahmanisme. Les Oupanichads sont la source de la Philosophie Indoue. 17 Toutes les écoles Indoues ont sans doute après de nombreux essais et de longues études, résumé leurs doctrines en des formules lapi daires et souvent obscures qu'on nomme "Soutras". Ce sont des aphorismes ou si l'on peut dire des axiomes. Cette formule de rédaction, si elle a rendu certains points de doctrine, diffici­les à comprendre pour notre époque, a permis aux étudiants de tous les siècles d'emmagasiner dans leur mémoire et rapidement la totalité de l'enseignement du maître. Il y a six grandes écoles philosophiques. Quel est l'ordre de leur éclosion? Impossible de le savoir, car les chefs d'école sont plus ou moins mythiques et doivent leur existence plus peut-être au besoin de généalogie de l'esprit humain qu'à une réalité concrète. Quelle est leur influence respective sur l'évolution de la pensée Indoue? On peut dire sans crainte de se tromper que chacune d'elles exploite l'une des tendances de cette pensée et la codifie. Elles ne prennent pas la tête d'un mouvement, elles sont à sa remorque; car, partant de bases différentes, elles con­vergent toutes vers un même but qui nous apparaîtra clairement lorsque nous les aurons passées sommairement en revue. Voici leur nomenclature: 1° Le Nyaya de Gotama; 2° Le Vaice chika de Kanada; 3° Le Sankya de Kapila; 4-° Le Yoga de Patandgali 5° Le Mimansa de Djaimini; 6° Le Védanta du Mythique et universel Vyasa. Une place à part doit être faite au Nyaya, au Védanta et au Sankya, car le premier fait encore force de loi dans les écoles indoues, il est la clef de voûte de la logique au même titre que l'Organon d'Aristote dans notre philosophie moderne, le second est l'expression, pourrait-on dire, scientifique de l'ésotérisme Brahmanique et le troisième doit être cher'ehé à l'origine du Bouddhisme. 18 LE NYAYA.- Ce vocable signifie analyse dans le sens de raisonnement. C'est une école de logique, mais en apparence seule­ment. En effet, pour Gotama et ses disciples, comme du reste pour tous les étudiants indous, la méthode de raisonnement contenue dans le Nyaya est une voie abrégée et sûre pour arriver au bonheur suprême. La logique ici est donc un instrument qui apporte la so­lution d'un problème moral. Voyons cette logique qui mène en même temps à la Vérité et à la Béatitude, puisque le° deux sont iden­tiques. Il y a quatre moyens d'arriver à la certitude: a) la perception sensorielle; b) l'inference ou induction basée sur la perception, en somme le raisonnement; c) la comparaison ou analogie; d) le témoignage, c'est-à-dire la révélation d'abord, la tradition ensuite. Gotama développe surtout le moyen du raisonnement, car c'est dans celui-ci que les causes d'erreur peuvent se multiplier comme à plaisir. Pour être correct, un raisonnement doit comporter cinq membres: la proposition, la cause, l'éclaircissement, l'applica­tion, la conclusion. Ces cinq membres sont parfaitement distingués dans le fameux syllogisme type du feu sur la montagne. Le voici: Cette montagne est brûlante - car elle fume - ce qui fume brûle - or, la montagne est fumante - donc elle brûle. Inutile de faire remarquer que ce raisonnement n'a qu'un lointain rapport avec le syllogisme d'Aristote. Puis, Gotama, après avoir exposé les moyens de connaissance et leur mécanisme, se lance dans les objets de la connaissance, abandonnant la logique pure, tout en conservant la méthode, pour pénétrer dans l'ontologie, c'est-à-dire dans la métaphysique. Et, en ceci, il est conséquent avec lui-même et avec toute la pensée indoue. Du reste, les deux premiers Soutras du Nyaya affirment que la Béatitude sera acquise à celui qui suivra le système jusqu'au bout. Voici pourquoi et comment. La connaissance du système Nyaya détermine la connaissance et, par conséquent, la destruction de l'erreur. Or, d'après Gota­ma et tous les Indous, l'erreur provient de la faute, la faute de l'activité, l'activité de la naissance et la naissance du mal. 19 II faut détruire le mal et par conséquent détruire la naissance et l'activité génératrice de faute et d'erreur. Ainsi le Nyaya en partant de la logique arrive à la morale par la métaphysique et prêche la mort du désir par la mort de la Douleur et la déli­vrance finale par la cessation de toute vie et de toute activité. LE^VAICECHIKA.- Cette école est considérée parfois comme une partie du Nyaya. Elle en est plutôt le prolongement, car, de fait, elle a adopté la méthode de le première. Mais, à l'inverse de celle-ci, elle s'occupe surtout de la nature. Son unique champ d'étude, ou presque, c'est le monde phénoménal; c'est une école naturaliste et matérialiste, positiviste en quelque sorte, bien qu'elle admette une âme universelle mais inconnaissable, donc, déiste. Elle n'admet que deux sources de connaissance, la per­ception et le raisonnement et elle nous présente sept objets de notre science: Substance, qualité, action, communauté de qualités (genres), spécialité de substances( Espèces), Relations des subs­tances aux qualités. Négation de l'existence; telles sont les formes sous lesquelles nous pouvons concevoir les choses et leurs phénomènes c onc omittant s. Les substances qui sont au nombre de neuf, comprennent: terre, eau, lumière, éther, air, temps, espace âme et esprit (Manas). Cinq sont atomiques: la terre, l'eau, la lumière, l'air et l'esprit. Par atome, on entend à peu près ce que nous entendons nous-mêmes, à condition d'y joindre l'éterni­té et une force spéciale d'aggrégation: Adrienta, l'inconnu, le non-vu. L'éther est infini, éternel et sans parties, il n'a qu' une qualité: le son. L'espace et le temps sont des substances par rapport aux relations qu'ils engendrent. Dans ce système, point de création, la nécessité et le déterminisme suffisent à tout sans rien expliquer. C'est une cons tatation du monde extérieur, une logique de la nature, une expé­rience perpétuelle qui analyse toujours et ne synthétise jamais et ne déduit jamais. C'est aussi un dualisme, puisqu'il y a deux principes éternels: l'âme universelle et l'atome, mais ces deux principes ne réagissent jamais l'un sur l'autre et le premier est proprement inconnaissable, il n'est même pas Adrichta qui 20 semble faire partie intégrante de l'atome. Les disciples de Kanada voulant faire rentrer le système ctass le giron de la philosophie indoue essayèrent, mais en vain, de lui imposer les conclusions du Nyaya ou du Vedanta; ils ne pou­vaient réussir, le Vaicechika n'ayant point ouvert de fenêtre sur l'au-delà dans le mur du monde extérieur. Si cette doctrine n'é­tait pas une pure explication des phénomènes, elle serait le plus désespérant des systèmes indous, puisqu'avec elle la vie n'aboutit à rien, pas même au Néant. LE SANKYA.- Cette doctrine a eu une énorme répercussion sur la pensée indoue, elle est la source du Bouddhisme. Ecole ma­térialiste comme le Vaicechika, elle est aussi athée et évolu-tionniste presque à l'égal de Darwin. Avec le Sankya, nous ren­trons de plein pied d°ns la philosophie spéciale à l'Inde; le premier Soutra, en effet, lui assigne comme but la suppression de la douleur. Voici comment. La connaissance de la nature est la résultante de l'application de quatre principes fondamentaux: 1° Rien ne sort de rien, c'est l'axiome"de'-"ITihilo nil fit"; 2° Tout effet est le développement logique d'une cause, c'est le principe des séries phénoménales conçues sous la forme de chaînes ou l'évolution logique sous la forme NATURA NON FECIT SALTUS; 3° L'évolution se fait du même au même,esprit = esprit, matière = matière; par conséquent, une cause immatérielle ne peut produi­re un effet matériel et vice-versa; 4° Rien ne se perd, rien ne se crée, par conséquent tout âme et tout atome de matière sont éternels. Ces quatre principes dérivent directement du principe de causalité, base de l'entendement. Aussi, bien que le Sankya reconnaisse trois sources de connaissance: la perception, le témoignage (révélation et tradition) et le raisonnement, c'est ce dernier qui juge en dernier ressort et qui doit passer au crible les conclusions auxquelles peuvent conduire les deux autres. La conséquence immédiate de ces principes, c'est que l'uni­vers est une dualité constituée par deux entités éternelles, in­destructibles et incréées: l'intelligible, c'est-q-dire l'âme, en sanscrit Purusha et la matière ou Prekriti. En dernière analyse ces deux entités sont toutes deux matérielles, mais Prakriti est grossière et Purusha subtile. 21 Purusha n'est pas l'âme universelle, le Sankya n'en connaît point, mais c'est l'ensemble infini des âmes individuelles, prin­cipe de connaissance et non d'action; Purusha est un principe Spectateur. Prakriti, au contraire, c'est la plasticité matériel­le apte à recevoir toutes les formes et toutes les déterminations, c'est l'ensemble des possibilités, le réceptacle de l'activité phénoménale, en un mot l'absolu en tant que dépourvu de toute fa­culté de connaître. Prakriti est la source de toutes nos facultés actives, même du Bouddhi (intellect), de l'Ahankara (conscience du moi) et du Manas (sens intime). Forcément l'union de deux entités aussi dissemblables ne peut être que factiôe et passagère; c'est l'union de l'aveugle et du paralytique. L'âme attirée par la curiosité se penche sur la Grande Maya et se trouve enrobée dans la matière comme à son insu et, pour former une personne parfaite qui lui fait connaître les illusions de Prakriti et c'est-à-dire lumière et science; Passion c'est-à-dire sensibilité et émotivité; Obscurité, c'est-à-dire erreur et ignorance. Elle devient donc un minéral, une plante,un animal ou un homme et n'a plus qu'un souci: celui de se débarr*5B-ser de la carapace de matière grossière qui l'enserre pour re­tourner à son état primitif de passivité absolue dans lequel elle est inaccessible à la douleur. Elle n'y parvient qu'après avoir parcouru tout le C3^cle de la matière visible en s'élevant d'éche­lon en échelon jusqu'à la science parfaite qui lui fait connaître les illusions de Prakriti et l'inutilité de l'activité vitale, agent procréateur de la souffrance. Arrivée à ce point, l'âme se détache de son corps et aban­donne sa personnalité, c'est-à-dire son principe vital, le raédia-teur plastique qui l'accompagnait dans ses transmigrations pour lui donner l'illusion de l'activité. Il y a donc dans le Sankya une immortalité (nous pourrions même dire éternité) individuelle mais non personnelle. Et cette immortalité est inopérante et sans but, car Purusha étant une pure intelligibilité, l'absence de souffrance n'arrivera jamais à compenser l'éternelle immobilité à laquelle il se trouvera condamné. 