5/24/2008

C. CHEVILLON - LA TRADITION UNIVERSELLE

BIBLIOTHÈQUE DES ANNALES INITIATIQUES C. CHEVILLON La Tradition Universelle LYON Paul DERAIN 81, rue Bossuet 1946 Copyright by Madame J. Bricaud 1946. - 20, Rue des Macchabées - LYON AVANT-PROPOS Constant-Martin CHEVILLON est né le 26 octo­bre 1880 à Annoire (Jura). Ses heures de loisir furent tout entières consacrées aux choses de V esprit ; travailleur infatigable, penseur profond, c'est en lui-même qu'il puisait ses idées ; pierre par pierre il avait construit son temple ; cependant il était toute modestie, il était aussi toute bonté, il ignorait la haine et pourtant, tragiquement assassiné le 25 mars 1944, il en fut la victime. C. Chevillon avait publié de son vivant divers ou­vrages : Orient ou Occident, Réflexions sur le Temple Social, Le Vrai Visage de la Franc-Maçonnerie, Du Néant à l'Etre, Et Verbum caro factum est. La Tradition Universelle est une œuvre posthume du Maître ; elle est publiée aujourd'hui, après maintes tribulations, en pieux hommage à sa mémoire. Dans sa préface, l’auteur nous révèle qu'un premier manuscrit avait disparu en certaines circonstances qu'il ne pouvait alors indiquer. L'idée de publier La Tradition Universelle était envisagée par C. Che­villon depuis longtemps, il avait longuement étudié ses différents aspects ; tout ce qui a quelque rapport avec le sujet, si vaste en toutes ses parties, avait été recherché, examiné, approfondi par lui pour en établir, un jour, la synthèse et ce travail était au point lorsque survint la guerre en 1939. 6 LA TRADITION UNIVERSELLE En 1941, nous vivions sous le joug nazi, les persé­cutions envers l'élite intellectuelle commençaient, toute liberté de pensée était abolie. La conscience pure, le Maître négligea d'abriter ses écrits personnels ; le premier manuscrit de l'ouvrage lui fut dérobé lors d'une visite domiciliaire, opérée cette année-là par les sbires du gouvernement de Vichy — on le réclama vainement par la suite — qui emportèrent également tous les documents accumulés pour servir à l'ensei­gnement des membres de la Société d'Etudes ésotériques que C. Chevitton dirigeait. Son œuvre réalisée dans sa pensée, l'auteur ne se laisse pas abattre, il en fera paraître un deuxième texte et malgré l'énorme difficulté de la tâche en l'absence de tous documents, il recom­mence courageusement son travail qu'il achèvera au début de 1944, prêt pour l'édition. C'était alors l'époque des plus tragiques persécu­tions ; le 25 mars plusieurs individus armés pénétrè­rent chez lui et l'emmenèrent sous prétexte de lui faire subir un interrogatoire ; il ne devait plus reparaître. Son corps martyrisé, criblé de balles, était trouvé, trois heures plus tard au bord de la route, montée des Clochettes, à St-Fons, aux environs de Lyon, en un point où plusieurs exécutions d'otages eurent lieu. Son calvaire, il l'a gravi sous les coups des factieux, irrités sans doute par la qualité de leur victime, tant il est vrai que les tyrans sont des aveugles nés. Ici, nous trouvons la réalisation d'une phrase prononcée peu de jours auparavant par le sacrifié : « Si Jésus-Christ revenait sur la terre, ils trouveraient le moyen de le crucifier encore ! » Ainsi donc, un Juste, un Sage a été stupidement supprimé par des brutes. Son enseignement trop profond gênait, sans doute, ceux, à courte vue, qui trouvent dans la vie matérielle les satisfactions de leurs appétits grossiers. L'enseignement de C. Chevillon s'adressait aux hommes de désir spirituel. Jadis, ses fidèles disciples entendaient sa parole, ils attendaient ses écrits et les recevaient avec ferveur. Pour eux, il dévoilait un peu de la science qu'il possédait ; c'est pour eux qu'il composa cette « Tradition Universelle », car il voulait leur laisser les éléments de la révélation ésotérique, afin de fixer et compléter son Verbe. Certes, eux-mêmes connaissent l'importance de la doctrine exposée en ces douze chapitres, ils en compren­dront aisément la portée, mais leur satisfaction sera grande en constatant la puissance de cette œuvre, cons­truite pour une élite durement éprouvée. Après les funestes événements qui aboutirent au martyre de C. Chevillon, mon dessein était d'accomplir ce qu'il ne parvint pas à faire : publier cet