22 LE YOGA.- Le Yoga de Patandjali se rapproche "bien souvent du Sankya, mais il s'en détache si nettement en certains points que l'identité de "but ne peut amener à les confondre comme on a essayé de le faire. Le Yoga, en effet, est l'école du panthéisme émanatiste et de l'ascétisme. Il reconnaît une âme universelle (Iswara) dont chaque âme individuelle est une parcelle, c'est-à-dire une émana­tion. Certes Iswara ne joue point le rôlhe de Créateur; exerce-t-il même une action ou un contrôle quelconque sur le monde visible C'est douteux. Pour le Yoga, le monde est la résultante de l'activité uni­verselle, l'état présent dépend de l'état passé et le présent engendre l'avenir. C'est la loi Karmique dans toute sa rigueur. L'activité d'un Dieu est donc tout à fait inutile dans la concep­tion d'un monde comme le nôtre. Son rôle se bornera à émaner en dehors de son essence des âmes qui viendront à un moment donné, hypostasier des particules de Prakriti pour leur donner l'appa­rence d'une illusoire réalité. Mais, dans cet état d'activité, 1'"âme souffre en se remémorant son impassibilité primitive. Il faut donc qu'elle use cette vie mauvaise et se réintègre dans sa source, c'est-à-dire dans l'essence même d'Iswara. Pour arriver à ce but, le Yoga prescrit huit pratiques ri­goureusement nécessaires: continence, observation des rites, postures du corps, régularisation de la respiration, maîtrise des sens, méditation, contemplation et enfin extase. C'est la lutte ouverte contre le corps, contre ses passions et ses besoins même légitimes, c'ept-^-dire la négation de toute activité, en un mot la vie érémitique, c'est-à-dire la vie ascé­tique et mystique de quelques-uns érigés en principe pour tous. C'est à ce prix seulement qu'on peut arriver à sortir de la roue des réincarnations et s'absorber en Iswara. Le Yoga a conduit ses adeptes à des austérités et à des macérations qui semblent parfois surpasserll'endurance humaine et, par là, à l'acquisition de certains pouvoirs qui passent aux yeux du public pour surnaturels mais qui n'ont rien d'étonnant pour les détenteurs de la science occulte. 23 LE_MIMANSA.- Le Mimansa est une philosophie bien plus par la méthode que par les idées. C'est une école purement ritualiste elle affirme dès l'abord qu'un seul but est digne de l'esprit hu­main: la connaissance des rites contenus dans les Vedas. Pour lui, toute autorité réside dans les Vedas et en dérive: Religion, Philosophie, Science, Politique, tout y est renfermé. Les Vedas se suffisent à eux-mêmes et doivent suffire à tout le monde; toute question qui n'y est point traitée est une question oiseuse En conséquence, le Mimansa n'a cure de tous les problèmes qui se rapportent à Dieu, à l'Esprit, à l'Ame, à la matière et à leurs rapports réciproques. Le texte du livre saint seul importe; Dieu peut exister, c'est possible, mais pas indispensable, dès lors inutile de s'en préoccuper. La conclusion ou plutôt le principe fondamental de cet étrange système de philosophie fétichiste, c'est que la parole est en quelque sorte une chose en soi éternelle et substantielle. En d'autres termes, il y a identité absolue entre l'idée et le mot qui la représente phonétiquement. L'idée s'appuie sur le son pour devenir une réalité et le son évoque l'idée qui est son âme; c'est la théorie du réalisme des nominaux. A quoi peut-on aboutir avec cette théorie? A rien. Certains Mimansistes parlent vaguement d'un quelconque bonheur procuré par le strict accomplissement des rites et la lecture du Véda, mais le voile de l'obscurité la plus complète est étendu sur lui, il est peut-être là, du reste, pour servir de support à la tendance naturelle de notre esprit vers la Béatitude. LE VEDANTA.- Le Vedanta est la philosophie par excellence du Brahmamisme, c'est le panthéisme absolu. Il n'y a, pour le Vedantiste, qu'une seule essence,une seu­le substance: Dieu. Tout en est sorti et tout doit y retourner. Brahma (ou Vichnou, ou Siva, suivant l'époque et la secte) est l'âme universelle, la totalité de l'Etre et des êtres. Il s'igno­re primitivement puisqu'il n'y a rien hors de lui pour le distin­guer du Néant; mais en lui réside le désir et, pour satisfaire 24 ce désir il s'extériorise pour constituer l'univers visible,l'u­ni vers d'illusion, en matière de plus en plus grossière. Il for­me successivement les Tatwas dont la subtilité va en décroissant Ether, air, feu, eau, terre; puis tous les corps. Chaque corps sera animé par une âme et cette âme ne sera rien autre chose qu'une parcelle de l'âme divine qui s'échappe de la substance universelle comme une étincelle jaillit brusquement d'un foyer ardent. L'homme est un ternaire, il est: MENS, ANIMA, CORPUS. L'Esprit c'est l'étincelle divine; l'âme,c'est la matière subtile corpus, c'est la matière grossière façonnée dans la matrice mater nelle. L'âme ou corps subtil est le principe d'activité, l'élémert passionnel générateur de la souffrance et le Mens, comme dans toute la philosophie indoue est un élément contemplatif dont la fin dernière est d'être réuni à son foyer émanateur. Mais il est prisonnier dans la matière par l'intermédiaire de l'âme et il ne se réintégrera pas avant d'avoir usé ses deux vêtements de matiè­re empruntés à Maya. Le corps grossier s'use en une vie, mais le corps subtil est plus résistant, il accompagne le corps causal dans toutes ses réincarnations et ne se sépare de ce dernier qu'au moment où la Buddhi en prend possession. La Buddhi c'est la science parfaite; elle consiste à con­naître Brahma dans son essence; mais, lorsqu'on connaît Brahma, on sait que tout est Brahma. Le sage s'écrie donc: je suis Brah­ma et il se réunit à son principe sans plus se réincarner. Lorsque tout sera srrivé à la Buddhi, Brahma sera un et l'illusion de Maya s'évanouira comme un songe. Brahma se repose­ra dans son unité ignorante et ténébreuse Jusqu'au jour de son réveil; ainsi toujours, comme nous l'avons vu plus haut. Le Vedanta comme toute la philosophie indoue rejette l'immortalité personnelle. Tous ces systèmes philosophiques partent d'une même con­ception originelle: la condition radicalement mauvaise de l'être en ce monde. 25 L'homme est sujet à la faim, à la soif, à la maladie, à la mort, à tous les bouleversements collectifs ou individuels qui agitent les sociétés, il a des besoins perpétuels, des désirs sans cesse renaissants que bien souvent il ne peut apaiser; en un mot, il souffre inéluctablement. Quand on compare cet état malheureux à la sérénité de l'Absolun comment ne pas voir que le monde est un lieu d'expiation et d'épreuves d'autant plus dou­loureuses qu'elles n'ont pas été librement choisies et qu'elles sont parfaitement inutiles. L'homme, en effet, possède en lui une étincelle de l'âme universelle, une étincelle de l'absolu; individualisée par h?sard en Prakriti par l'enivrante Maya, cette étincelle subtile souffre de cette personnalité comme d'une tare. Strictement contemplative, elle est contrainte à l'activité pas­sionnelle et intellectuelle; faite pour s'épanouir dans la col­lectivité sans spécification de l'âme universelle, elle est dou­loureusement atteinte par le particularisme nominal. Son moi lui est une charge insupportable, charge aveugle: le désir inconscJmt de Brahma vers la manifestation de son essence. Il faut donc détester la vie et mettre tout en oeuvre pour atteindre cette immutabilité primitivement entrevue par delà les cimes de la pensée et qui est la négation même de toute activité de variation et de souffrance, en même temps que la forme souve­raine de la Béatitude. C'est là l'unique ob.iet de toutes les écoles que nous venons de passer brièvement en revue: conduire l'homme au bonheur absolu en le faisant peu à peu et par étapes remonter à son principe. Mais l'homme a un corps, prison grossière où l'âme gémit, esclave des modalités de la matière et du âésir; il faudra donc user ce corps en le privant de toute satisfaction sensuelle et souvent même du nécessaire, nourrissant au contraire l'esprit par la contemplation et le désir incessamment renouvelé de la délivrance mystique. Hélàs, que de chutes en route vers les hau­teurs, que de fois le corps entraîne l'âme et lui forme ainsi un Karma redoutable qui allonge son douloureux calvaire et la con­traint souvent à renaître et à recommencer son pèlerinage inexpiable. 26 Pénétrés de ce pessimisme outrancier, tous nos philosophes ont un moyen d'éluder cette inévitable souffrance, mais quelle que soit la forme différente qu'il revête dans tel ou tel système ce moyen se résume toujours dans ce mot: SAVOIR. Quand on connaît l'inanité de ce monde, l'illusion des phénomènes, la douleur qui suit le plaisir, lorsque toutes les erreurs qu'enfante Prakriti se sont évanouies aux yeux de l'ini­tié et ont étalé leur vanité creuse et sonore devant son esprit, comment pourrait-il encore désirer vivre de cette vie illusoire un seul instant? Dès lors, le désir, en lui, sera transposé sur un plan différent, il devient la Soif de l'Immuable. L'Esprit a brisé tous ses contacts avec la matière, il ne veut plus renaîtra il s'est identifié à Brahma. Et il redevient ce qu'il était pri­mitivement, un atome perdu dans, la collectivité de l'âme univer­selle, au sein de laquelle, il repose, conscience indéterminée, jusqu'au réveil, toujours nouveau de son illusion. 27 CHAPITRE IV LE BOUDDHISME La substance, la moelle dernière de toutes les idées et de toutes les conceptions indoues prend son origine dans les sys­tèmes philosophiques que nous venons de passer rapidement en revue, et les conclusions auxquelles nous sommes arrivés sont valables pour et contre tout ce qui est indou. Cependant, il se­rait injuste de ne point parler ici du Bouddhisme, car si cette doctrine est la résultante des dogmes philosophiques plus haut cités, il n'en a pas moins introduit dans la mentalité des mas­ses orientales un fait nouveau gros de conséquence; il a renver­sé l'ordre social existant et, à la place de la hiérarchie théo-cratique et égoïste, instauré l'égalité démocratique. Mais, hâ­tons nous de le dire, cette égalité n'a rien de commun avec notre idée occidentale sur la même matière, c'est la constatation pure et simple de la capacité identique de chaque être humain, en face de la souffrance et du droit imprescriptible qu'il peut avoir de s'en évader selon la norme philosophique indoue., Le Bouddhisme n'est pas une religion, car son fondateur Gautama-Cakya-Mouni ne parle jamais au nom d'un Dieu mais au nom de la raison et du coeur: le Bouddhisme a son point de départ dans le Sankya, il en est l'épanouissement complet. Voici les caractéristiques particulières de son développe­ment: II y a quatre vérités sublimes sur lesquelles tout repose, et, en dehors, il n'y a rien! I°- la condition humaine, conséquence de l'illusion vitale est la douleur; 2°- Le désir est la cause de la douleur. 3°- La douleur du désir et l'illusion vitale peuvent s'anéantir dans le Nirvana; 28 4°- Le chemin du Nirvana ou la voie de la Perfection, ce sont: le renoncement absolu et la mort du désâr qui s'obtiennent par un ensemble de pratiques dont le point culminant est la médita­tion parfaite, c'est-à-dire la compréhension totale de la vérité dégagée des voiles de l'erreur sous lesquelles la matière la dérobe ordinairement au commun des hommes. Le Nirvana, ce n'est point l'anéantissement total comme on l'a cru longtemps, confondant ainsi l'activité avec l'être; le Nirvana c'est la splendeur de la pensée, mais de la pensée uni­verselle sans forme et sans soutien; c'est la possession idéale de la vérité abstraite et sans spécification, immuable à jamais dans son éternelle sérénité. C'est le retour de l'esprit en son état primordial de simple spectateur sans aucune volonté d'ac­tion. C'est le moi transposé sur le plan collectif où tous les êtres ne font qu'un au sein d'une immobilité que la lumière de la vérité ne parvient pas à émouvoir. Le Nirvana, en un mot, c'est l'anéantissement de l'existence mobile au sein de l'essence intelligible une et immuable dont le seul attribut est une inal­térable passivité. Tous les hommes ont un droit égal à la possession du Nir­vana, car ce droit jaillit de l'essence humaine elle-même. Chaque homme, en effet, possède une âme, parcelle de l'âme uni­verselle, chaque homme est soumis aux mêmes métamorphoses et aux mêmes souffrances, chaque homme a donc droit au même titre à la délivrance définitive. La religion, le culte, les sacrifices, tout disparaît devant la loi morale; la seule chose qui mérite le respect ici-bas, c'est la vertu, car elle seule, en accumulant les mérites sur la tête des hommes peut les conduire à la connaissance et à la possession des vérités sublimes. Le moi mobile de chaque être conscient est constitué par deux éléments subtils et pour ainsi dire psychologiques: le Thana et le Karma. Le Thana c'est la propension à l'existence, le désir de la vie, le principe organisateur qui groupe autour de Purusha les particules de Prakriti aptes à soutenir et per­sonnaliser son existence visible. C'est le principe que nous devons user pour échapper à la roue des réincarnations. 29 Le Karma, c'est l'influence morale qui se dégage de nos actes, bons ou mauvaiê et règle nos existences subséquentes suivant nos mérites et nos démérites.Il est inéluctable, nous le fabriquons nous-mêmes de toutes pièces, nous le projetons sur le champ de l'intelligible et il nous accompagne partout comme notre ombre, c'est la trame même sur laquelle s'établit le cycle de nos existences. Le Karma doit s'épuiser jusqu'à la dernière parcelle de son contenu, nul ne peut aspirer au Nirvana si son Karma n'est pas net. A ce principe de l'égalité morale de tous les hommes, le Bouddha en ajoute quelques autres qui constituent une révolution non moins sensible dans le domaine philosophique oriental. En effet, si tous les humains sont voués à la souffrance et marchant vers le Nirvana, chacun doit s'évertuer à aider tous les autres dans leur ascension vers la délivrance. C'est la fra­ternité et la tolérance, ou pour mieux dire en un vocable qui résume les deux autres et les multiplie, c'est la charité. La Charité Bouddhique comporte tous les degrés: l'humilité en ce qui nous concerne, la douceur envers les autres, le pardon des offenses et enfin l'amour non seulement des hommes, mais de tous les êtres. Et cet amour peut aller jusqu'à l'abnégation et au sacrifice; une pieuse légende montre le Bouddha abandonnant son corps pour apaiser la faim d'une tigresse et lui permettre de continuer d'allaiter ses petits. L'enseignement de Cakya-Mouni est tout frémissant des pré­ceptes de fraternité et de charité qu'il veut faire entrer dans l'esprit de ses disciples. Mais, si les effets sont à peu près analogues à ceux de la charité chrétienne, combien différente en est l'essence. La charité chrétienne est le dernier stade du sublime, elle repose, comme nous le verrons plus loin, sur le rapport d'amour qui existe entre Dieu et l'Homme. Ici, rien de semblable, c'est un amour qui repose sur un amour d'homme à hom­me et ne s'évade point de la moralité ordinaire, c'est tout sim­plement de la pitié et de la solidarité. Puisque tous les hommes sont sujets à la souffrance, à quoi bon la multiplier par notre attitude vis-à-vis les uns des autres; ne vaut-il pas mieux nais entr'aider, nous soulager réciproquement, faciliter la tâche ardue qui incombe à chacun, de tuer son corps karmique, par une 30 action solidaire en vue de l'universelle délivrance? À quoi bon susciter les désirs par le spectacle de notre fortune, générer l'envie et provoquer l'épanouissement des bas instincts? Tendons au contraire une main secourable à nos frères humains et montrons leur le chemin du renoncement et des vérités sublimes. Laissons déborder notre amour jusque sur les animaux et les plantes afin de purger le Karma terrestre de toute souffrance et de tout désir et hâter ainsi le retour des éléments dispersés du grand Tout vers sa primordiale impassibilité. Tel est le fonds de la Charité Bouddhique qui constitue néanmoins un progrès admirable dans les idées et la morale de l'humanité. Ainsi résumée, la doctrine du Bouddha est forcément écour-tée, mais les principes essentiels ont été assez nettement indi­qués pour justifier l'affirmation posée en première ligne: le Bouddhisme est la quintessence des systèmes philosophiques in-dous et principalement du Sankya. En dehors de sa morale plus haute, plus noble, plus humaine, il n'innove rien, il est indou et fait pour les Indous. Pour Gautama, comme pour tous les phi­losophes de l'Inde, la vie est mauvaise, l'activité est néfaste et se résume dans un mot: Souffrir. Toute notre existence ter­restre est un dangereux tissu d'illusions dont le seul but est de nous enlever la claire vision de la Béatitude et la Béatitude nous le savons par ce qui précède, c'est la contemplation éter­nelle d'une vérité à jamais immobile; c'est voir sans agir et peut-être sans comprendre, du moins dans le sens donné à ce mot par nos philosophies occidentales. C'est pourquoi le Bouddhisme, point culminant du pessimis­me, porte en lui-même un ferment de dissociations un ver rongeur qui a arrêté son épanouissement au moment précis où il allait de­venir le credo de toute une race. Il avait un rôle social à rern^ plir; l'émancipation des fouies et la destruction de l'armature théocratique du peuple indou gémissant sous le joug hautain des Brahmanes. Il mit dix siècles à accomplir ce gigantesque travail et sur le pavois de sa victoire, il succomba. Aujourd'hui, dans l'Inde entière, Ceylan à part, II n'y a peut-être pas dix mil­lions de vrai Bouddhistes sur deux centr.millions d'habitants. Il s'est réfugié dans les pays avoisinants: T'-ibet, Birmanie, Chine et jusqu'au Japon, mais édulcoré, remanié, digéré par des menta­lités aussi éloignées que possible de son fondateur. En effet, né sous le soleil éthéré de la philosophie, le Bouddhisme s'est complu dans la méditation et l'abstraction, il ne pouvait donc être une religion pour le peuple que les théories de la métaphysique et les subtilités de la dialectique ont tou­jours effrayé. D'autre part, Moloch imprévoyant et insatiable, il s'est dévoré lui-même dans la personne de ses fidèles. En mille ans, il annihila les couches intellectuelles des castes Kchattrya, Vaicya et Soudra en les incitant a embrasser l'état monacal le seul apte à conduire sûrement et vite au Nirvana, et la continence des moines frappa le dogme de stérilité. Sur les ruines du Bouddhisme, le Brahmanisme se redressa, adapté aux nouvelles conditions sociales, et maintint les esprits dans le cycle normal de la pensée indoue. CHAPITRE V LA PHILOSOPHIE CELTE A cette philosophie aux tendances pessimistes et dépriman­tes, je voudrais opposer la philosophie sereine de nos ancêtres Celtes et la philosophie classique occidentale. En ce qui concerne cette dernière, la besogne est relati­vement facile car les ouvrages qui la contiennent et l'exposent sont dans toutes les mains et peuvent être mis en regard des ou­vrages qui codifient la pensée indoue. La formation et l'évolu­tion des deux doctrines peuvent donc se suivre pas à pas, se com­parer, se peser pour ainsi dire. Mais pour la philosophie celte la tâche est plus ingrate. Che? les Celtes, en effet, point de livres, point de codes, nous ne pouvons pénétrer dans l'intimité de leur pensée qu'à l'aide de deux moyens: 1° Les textes épars laissé^ par les écrivains grecs et romains qui ont admiiîé la sagesse des Druides à l'instaï de la Sagesse Egyptienne; 2° la tradition orale recueillie par les Celtisants de l'épo­que moderne, tradition où surnagent avec les poèmes bardiques les idées qui les ont inspirés, Donc, point de systèmes logiques et bien ordonnancés, où toutes les conceptions s'enchaînent et s'étayent mutuellement. Ce que nous trouvons, c'est un courant d'idées, large et profond, où tous les dogmes peuvent trouver place et se nourrir de la substance de la doctrine sans pour ce­la revêtir un caractère de nécessité., Ce courant, le voici tel que nous pouvons le reconstituer à l'aide des documents plus haut cités. Nous n'avons du reste qu'à descendre en nous-mêmec 33 pour constater qu'il est bien la moelle de la pensée celte dont nous sommes les enfants, malgré les mélanges et les apports des races qui ont tour à tour foulé notre sol. A l'origine de la doctrine celte se trouvent la Liberté et la Justice, c'est-à-dire le droit de l'individu opposé à la thé­orie du droit de la collectivité. Dieu est libre, la création est libre; l'homme est libre et cette liberté presque sans contre­poids est la base de l'idée de justice qui rend le droit d'un seul imprescriptible contre tous. Dieu d'abord. Primitivement, disent les Druides, il y a trois