ouvrage. Des difficultés de toutes sortes se sont présentées sur ma route. Cependant il était nécessaire que ce projet aboutisse. Ses amis eurent la pieuse intention de donner leur appui en ce mémento commun ; leur concours généreux nous est précieux par leur estime et leur souvenir pour celui dont, tous, nous vénérons la mémoire ; leur aide me permettra de propager large­ment les idées d'un grand penseur, et de remplir ma promesse. Qu'ils veuillent bien trouver ici le témoignage de ma vive reconnaissance. Mme J. B. PRÉFACE La Tradition n'est pas seulement un mot sonore et creux, c'est une réalité. Elle est concrète dans son apparente abstraction, enserre l'humanité tout en­tière, des peuples sauvages aux ultra-civilisés, dans un réseau de concepts et d'idées qui se répercutent sur le comportement quotidien des états et des individus. Or, par une incompréhensible aberration, les hom­mes, délibérément, ont voulu rompre le filet et ont ainsi perdu le sens véritable des cogitations ances-trales. Ils pensent et agissent toujours dans l'axe déterminé par des coordonnées millénaires; mais ils empruntent le sentier sans horizon des habitudes routinières et sont en état constant de superstition. Ils croient faire du nouveau avec de l'ancien, sans se rendre compte des survivances faussées qui les conduisent à des interprétations fantaisistes et, par une vaine activité, vers un but inadéquat à leur essence intime. Les élites, elles-mêmes, sont la proie de ce déséquilibre ; sans vouloir y consentir explici­tement, elles emploient toutes leurs facultés à renier les principes directeurs primitifs, ou, plutôt, à les revêtir d'un habit d'arlequin, sous lequel ils 10 sont méconnaissables et endossent une signification contradictoire, sous prétexte de modernisme logique et scientifique. Nous allons essayer de rétablir la vérité, la subs-tantifique moelle rabelaisienne qui, selon la parole liturgique : « ad medellam percipiendam », accusera les carences superstitieuses et l'emploi inconsidéré d'un thème lumineux en vue d'une fin obscure. Dans une démonstration quelque peu valable, il convient de situer les données du problème et d'indiquer la voie des solutions possibles. Voyons donc la voie droite et les chemins sans issue, anticipons le pour et le contre. * * * Depuis plusieurs siècles et surtout depuis le XVIIIe, nous nous référons sans cesse à la logique et à la science expérimentale. La science, pour chacun de nous, est une mystique, nous y croyons comme on croit à la vertu d'une amulette, sans se demander d'où vient la force qu'elle représente. Nous croyons au scientisme et, dans notre entendement, il donne une synthèse du monde extérieur impossible à nier, devant laquelle tout doit s'incliner. La science pourtant est constituée par une série d'hypothèses, par des doctrines dont les phénomènes, le plus souvent, se rient, car le monde est le champ de bataille de l'être et des êtres, non pas le théâtre des abstractions et, par conséquent, d'un ensemble 11 de fantoches. Le monde c'est la vie qui est toujours concrète, c'est-à-dire synthétisée dans une conscience ou un instinct, dans une durée ou dans une éternité et non pas dans une mathématique quantitative ou d'intensité pure. La vie est une unité qui se disperse en actes et dont aucune algèbre ne peut donner la clef. Au bout des théories, il y a un phénomène ; der­rière celui-ci se cache une essence. Les analyses phy­siques ou chimiques et les synthèses corrélatives n'expliquent pas le monde, car le monde est une somme dont les éléments diversifiables à l'infini sont rebelles aux approximations les plus serrées et s'en évadent toujours par un côté ; elles nous conduisent à des hypothèses, à des analogies, pour nous concluantes, mais fragiles et sans cesse dissipées au vent de la réalité. Le monde est un mystère dont la science peut parcourir les avenues extérieures, mais pour en saisir la poignante unité, il faut gravir le Thabor qui domine la plaine phénoménale. La science, jadis, n'avait rien de commun avec « notre science » actuelle. C'était la sagesse, c'est-à-dire la philosophie. Tout reposait sur elle et l'expé­rience était un simple adjuvant dans la confirmation des principes. La mathématique, en particulier, la science, par excellence, des nombres qualitatifs, était le secret de l'église des adeptes ; fruit merveilleux de l'enseignement pythagoricien, sa seule écorce était aux mains de la foule; sa saveur, cependant, inconnue dans son entéléchie, dilatait toutes les papilles spirituelles. 