unités: un Dieu, une vérité, un point de liberté( Triade 1) et naturellement dans leur esprit ces trois unités n'en forment qu'une puisqu'ils ajoutent: Dieu est nécessairement trois choses la plus grande part de la vie, la plus grande pe: t de lo. science la plus grande part de puissance TTriade 3) ce qui correspond membre à membre. Pour eux, Dieu est le principe éternel, sans cause et sans commencement, c'est la force infinie de laquelle tout émane et vers laquelle tout converge. Mais, là, point de panthéisme, Dieu est immuable et personnel, pour ainsi dire, dans le cercle du vide. 11 engendre le monde, mais en dehors de son essence qui est incommunicable comme nous le verrons plus loin. Dieu engendre parée qu'il est la vie et que la vie est ex-pansive, il engendre parce qu'il est la vérité et que la vérité veut être saisie par la science, laquelle suppose un rapport entre le connu et la connaissance; il engendre parce qu'il est la toute-puissance, c'est-à-dire l'expression de la souveraine liberté. Il y a en Dieu un point de liberté, c'est-à-dire d'équi­libre instable, mais cette liberté ne porte point sur l'essence nécessaire de Dieu, c'est-à-dire sur l'Etre, elle porte sur les manifestations ou les possibilités de l'Etre. Dieu est libre de vivre en lui et pour lui ou de s'opposer au Néant par la Créa­tion. Celle-ci est donc l'oeuvre de la volonté libre de Dieu, et cette liberté est infusée par Dieu dans sa manifestation exté­rieure, comme un principe nécessaire et pour être la Norme selon laquelle tous les êtres manifestés évolueront. L'homme maintenant. Il y a trois choses contemporaines: l'homme, la lumière et la liberté (Triade 22). La liberté infu­sée par le Créateur dans son oeuvre et de laquelle tout est par­ticipant; la lumière, c'est-à-dire la science et la sagesse, c'est-à-dire l'énergie et le courage; l'homme, c'est-à-dire le sujet capable d'apprécier et de conquérir les deux/ Mais si l'homme est libre, s'il peut conquérir la sagesse et la science, c'est qu'il est immortel. L'immortalité, tel est le second principe, sinon le premier de la philisophie Celte. Tous les auteurs Gréco-Latins qui ont parlé des croyances Celtes s'accordent pour reconnaître que l'immortalité de l'âme est pour eux une doctrine nationale et universellement répandue. Strabon, Elien, Posidonius, Diodore, César, Pline, Lucain et d'autres en­core s'en font les échos. Pour les Celtes, dit Strabon, la mort est le milieu d'une longue vie. Cette croyance, en effet, ser­vait de mobile à toutes leurs pensées et à toutes leurs actions, non seulement parmi les Druides et dans la classe dirigeante, mais jusque chez les plus humbles des citoyens, elle faisait partie de l'âme même du peuple celte au même titre que l'idée de Liberté. Et cette immortalité se conquerrait par une évolution lente et progressive. Les chants bardiques en sont une illustra­tion. Taliésin s'écrie: " J'ai été marqué par Math avant de deve­nir immortel et liVre et c'est Gwyon le purificateur qui a versé sur mes lèvres le breuvage d'immortalité". Le breuvage d'immor­talité c'était l'âme spirituelle que l'être recevait en partage lorsqu'il s'élevait enfin à 1'hominalité, c'est-à-dire lorsqu'il entrait dans la voie de la science librement et volontairement poursuivie. L'immortalité conduisait, au sortir de cette vie, l'âme du Celte dans le cercle de Gwynfyd ou de la Félicité, et ce cercle, c'était pour le peuple qui ne se nourrit point d'idées métaphy­siques, l'Ile des Bienheureux. Or, cette île ne pouvait être atteinte qu'avec un esprit orné de la plénitude de la Science; c'est pourquoi avant d'y parvenir l'âme devait se réincarner maintes fois pour acquérir la somme de connaissances nécessaires à la possession de la Béatitude. La métempl^&ose Celte qui n'est point une métempsycose d'espèce, mais la transmigration des âmes dans tous les règnes de la nature est la résultante de la Cosmogonie dont nous possé­dons seulement la carcasse métaphysique. La voici: Dieu habite le cercle du vide ou Ceugant qu'il remplit de sa personnalité de façon si adéquate et si complète qu'aucun être manifesté n'y pourra jamais pénétrer même par lente endos­mose. Il projette sa pensée à l'extérieur sans une déperdition quelconque de son essentielle substance; le résultat de cette peojection, c'est la Création. A l'origine, la création n'est pas différenciée; elle cons­titue ce que les Druides nomment Anuferw. Anuferw, c'est le mon­de de la plasticité, le réceptacle des formes, le lieu où grouil lent toutes les possibilités de l'être, en un mot le Chaos, eu si l'on veut, les ténèbres extérieures où tous les germes de vie sont enclos. Anufe£»w, résultat de la volonté et de la pensée libres de Dieu est, comme lui, expansif. Sans cesse en ébullition, il lais se échapper de son sein, en vertu de la loi d'Evolution, les ger mes qu'il renferme, et ces germes, en s'échappant5 se différen­cient sous la forme la plus humble. Ils pénètrent dans le pre­mier cercle de la création visible, le cercle d'Abred ou des transmigrations. Là, d'échelon en échelon, ceux qui ont en eux des possibilités suffisantes, se hissent à l'hominalité et re­çoivent des âmes intelligentes, libres et immortelles. L'homme, au cours de sa vie, accumule des mérites, c'êst-à-dire de la Science et de la Sagesse, soit par la culture de son esprit; soit en érigeant l'abnégation de soi en héroïs-ii^, II se réincar­nera pour parfaire ce travail de longue haleine jusqu'au g'our où arrivé au sommet de la Science, de la Sagesse et de l'Héroïsme, il pourra s'évader d'Abred pour pénétrer dans le cercle de Gv/yn-"";. fyd. En vertu de sa liberté, placé comme II est sur la crête idéale qui sépare le Bien du Mal, il arrivera parfois que l'hom­me tombera du côté du Mal et de l'ignorance» Alors, à sa mort, il redescendra plus bas dans l'échelle de l'être et quelquefois même en Anuferw pour recommencer le tristo et long pèlerinage de ses existences et mériter, enfin la splendeur de G-wynf yd, Chez les Celtes, en effet, il n'y a point d'enfer éternel, mais 36 la punition suprême est le retour dans les cercles inférieurs, avec la possibilité toujours existante de s'en évader. Gwynfyd est le cercle de la joie et de la félicité souveraine au sein de la lumière et de la Sagesse. Il ne comporte ni repos ri-passivité; au contraire, son essence est une activité débordante qui conduit l'esprit dégagé de la matière vers des cimes toujours plus hautes, des cimes qui permettent à l'oeil de l'intelligence de contempler des horizons toujours nouveaux, des cimes qui s'ap­prochent inlassablement du Ceugant, mais sans pouvoir jamais l'at­teindre. Le Ceugant est le lieu de Dieu dans lequel son immutabi­lité seule peut s'épandre et rayonner, nul être créé ne peut y prétendre. Ainsi dans la métaphysique Celte, trois cercles concentriques où la Création évolue après avoir été projetée du sein de Dieu: Anuferw, Abred et Gwyrrfyd; un cercle central d'où tout rayonne et où tout converge, mais qui reste à jamais inviolé dans son isole­ment vertigineux parce qu'il est transcendant à tout être créé et complet par lui-même, en dehors de toute manifestation de son activité. Des trois cercles de l'évolution, deux sont transitoires et contingents: Anuferw et Abred. Lorsque tous les germes vitaux au­ront évolué, la plasticité matérielle n'aura plus de raison d'être lorsque tous les êtres seront mûrs pour Gwynfyd, le temps de la transmigration sera révolu et la roue des réincarnations inutile. Mais, et ici nous nous éloignons de la conception moderne des doc­trines occidentales, tant que les deux cercles inférieurs exis­tent, les sages et les héros sublimés en Gwynfyd peuvent par un acte délibéré de leur volonté se réincarner de nouveau en Abred pour augmenter leur Science et leur Sagesse et se préparer en Gwynfyd un mode plus élevé d'évolution. On voit par là combien le Celte portait à un haut prix les luttes de l'existence; il la con­sidérait comme une nécessité inéluctable, mais, en même temps, comme un présent inappréciable de Dieu, comme une chose sans la­quelle ni science ni conscience, fins dernières de 1'hominalité, n'auraient pu se produire. Aussi, au sein de quelle énergie et de quelle activité le Celte a vécu, l'histoire en est le témoin im­partial. Et, pourtant, prisant tant la vie, il semblait la mépriser 37 C'est que ne craindre la mort était, pour lui, la forme supérieure de l'énergie et il puisait cette force dans sa foi en l'immortali­té. Bien plus, le sacrifice librement consenti de sa vie, la seule chose qui méritât considération, pouvait instantanément ouvrir les yeux de son âme à la suprême lumière de Gwynfyd et le porter jus­qu'au sommet de la Béatitude. Si les Sages pouvaient se réincarner pour augmenter leur scien­ce, les Héros, à leur tour, pouvaient recommencer leur existence terrestre pour sauver leur patrie. Arthur ne doit-il pas revenir en temps opportun rendre à sa race revivifiée son pays divisé et déchiré? Sur cette double conception, le Rédempteur Occidental un jour s'est levé et il fut adopté presque sans discussion car il était en garme dans la pensée Celte, et la Gaule est devenue la fille amnée A'Eglise Catholique. Qui ne remarquerait, en effet, les res­semblances frappantes qui existent entre la doctrine de l'Evangile et les théories Celtes, entre les. Epîtres de Saint Paul et l'en­seignement des Druides? Certes, il y a des divergences, tout le monde peut les relever et faire les oppositions nécessaires,mais il n'y a pas d'antinomies, un Celte aurait pu annoncer l'Evangile sur les débris de la Loi de Moïse. Telles sont les grandes lignes de la philosophie Celte, telle qu'on a pu la reconstituer à l'aide des maigres documents qui nous sont parvenus. Les idées qui la dominent convergent toutes, comme on a pu le voir, vers la liberté universelle, vers l'immortalité de l'homme et vers la transcendance du principe Créateur. Elles sont encore aujourd'hui le critérium auquel nous reconnaissons les penseurs de notre race. Ce sont les philosophes Celtes qui,au cours des siècles, se sont, tels les Pelage, les Saint Anselme, les Scot Erigène, les Duns Scott, élevés contre les fauteurs du déterminisme, du panthéisme et du pessimisme, en faveur de la li­berté humaine, de 1'immortalité individuelle si chère à nos âmes et de la liberté de Dieu. 38 CHAPITRE VI LA PHILOSOPHIE CLASSIQUE DE L'OCCIDENT En examinant la philosophie proprement occidentale qui com­mence avec SOCRATE et en descendant le cours des siècles, nous assistons à la naissance et au développement des idées modernes. Nous constatons que les principes recteurs de notre actuelle pen­sée vont en s'épurant peu à peu à travers les méandres des pen­sées individuelles, en s'affirmant et se dégageant, malgré les alternatives d'avance et de recul, des imprécisions accumulées autour d'eux par une science en voie de gestation. Nous ne voulons point faire ici l'historique des systèmes et leur exposé complet, mais simplement en quelques mots, montrer la filiation des idées et le progrès séculaire des doctrines vers un "but pressenti dès l'origine et toujours identique à lui-même: la formation de la libre personnalité humaine. Pour la clarté de notre exposition, nous distinguerons dans ce chapitre, trois stades de la pensée: a) la philosophie Grecque^i~ b;)olat piiiiosophie chrétienne, c) la philosophie scientifique moderne. Car chacune de ces phllosophies est une étape complète de la pensée humaine sur le chemin de la Science, un palier où l'intelligence s'arrête un long temps pour se complaire en son oeuvre et l'admirer dans son ensemble avant de poursuivre son ascension vers l'éternelle et toujours lointaine vérité. 39 LA PHILOSOPHIE GRECQUE SOCRATE.- Jusqu'à Socrate, la Philosophie se perd dans l'ex­plication de l'origine des choses; les Sages, à peu d'exceptions près, font de la Cosmogonie à jet continu et tous ils apportent une solution différente à l'énigme universelle. Socrate, esprit positif et dialecticien de premier ordre, voit d'un coup d'oeil le défaut de se° discussions, car la sagesse ne consiste pas à découvrir l'origine de l'ordre universel, mais à s'y conformer. C'est pourquoi, comme on 1'a dit souvent, après Cicéron, il ramè­ne la philosophie des cieux sur la terre et il profère comme pre­mier principe: "GNOTHI SEAUTON" connais-toi toi-même. L'homme, tel est pour lui 16obget de la philosophie. En scrutant son moi avec l'outil de la réflexion et de la dialectique, on doit parve­nir à connaître les arcanes de l'Intelligence, de la raison et de la volonté, les seules réalités qu'il nous soit permis de sonder d'une façon effective. Puis, en transposant cette connaissance certaine dans le monde extérieur, en comparant le moi avec l'uni­versalité des êtres, on découvre le rapport vrai de l'individu à la masse, de l'effet avec la cause et on arrive au premier prin cipe, lequel n'r rien à voir avec les éléments primordiaux des Cosmogonies. Voici donc le problème bien posé, le problème qui remplit vingt-cinq siècles de pensée occidentale. Pour Socrate, comme pour tous les philosophes depuis lors, l'étude de la Sagesse com­mencera avec l'étude de l'homme, s'épanouira dans l'homme et se terminera par l'homme, car l'homme est le résumé de l'Univers, la clef de la voûte de l'énigme du Sphinx. C'est par l'homme, par application de la loi d'analogie, qu'on doit arriver à la con naissance de tous les êtres et du principe des êtres, l'éternel Absolu, dont nous sentons en nous l'indicible vagissement.L'hom­me renferme en lui les linéaments de toute la Science, il est le reflet de l'accord harmonique des mondes. Connaître l'homme c'est donc connaître la totalité de l'intelligible, il ne reste qu'à faire l'application de cette connaissance sur les plans divers de la création pour arriver à la Science intégrale. Telles sont les idées contenues en germe, sinon explicitement dans la philosophie socratique. Mais si l'homme est l'origine,le pivot et l'aboutissant de la philosophie, c'est un homme idéal plus qu'un homme réel puisque Socrate admet que savoir c'est vou­loir, que connaître, c'est agir. Savoir la vérité, c'est vouloir le Bien car les deux ne font qu'un, et connaître le Bien, c'est fatalement le réaliser. Donc point de libre arbitre dans l'homme. Socrate s'insurge d'avance contre la sentence du philosophe Latin "VIDEO MELIORA PEOBOQUE, DETERIORA SEQUOR". Pour lui, en effet, la vérité lorsqu'elle est connue nécessite l'intelligence comme le Bien nécessite la Volonté, l'erreur et le mal moral sont des succédanés de l'ignorance. La pensée est donc la règle de l'ac­tion et la volonté choisit toujours ce que la raison a démontré être le meilleur. Il y a par conséquent identité entre la Science et la morale, entre la théorie et la pratique, volonté et intel­ligence ne font qu'un sous l'égide du raisonnement. En étudiant l'homme et eii transposant cette étude dans le mon­de extérieur, Socrate découvre Dieu, c'est-à-dire l'Absolu; car, si nous sommes intelligents, nous sommes nécessairement l'émana­tion d'une intelligence supérieure qui contient, ordonne et gou­verne l'universalité des choses et qui a tout disposé en nous comme dans le monde, en vue d'une fin déterminée qui est le Bien. C'est ainsi que la Providence divine "PRONOIA" apparaît pour la première fois dans le ciel philosophique. PLATON;- Avec son génie transcendant, Platon développe et transforme les théories socratiques. Pour lui, les trois idées fondamentales, les trois pivots de la philosophie sont: La Vérité qui dans l'homme est l'intelligence, la vie qui dans l'homme est l'âme, le Bien qui dans l'homme est la vertu. Le monde visible n'est qu'une apparence, l'unique réalité réside dans le monde des idées ou des archétypes. Dieu, soleil des esprits, engendre à la fois l'intelligence et l'intelligibi­lité, il est le Vrai parce qu'il est le Beau et parce qu'il est le Bien. Comme chez Socrate, point de libre arbitre, car la volonté ne peut vouloir que le Bien; le Bien, en effet, est la RAISON DE 4-1 TOUTE EXISTENCE comme il en est la fin dernière. Le Bien, c'est Dieu, il est éternel et immuable, il ne dépend de rien et tout dépend de lui, il est le terme auquel aboutit toute dialectique, il est l'âme universelle. C'est lui qui est l'origine du mouvement et de la vie et le principe de la finalité des choses. Tout ce qui participe de la Noture divine est "bon,le monde que nous connaissons est donc le meilleur qu'il soit possi­ble de réaliser. Si, parfois nous y rencontrons le mal, c'est que le Bien réalisé a des bornes et ces bornes doivent être cherchées dans la matière élément défectueux, indéterminé, inexistant pour ainsi dire et simple source des possibles qui, devenant réalité, imposent IPSO FACTO, une limite au Bien. Mais ce Mal n'est pas un mal en soi, c'est un moindre bien, un bien partiel qui, par rapport au tout, est le seul compatible avec l'infinie perfection de Dieu. La Perfection réside donc en toutes choses selon une certaine mesure, mais elle ne s'épanouit dans sa plénitude qu'en Dieu et, par répercussion, dans ce qui dépend directement de lui. Ainsi, l'âme humaine qui est la plus parfaite image de 1'ame universelle est, comme cette dernière, incorruptible et immortelle parce qu1 elle est la pure essence de la pensée. Elle est immortelle dans sa triple expansion: immortelle d»ns sa raison comme la vérité, immortelle dans son activité comme la vie, immortelle dans son amour du Bien, c'est-à-dire par sa soif de la Béatitude. La phi­losophie platonicienne est le point culminant de l'optimisme. ARISTOTE.- Elève de Platon, puis maître à son tour, Aristote est le père de l'individualisme. A la base de son système méta­physique, il a placé l'activité personnelle qui développe lespo-tentialités de l'être. Chez Platon, il n'y a qu'un principe d'existence, le Bien, d'où l'universalité des choses découle comme une intarissable source. Pour Aristote, il y en a deux: la Matière et le Bien, la puissance et l'acte. Ainsi l'être ne réside pas, comme l'a pensé Platon, dans l'Universel, mais il est dans l'individuel et l'in­dividualité repose dans l'activité. Or, l'activité est le produit de deux facteurs; la puissance, c'est-à-dire la possibilité de devenir et l'acte, c'est-à-dire la réalisation de la possibilité. La puissance c'est la matière et l'acte c'est la forme, c'est-à-dire le Bien; le passade de la puissance à l'acte constitue le mouvement dont la cause efficiente est le Bien Suprê.me.o, c'est-à-dire Dieu. Tous les êtres créés se meuvent, c'est-à-dire passent de la puissance à l'acte, en vertu du désir qu'ils ont de s'approprier le Bien, de s'identifier en Bien. Dieu seul est activité pure sans aucun mélange de puissance, il est donc le moteur universel et immobile. Il est la pensée de la pensée, l'unité du sujet et de l'objet, l'identité de l'intelligence et de l'intelligible, la réalisation de la Béatitude» Quant à l'homme, par la mise en jeu de son activité, il affine son intelligence e% conquiert la Béatitude, c'est-à-dire la plénitude de son être- Aristote est le fondateur de la théorie du progrès, selon la­quelle l'imparfait s'élève vers le parfait par des actes ration­nels. ZENON ET LES STOÏCIENS.- L'Acte pur d'Aristote et l'Idée du Bien de Platon sont, pour les Stoïciens, des abstractions méta­physiques. Pour eux, toute substance est une force, toute activi­té un effort. Or, la force et l'effort comportent action et réac­tion, c'est-à-dire passion, et ces deux choses sont inséparables, ne peuvent se concevoir l'une sens l'autre-, Ainsi la métaphysique stoïcienne ne différencie point Dieu de l'Univers et l'âme humai­ne de son corps; l'un est l'âme du monde et l'autre l'activité du corps, les deux sont intrinsèques à la matière et l'être est un tout dont l'abstraction seule peut nous amener à distinguer les éléments constitutifs. Cette métaphysique de l'effort est la base du stoïcisme et c'est par elle qu'une nouvelle conception du Bien s'est glissée dans la philosophie. Avant Zenon, le Bien était considéré avant tout sous sa forme intelligible, l'intelligence était à l'origine des choses. Les stoïciens, au contraire, avec leur doctrine de l'effort; placent le Bien dans la volonté et le distinguent ainsi nettement du vrai et du beau, comme de l'utile et de 1:agréable. La volonté, en lutte contre les forces extérieures, constitue l'homme dans son essence spécifique et le résultat de cette lutte c'est la liberté intérieure qui nous rend indépendant de tout ce qui n'est pas nous. Tout ce qui nous est intérieur: idées,, senti- ments, désirs, inclinations, constituent l'objet de notre liberté tout ce qui nous est extérieur: santé, maladie, richesse, honneurs relève de la nécessité et ne peut rien contre notre liberté alors même que nous le subissons ou en sommes privés. Ainsi le Stoïcien s'écrie: "SUSTINE ET ABSTINE" accepte avec résignation et abstiens toi de désirer ce qui vient du Destin. Cette liberté hautaine et toute interne est donc plus apparente que réelle, elle consiste à comprendre et vouloir la nécessité extérieure; c'est là son point faible, elle n'est point une indépendance véritable, mais l'accep­tation raisonnée de l'inexorable fatalité. Néanmoins, elle est l'expression moyenne de la sagesse et constitue un progrès sensi­ble sur la route qui mène à l'émancipation de l'humanité. En effet, tous les hommes sont égaux devant la liberté stoï­cienne et devant la nécessité, il y a donc un lien universel qui les unit par-dessus les Etats et les Cites et ce lien, c'est l'Uni­verselle fraternité, et ce lien c'est la justice, c'est-à-dire l'égalité entre les hommes en tant qu'hommes et, par conséquent, c'est le droit et le devoir de Bonté de chacun vis-à-vis de tous pour chacun "CARITAS GENERIS HUMaNI" dira plus tard Cicéron. La doctrine stoïcienne est très belle et très noble, mais elle a conduit de grands esprits à vanter une impassibilité de façade et à nier l'utilité de toute activité sociale et même vitale. LES ALEXANDRINS.- Vient l'école d'Alexandrie qui, adoptant leaa bases de la métaphysique platonicienne, s'élève d'un bond jusqu'à l'Absolu. L'Absolu reçoit avec elle son plein épanouissement dans l'intelligence humaine et tend à devenir la seule réalité, la réalité absolue. L'Absolu alexandrin, c'est l'Un et c'est le Bien. De lui on ne peut dire qu'une chose, c'est qu'il n'est rien de ce qui est et rien de ce qui n'étant pas est possible, car il est au-dessus de l'Etre et des possibilités de l'Etre. En lui, la puissance et l'Acte sont réunis, car il est la puissance productrice, c'est-à-dire la synthèse actualisée de toutes les possibilités qui se peuvent concevoir. L'Absolu est fécond de par sa nature puisqu'il est la Souveraine Perfection, le Bien-Un, et c'est de cette per­fection sans borne que naissent l'Intelligence éternelle ou Logos et l'Ame éternelle qui, avec la Perfection constituent la vérita- ble Trinité. C'est la procession au Sein de Dieu. L'un engendre l'Intelligence et L'Intelligence engendre l'Ame,en sorte que l'Âme est le Verbe et l'Acte de l'Intellect comme celui-ci est le Verbe et l'Acte de l'Un (Enn.III) Cette conception de Dieu Un et Trois qui se retrouve en tertmas presque identiques dans la théologie chrétienne semble la synthè­se de la conception divine des trois systèmes que nous avons étu­diés jusqu'ici: Le Bien-Un est le Dieu de Platon, l'Intelligence est le Dieu d'Aristote et l'Ame est le Dieu de Zenon, car c'est de l'âme que procède le monde. L'âme éternelle, si elle a épuisé le domaine de l'éternel intelligible, renferme par contre la pos­sibilité de toutes les choses contingentes; elle engendre donc à son tour les âmes individuelles par un procédé d'involution qui ne laisse aucun vide dans l'échelle des êtres et réalise ainsi dans l'Univers toutes les possibilités contenues dans la suprême et féconde Unité, mais en passant de l'infini au fini, de l'éter­nité dans l'espace et le temps. Puis, par suite de la finalité universelle énoncée par Socrate, le procédé évolutif se substitue au procédé involutif et les âmes individuelles se convertissent vers la source émanatrice; c'est la loi du retour à Dieu dont le principe réside dans l'attrait vers la Beauté. L'optimisme alexandrin est pleinement d'accord avec celui de Pl§.i?ç2ft, mais justifié d'une façon plus précise grâce à la théorie de la procession. Si nous rencontrons chaque jour des êtres im­parfaits, nous ne pouvons dire qu'ils sont mauvais, il n'y a pas de mal dans le monde, mais seulement une dégradation du Bien qui va du plus parfait jusqu'au plus bas degré de la perfection par une suite ininterrompue de processions. Chaque être réalise en lui la perfection de son genre et il engendre à son tour un être moins parfait que lui-même mais plus parfait que sa personnelle progéniture. Ainsi, en remontant d'un être à l'autre, nous re­trouvons toujours la perfection que nous voudrions rencontrer dans un être quelconque. Mais, il y a mieux encore, par suite de la loi du retour à Dieu, chaque être imparfait évolue et repro­duit en lui-même dans son ascension vers la source créatrice la perfection qu'il convoite. Il deviendra ainsi plus parfait que son générateur et sa perfection à venir n'aura de limite que la souveraine perfection. L'existence actuelle d'un être, quelle que soit la limite de sa perfection, est donc un bien, car elle est l'étape nécessaire de son évolution future, la base de son ascension vers le mieux, vers l'idéal de la Bonté et de la Beauté. Le Mal, si nous pouvons employer ce mot impropre est donc en voie de se résorber et il arrivera un moment où il ne sera plus visible. Bien plus, comme il n'y a dans la création aucune place pour la passivité, l'évolu tion continuera éternellement et les êtres créés par un mouvement ininterrompu d'ascèse monteront indéfiniment vers le Bien en ac­croissant à chaaue instant le contenu de leur conscience et, pas conséquent, le Bien qu'ils renferment dans leur essence, car il n'y a pas de limites aux possibilités d'une âme individuelle dans le plan de l'évolution qui lui est attribuée. Et le monde s'en va ainsi, inlassablement, vers le souverain Bien attiré par la Souve­raine Beauté qui réside en lui. Nul philosophe n'a jamais égalé Plotin, dans son hymne à la beauté, la première Ennéade est illu­minée de bout en bout par ce divin rayonnement. Avec l'école d'Alexandrie, la philosophie grecque a dit son dernier mot, d'autant plus que le peuple grec est mort et que le flambeau de la pensée est passé en d'autres mains. Mais ce pre­mier stade de la pensée occidentale est peut-être le plus fécond et le plus grand, car c'est de lui que nous viennent toutes les idées fondamentales de nos systèmes actuels. LA PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE L'Ecole chrétienne puise ses principes fondamentaux dans Pla­ton et Plotin en subordonnant la théorie philosophique à la révé­lation, c'est-à-dire à la théologie. Dieu est le Bien Suprême, il est la Raison Suprême ou Logos, il est l'Amour et la Charité, termes qui s'identifient à peu de chose près à ceux employés par Platon et l'école Néo-Platonicien­ne mais qui constituent, sinon un progrès, du moins une réalité plus substantielle dans l'esprit des pères de l'Eglise. La Trini­té Chrétienne, en effet, bien que s'apparentant à la Trinité Alexandrine en diffère essentiellement. Les trois termes consti-titifs : Père, Verbe, Esprit sont des hypostases nettement déter- minées et distinctes au sein de la transcendante Unité, et la procession ne sort point du cercle Divin, l'univers relevant de la libre création. De plus, les trois personnes divines sont ri­goureusement égales, même au point de vue métaphysique, mystère inexpliqué et inexplicable. L'un, le Père, est le centre expansif de l'Etre en soi, la plénitude de l'être. Cette unité expansive en s'opposant au Won-Etre prononce dans le sein de sa conscience la parole que Moïse entendit dans le buisson ardent: "Je suis celui qui suis". Et cette parole qui affirme l'ipséité divine en face du Néant,c'est la Parole éternelle, c'est la manifestation intrinsèque de l'es­sence une et expansive, c'est le Verbe, deuxième hypostase du su4 prême ternaire, l'Intelligence incréée, engendrée coéternelle-ment et consubstantiellement. Ainsi, le Logos Chrétien est la for me Dieu, la manifestation de lui-même à lui-même. Or, cette forme ce miroir coéternel et vivant, si l'on peut dire, ce miroir où Dieu se contemple dans son essence incommunicable, ce miroir à deux faces qui ne font qu'une par la vertu de l'unité. La premiè­re, c'est l'affirmation de l'être ou la science de l'être; la se­conde, c'est la distinction entre Dieu et ce qui n'est pas lui, c'est-à-dire le discernement entre l'être et le néant. Par la première, Dieu prend conscience de sa plénitude, par la deuxième, il a l'intuition de l'infinie possibilité de son expansion, car le néant, pour l'absolu, n'est pas une limite, mais la formule d'opposition entre son essence et ses manifestations extrinsèques la distinction entre l'Etre et le Non-Etre. Et l'unité originelle 1'hypostase non manifestée, c'est-à-dire la Vie fait l'union de ses deux faces du Logos et de l'Un avec le Logos. De cette union résulte la lumière, c'est-à-dire l'harmonie, c'est-à-dire le souf fie animateur qui parcourt l'essence divine ou le Saint-Esprit qui est la Souveraine Charité, troisième hypostase qui procède des deux autres et constitue avec elles la Tri-Unité que les pè­res de l'Eglise et les docteurs appellent Trinité. En résumé, au commencement il y a l'Etre, l'être un et expan­sif qui s'affirme à lui-même en s'opposant au non-être; de ces deux actes, affirmation et opposition, jaillit la lumière harmo­nique, c'est-à-dire la conscience de l'essence éternelle. Or, cette conscience ezt triple par l'idée d'être, elle est positive 4-7 et c'est le Père; par l'opposition au non-être, elle est, pour ainsi dire, négative, et c'est le Fils; par l'unité de ces deux concepts, elle est harmonique et c'est le Saint-Esprit. Le père est le principe radical, l'Unité essentielle; de lui procède la distinction entre ce qui est et ce qui n'est pas, c'est-à-dire la forme ou le Fils, et le Fils par la double énergie que nous avons constatée en lui reflète l'Etre, un par son essence, multi­plie par ses possibilités, ce qui, sous l'influence unificatrice du Père, engendre la lumière harmonique de l'essence divine: le Saint-Esprit. Le principe souverain de l'Etre, l'Urnté absolue est incompré­hensible, incommunicable et incommuniqué, supérieur à la conscien© ce, à l'intelligence, à la vie, à la vérité et à l'essence même de l'être manifesté (Origène, CONTRA CELSUM,VII). Cette unité est en même temps le Bien, mais le Bien n'est pas ici une qualité, c'est l'essence même de l'Un, ce qui donne à l'unité sa vertu expansive. Le Logos, comme nous l'avons dit plus haut, est la manifesta­tion intrinsèque de la super-essence du Bien'-sTîn; c'est lui qui rend possible l'extériorisation des attributs divins, il est le prisme à travers lequel découle la Création, il est en quelque sorte le principe de raison suffisante de l'Univers. Quant au Saint-Esprit, c'est sur lui que repose le principe de finalité, car s'il est une cause, il est aussi une fin; c'est lui qui est l'expression de la fin de Dieu existant pour lui-même et le pôle attractif vers lequel se dirige l'universalité des êtres créés. Comme nous l'avons dit, pour la philosophie chrétienne, le mystère de la procession se limite à Dieu, l'univers est le ré­sultat de la Création ex-nihilo, c'est-à-dire l'effet de la vo­lonté libre de Dieu extériorisant les infinies possibilités de son essence par le canal de son Logos. Mais, Dieu, en donnant à toutes les manifestations extérieures de son activité, l'intégra­lité de l'idée d'être qu'il renferme en lui-même d'une façon suréminente, oppose ces manifestations au néant sous une forme limitée, en sorte que chaque chose créée est contingente et dif­fère essentiellement de lui-même, puisque seul, par son Verbe,il s'oppose à l'intégralité du Non-Etre. Et les êtres créés, par leur participation intégrale à l'idée d'être, participent IPSO FACTO au Bien universel dont l'expression est eat la Charité. La Charité est la loi universelle, elle est le principe et la fin de tout ce qui existe en ce monde, comme de Dieu lui-même, elle est le Bien Souverain et la Souveraine Liberté. Ainsi la phi­losophie chrétienne fait résider la libre personnalité humaine dans l'amour c'est-à-dite dans la volonté. En présence de Dieu souverainement libre, l'homme est libre. Comment concilier ces deux libertés, sinon d^ns l'amour de Dieu pour les hommes, amour primordial qui engendre inéluctablement l'amour des hommes pour "Dieu. L'amour de Dieu pour la créature se manifeste par la Grâce, ce don gratuit et désintéressé donc absolument libre qui élève l'être fini presque au niveau de l'Infini. L'amour de la créature pour le Créateur est un amour de retour, un sentiment de recon­naissance, une action de grâce envers la souveraine Charité, car l'homme étant libre comme Dieu, il doit coopérer à la Grâce pour la rendre efficace et agissante. Le rapport de l'homme à Dieu est donc conçu par la philosophie chrétienne comme un rapport de charité, un rapport d'amour; par conséquent, la charité est un principe et une fin comme nous le disions tout à l'heure, car elle s'identifie non seulement avec le souverain Bien, mais avec la suprême béatitude. L'amour est la récompense de l'amour, il possède en lui-même son ultime satis­faction; il jette sur cette vie mortelle son rayonnement d'éner­gie mystique et optimiste pour se consommer dans l'au-delà par une espèce d'identification avec la volonté de Dieu, identifica­tion avec la volonté de Dieu, identification qui laisse subsister la personnalité du sujet aimant, afin qu'il puisse, dans sa cons­cience illuminée, jouir de la plénitude de son bonheur. Et cette Charité se répercute dans les rapports des hommes entre eux pour engendrer l'amour du prochain, amour désintéressé, miséricordieux, sublime, allant jusqu'à l'abnégation et au sacri­fice; c'est la négation même de l'antique et universel égoïsme, rejeton indéracinable de l'instinct de conservation. Jamais aucu­ne religion, ni aucune philosophie n'a magnifié la Charité en termes plus excellents et n'a essayé de l'imposer à ses adeptes 49 avec plus de persévérance. C'est ce qui explique l'attrait mys­térieux que le Christianisme a toujours rayonné dans la foule des humains en butte aux affres de la lutte pour l'existence. Le Christianisme a été et est toujours le plus éloquent champion d'énergie, d'héroïsme et d'optimisme qui ait foncé ses racines dans 1'Aame occidentale. A ce premier courant de la philosophie chrétienne se substitue peu peu la Scholastique. La Scholastique est caractérisée par l'union en plus en plus étroite de la philosophie avec la théolo­gie; de là une fixité rigide dans les idées, qui, dépendant des dogmes, s'apparentent à la Foi. Toute la liberté de pensée se trouve ainsi à peu d'exception près, rejetée dans la méthode et dans les explications de ce qui n'est pas inscrit sous la rubri­que "DE FIDE". Sur ce terrain, c'est la lutte entre la philoso­phie platonnicienne et les théories d'Aristote, lutte qui se ter­mine par la victoire d'un aristotélisme qui repose malgré tout sur des assises platoniciennes. Le pur réalisme idéaliste de Platon est représenté par Scot Erigène et saint Anselme. Aristote, autant et plus peut-être par la méthode que par les idées,devient la principale autorité dans le domaine de la pensée avec St-Thomas d'Aquin, ANGELICUS DOCTOR. L'oeuvre de St-Thomas est le plus formidable monument du moyen-âge et peut-être de tous les siècles par la seule mise en jeu de la puissance logique. St-Thomas aristotélise, si l'on peut dire, sur un fond platonicien cnr il n'a pas la prétention de créer des idées nouvelles; il veut concilier la raison humaine et la raison divine, la Science avec la Foi, l'autorité de l'Eglise avec les conclusions de l'expérience. Il tente de concilier la liberté et le déterminisme en inventant la prémotion physique et en rejetant la libre volonté au second plan, au profit de l'intel ligence, en Dieu comme dans l'homme. Aussi, avec cette volonté vassale de l'intelligence, St-Thomas a une conception assez vague du principe d'individuation des êtres; la volonté, en effet, n'étant pas la mesure de la personnalité, il s'ensuit que l'idée, abstraction faite de sa réalisation dans un individu particulier, 50 est une idée générale universelle qui s'applique uniformément à tous les êtres de la même espèce dans les déterminer. Il individu alise donc par la matière et non par l'esprit, il distingue par 1 la limitation dans l'espace et le temps et non pas par le prin­cipe divin qui informe la matière. Mais malgré cette tendance, il domine les siècles par la force jamais égalée de son raisonnement et par la coordination d'une logique sans défaillance comme sans obscurité de toutes les par­ties de son discours, en vue d'un but unique, la glorification de l'intelligence divine et humaine. C'est un professeur d'énergie, d'une énergie nécessitée autant que disciplinée par la raison,un incomparable flambeau de clarté et de précision; il a fixé à ja-maisl'orthodoxie religieuse et philosophique de tous ceux qui, de près ou de loin, se réclament du dogme catholique. Le docteur subtil, Duns Scott, s'insurge contre les théories thomistes, il place le principe de la personnalité non plus dans l'intelligence, mais dans l'activité libre, c'est-à-dire dans la volonté, non seulement chez l'homme, mais aussi en Dieu. Il est le représentant de la pensée celtique et l'adversaire de tous les déterminismes comme nous l'avons dit plus haut. LA PHILOSOPHIE SCIENTIFIQUE MODERNE Les discussions scholastiques qui tournent parfois au byzan-tisme amènent une réaction violente. La philosophie scientifique apparaît en Occident avec la réforme religieuse qui est l'aurore de la libre pensée moderne et le troisième stade de la pensée occidentale. La première étape de cette nouvelle forme de pensée sur des thèmes primordiaux toujours identiques est franchie par Giordano Bruno en Italie, Bacon et Hobbes en Angleterre, Descartes en France. Bruno fait tout reposer sur l'infini. Dieu, pour lui,constitue l'être infini d'un monde infini. C'est un essai de panthéisme scientifique: Dieu est l'essence du monde et sa Providence n'est autre chose que la loi du progrès. Bacon ne s'occupe que de l'expérience et il en codifie les lois avec une relative rigueur, mais il se maintient dans le domaine de l'empirisme. Hobbes est un matérialiste absolu, c'est lui le père de la mo­rale utilitaire et par une répercussion difficile à prévoir à l'origine de son système, le théoricien et le fléfenseur du pou­voir absolu. Point n'est besoin de résumer le cartésianisme: tout le monde connaît le ©iscours de la Méthode et le mécanisme universel.Deux mots seulement sur les théories cartésiennes qui rentrent dans le cadre de notre démonstration et qui n'ont pas de liens bien con­sistants avec le reste du S7/stème» Le corps humain, selon Descartes, se confond, comme la matière avec l'étendue; l'âme n'est nutre chose que le cogito, c'est-à-dire la pensée. Cette ame est entendement et volonté. L'entende­ment se spécifie par les idées innées et il se relie au monde ex­térieur grâce aux idées adventices,. La Volonté est active et lier bre, et la liberté n'est pas indifférence mais puissance réelle et positive de détermination; c'est par ce côté que l'homme res­semble à Dieu. Dieu est le souverain Bien, il existe parce qu'il est l'abso­lue Perfection. Son entendement et sa volonté sont identiques aux nôtres, mais portés à la puissance infinie. Par conséquent, la liberté divine n'a point de limites, e1. le est créatrice non seu­lement du monde extérieur, mais aussi créatrice de la vérité. Dieu fait la vérité sans qu'on puisse cependant introduire l'ar­bitraire dans ses actes, car sa volonté immuable est éclairée ta? la souveraine raison. Lorsque disparaît Descartes, Leibnitz se lève. C'est le premia? et le plus grand des éclectiques II veut en effet concilier Pla­ton et Démocrite, Aristote avec Descartes, la Scholastique avec la philosophie scientifique et prendre de choque système ce qu'il suppose être le meilleur. Au mécanisme universel de Dascartes, il oppose le dynamisme universel. Tj& substance réside dans l'activi­té, l'unité de force ou d'activité est la monade. Chaque monade est un centre d'efforts vers des états toujours plus hauts» Cha­que corps est un agrégat de monades qui renferme une dominante qui est l'esprit; les monades inférieures non arrivées au satde 52 de la conscience expriment le monde, l'esprit conscient exprime Dieu. Ainsi il n'y a rien de mort dans l'univers, tout vit et s'efforce d'arriver à la pensée; la mort n'est qu'une apparence comme la naissance elle n'est qu'une métamorphose. C'est la loi du progrès indéfini. Mais l'activité de Leibnitz est toute intérieure, pour expli­quer la réaction des êtres les uns sur le? autres, c'est-à-dire l'activité extérieure ou le mouvement visible, il a été obligé d'introduire dans son système l'harmonie préétablie qui en fut la pierre d'achoppement. L'harmonie préétablie est le fait de Dieu. Dieu existe parce qu'en lui essence et existence ne sont qu'une même chose. Dieu est avant tout intelligence et, par dérivation, puissance et bon­té, parce que la connaissance suppose la possibilité de faire et que l'action résultant de la connaissance ne peut être que le Bien. Leibnitz comme Platon est un optimiste irréductible; pour lui le mal n'existe que par suite de la contingence des êtres créés, il doit se détruire de lui-même par la loi du progrès ou d'évo­lution. La monade de Leibnitz est intelligente et libre parce que spontanée, et cette spontanéité provient de la connaissance de causes; ainsi chez Leibnitz la liberté se confond, en quelque sorte avec l'intelligence et la liberté se trouve reportée dans le monde intellectuel au lieu de rester sur le terrain moral. Avec l'école anglaise et écossaise du XVIIIè siècle, la phi­losophie occidentale est ramenée des hautes spéculations métaphy­siques sur le terrain moral et sociologique. Locke est un empiriste qui assimile la liberté au droit. Berkley ne voit en réalité que dans le monde des idées, c'est un idéaliste absolu. Quant à Hume, c'est un positiviste avant la lettre. Smith et Bentham échafaudent une morale, le premier sur la sympathie, le second sur l'intérêt personnel. L'école française de la même époque peut se diviser en deux courants. Le premier avec Condillac, Diderot, d'Holbach et La Mettrie est purement spéculatif. C'est un sensualisme à la ma­nière de Locke, mais plus complet et plus solide. Le second peut être appelé le courant social et il est représenté par Helvétius, Montesquieu et Rousseau. Ces théoriciens de la politique démo- cratique posent à la base de leur système la liberté individuel­le, mais, de raisonnement en raisonnement, ils arrivent à spolier l'individu au profit de la collectivité, c'èst-à-dire au profit de l'Etat. Au même moment et presque à l'autre bout de l'Europe civilisée vivait à Koenigsberg un petit professeur qui s'appelait Kant.Ce fut le plus profond et le plus subtil esprit du XVIII° siècle. Kant disséqua l'entendement humain avec une virtuosité et une profondeur jamais égalées? Il établit l'impossibilité de toute métaphysique purement dogmatique et, dans sa critique de la rai­son pratique, il postula la liberté pour asseoir le droit et le devoir et fit de celle-ci le principe absolu de la Morale. Pour Kant, la liberté est un joyau inestimable, c'est la seu­le chose qui compte dnns l'Univers et même en dehors, bien qu'il n'admette pas les incursions dans ce domaine inintelligible pour nous parce que ne tombant pas sous les catégories de notre esprit Or, la liberté réside toute entière d?ns la volonté; la volonté a une valeur absolue par elle-même lorsqu'elle est libre et rai­sonnable, c'est-à-dire lorsqu'elle est droite: c'est la bonne volonté. La volonté libre est donc la loi morale elle-même et elle est la fin de tous nos actes en même temps qu'elle en est la source première. Mais, à côté de nous, il y a des hommes qui, comme nous, sont libres et raisonnables; notre liberté a donc pour limite la li­berté de tous les hommes et cette liberté comme la nôtre est in­violable. La personnalité humaine doit donc être un objet de res­pect absolu en nous et chez tous. Tel est le fondement de la morale, le fondement du droit, et en même temps, celui du devoir. Les idées philosophiques du XIX° siècle sont trop connues pour que nous y insistions; il importe cependant d'attirer l'at­tention sur un représentant de la grande philosophie française, aujourd'hui bien oublié, mars qui fit revivre un instant sous me autre forme, la pensée cartésienne: Maine de Biran. Maine de Biran critiqua et rejeta les méthodes objectives des idéalistes et des empiristes et plaça le point de départ de toute spéculation d^ns la conscience. Mais dans la Conscience, il ne trouva pas seulement la pensée, il y trouva surtout la 54 volonté et l'action. Sans doute il assimila trop hâtivement la volonté libre à l'effort proprement dit, mais il s'éleva malgré tout de la vie purement affective à la vie morale presque mysti­que préparant ainsi les voies à la philosophie contemporaine qui vise spécialement à l'exaltation morale de la personnalité libre. Ouvrons donc les oeuvres de n'importe quel philosophe réelle­ment imbu de la tradition dont nous venons de suivre pas à pas l'éclosion et l'épanouissement - exception faite de la philo­sophie allemande de la dernière moitié du XIX0 siècle fortement teintée de pessimisme oriental. Qu'y trouvons-nous? Des idées claires, précises, généralement lumineuses, génératrices d'éner­gie, de volonté droite et sereine, basées sur les principes de la théorie occulte que nous avons exposée au commencement de ces pages. Ici, point de pessimisme véritable, mais à travers même les difficultés constatées et les faiblesses de notre nature, c'est un hymne à la Beauté, un hymne à la Science, un hymne à la Vie. Pour un homme d'Occident, la vie est belle et bonne, malgré la souffrance, malgré les dégoûts et les revers, il la considère comme une chose en soi excellente et il l'emploie à conquérir la liberté de son esprit et de son corps. Il l'emploie à créer sa personnalité et cette personnalité, il la veut éternelle; il n'aspire point à la résorber dans le sein d'un Dieu inconscient, il espère à tort ou à raison la conserver intact avec toute sa conscience spirituelle dans une béatitude souveraine qu'il aura emportée de haute lutte» Point de repos pour l'homme d'Occident, alors même qu'il en caresse l'idée avec le plus de complaisance, il marche de 1 ' avarrtfc sans s'en douter, poussé par sa nature généreuse et énergique, II marche vers la Beauté, vers la Vérité, vers le Bonheur qu'il poursuit inlassablement. Il veut, comme l'Oriental, vaincre la souffrance, mais il ne la nie pas, il ne la méprise pas. Il ne s'en fait pas un épouvantail, il s'en fait, au contraire, comme un piédestal glorieux^ il la considère comme un Instrument d'ascèse, de santé morale et de sainteté. Telles sont les idées que nous trouvons explicitement ou im­plicitement dans le tréfonds de toutes les philosophies d'Occi­dent. Nous aurions pu continuer longtemps encore, mais ce que nous avons dit doit suffire pour comprendre que le Verbe orien­tal et le Verbe occidental sont opposés entre eux et conviennent à des races distinctes. Abandonner nos idées pour celles de l'Inde, c'est aller con­tre notre nature et renverser notre civilisationactuelle qui a bien son prix puisqu'elle est faite à notre mètre. C'est nous condamner à un esclavage perpétuel qui se répercutera sur tous les plans: philosophique, moral, religieux, sociologique et po­litique; c'est abdiquer notre optimisme énergétique pour un pes­simisme déprimant au sein duquel l'humanité tout entière, comme l'Orient d'hier et d'aujourd'hui, sera la proie facile des rapa-ces qui s'embarrassent des idées dans la mesure où elles servent leurs ambitieux intérêts. Sont-ce les idées qui forment les races ou les races qui créent les idées à leur mesure? L'un et l'autre peuvent se soute­nir, je ne veux point élucider ce problème; j'ai constaté un fait, et en présence de l'Orient, j'ai placé l'Occident en pro­clamant la supériorité de son Verbe en ce qui nous concerne. CONCLUSION Et maintenant un mot encore pour conclure. J'ai dit plus haut: où est la vérité puisque la vérité est une? Voyons donc ce qui résulte du sommaire examen auquel nous nous sommes livrés. Il y a deux shoses qui seules sont toujours identiques à elles-mêmes, deux ehoses qui, au fond, n'en forment peut-être qu'une: l'Absolu et le Néant entendus dans le sens d'Etre et de Non-Etre, lesquels ne sont que l'opposition de ce qui est de ce qui peut-être. Tout le reste est modalités de l'Etre ou possi­bilités de l'être. Ces modes et ces possibles nous pouvons les concevoir ge di­rai presque à notre guise, c'est-à-dire nous en faire une repré­sentation adéquate à notre tournure d'esprit. Nous pouvons, sur ce thème identique de l'être et du non-être, construire un monde de concepts en rapport avec notre idéal philosophique, un monde en rapport avec les catégories de notre raison. Or, les catégo­ries de l'esprit oriental n'ont rien de commun avec celles de l'Occident, là est la clef de la solution. Il en résulte ceci: partant d'un même point les deux cerveaux envisagés seront l'o­rigine de deux séries de concepts distincts, ils s'appuieront sur des conclusions divergentes qui refléteront très exactement le contenu de leur intellect; deux théories seront nées qui n'au­ront rien de commun, sinon le point de départ. Donc, la vérité intégrale et dernière doit reposer dans une synthèse plus haute que celles entrevues dans ces pages. En ef­fet, la vérité est unique, mais si on la contemple de loin, on la voit sous des aspects qui se modifient avec l'angle sous le­quel on est placé, ce qui engendre des diversités dogmatiques. Ces diversités sont donc plus apparentes que réelles, elles sont la résultante de la faiblesse de l'esprit humain qui a perdu la clef de l'occulte et qui la cherche à tâtons dans les ténèbres. Nos synthèses actuelles feront donc plus tard place à une synthèse nouvelle qui englobera toutes les idées, toutes les théories et toutes les interprétations qu'elles viennent d'Orient ou d'Occident. L'unité de la pensée humaine est en train de se forger et tous les esprits finiront par communier dans l'unité transcendante et définitive, car toutes les traditions ont leur tase dans une tradition primitive et si elles ont pour le moment des développements différents, elles ont pourtant le même point de départ. Mais sans dénigrer en quoi que ce soit la synthèse orientale dans laquelle il faut voir un prestigieux monument, nous pouvons néanmoins, semble-t-il, dire que la synthèse occidentale est le point culminant atteint par l'esprit humain et la plateforme so­lide d'où partira l'envol définitif vers la synthèse dernière. Ceci pour une raison péremptoire. L'Oriental est figé, il est arrivé à une conclusion qu'il ne peut plus transgresser: l'im­puissance radicale de la vie. L'homme d'Occident, au contraire, a pour lui son principe d'énergie qui le pousse invinciblement à lutter et à conquérir toujourê plus de science et de vérité. Ainsi dans l'ascèse vers le Vrai, vers le Beau et le Bien, l'Oriental passif sera vaincu par l'Occidental actif. TABLE DES MATIERES Pages AVANT-PROPOS........ •.................................... 2 Chapitre 1er - ORIENT ET OCCIDENT ........................... 5 Chapitre II - SCHEMA D'OPPOSITION THEOLOGIQUE ............... 10 Chapitre III - LA PHILOSOPHIE INDOUE......................... 16 Chapitre IV - LE BOUDDHISME .............................. 27 Chapitre V - LA PHILOSOPHIE CELTE ...................... 32 Chapitre VI - LA PHILOSOPHIE CLASSIQUE DE L'OCCIDENT ......... 38 a) la Philosophie grecque ..................... 39 b) la Philosophie chrétienne .................. 45 c) la Philosophie scientifique moderne.......... 50 CONCLUSION................................................. 56