13 Comparons le présent au passé, et les antinomies apparaîtront insolubles si nous nous en rapportons à la science, jeu d'enfants si nous en référons à la sagesse universelle. Ce qu'il importe de connaître, en effet, ce n'est pas la théorie des phénomènes natu­rels, but, en soi, hautement louable, c'est le support causal. Ce n'est pas le déterminisme des potentialités physiques et intellectuelles, c'est la liberté des consciences dans la poursuite de l'idéal. Ce n'est pas la connaissance abstraite de la matière qui empêche les hommes de capter la vraie lumière ; ni le psitta-cisme verbal qui fait prendre le mot pour la chose, les gestes automatiques pour des actes volontaires; ni le Dieu des intelligences qui dévore les concepts et les idées, comme Saturne dévorait les enfants. C'est de trouver le secret des réflexes et des comportements légitimes et seuls nécessaires, c'est de connaître le Dieu qui parle au cœur, parce qu'il est la vie. C'est de construire une philosophie du réel, à la fois esthé­tique, ethnique et religieuse dont la logique soit concrète et se refuse à l'abstraction systématique. Or, la montagne de la transfiguration, c'est l'Esprit, d'essence divine, le Dieu hypostatique dont la tradition nous livre les lois constitutives, dans la mesure humaine, selon la norme de notre intellec-tualité. On parle sans cesse, depuis des années déjà, tant la décadence, sur tous les plans, est avérée, de renou­veau, de renaissance et de résurrection. Pour rendre possible, puis effectif, l'influx régénérateur, chaque humain doit descendre en lui-même, et retrouver, non seulement les axiomes et la preuve des théo­rèmes, mais les résoudre en puissance de réalisation, en instruments de la pensée et des actes, en vue de l'accomplissement de sa destinée, transformer le déterminisme en liberté, la loi fatale en acceptation raisonnée et volontaire, la croyance superstitieuse en foi intelligente, l'airain du talion et de la Némésis barbare en miséricorde et en amour. La solution semble limpide, elle est complexe au contraire. D'un côté il y a la Science et de l'autre la Religion. Personne aujourd'hui, ne paraît se soucier d'affronter la substance des deux termes à la lumière de l'unité. Ils peuvent pourtant prêter et prêtent, trop souvent, le masque de leur exclusi­visme aux aberrations mensongères dont la foule, comme l'élite, sont coutumières. La première est intelligence, c'est le pôle négatif de la sociologie où se confrontent toutes les connaissances humaines. La seconde est esprit, c'est un pôle positif, non plus une connaissance ou une science, mais une gnose. Entre elles nul antagonisme ne se peut concevoir, leur fusion se produit dans l'entendement qui les marie et les assimile dans le réel. Mais la raison et la foi sont entrés en lutte ; la raison a voulu mettre la main sur la foi et la réciprocité s'est établie ; l'into­lérance et l'ostracisme ont surgi. La science a nié le sacerdoce et l'adeptat ; ceux-ci, par une réaction incompatible avec leur dignité, ont repoussé le 14 savant. Le prêtre et le savant ont voulu monopoliser la direction des esprits dans une voie en déblai qui dérobe à la vue les multiples aspects de la vie. L'un et l'autre ont eu tort, car leurs rôles se complètent et s'épaulent dans un milieu mitoyen dont les réso­nances se résolvent en harmonie unique; caria raison et la foi sont deux sœurs divines qui doivent marcher côte à côte et se prêter un mutuel appui au lieu de s'entredéchirer. La raison plébéienne doit se laisser conduire par la foi vers la transcendantalité, mais sans la raison, la foi n'aurait plus de base pour reposer son pied. Pour rendre efficace la nécessaire introspection de la personnalité, en faire jaillir des actes conson-nants avec l'ipséité spirituelle, il faut, librement, en pleine conscience de la réalité concrète, assentir à la foi lumineuse qui se dégage du Verbe, immanent aux révélations ancestrales. Si vous jetez un regard sur les pages qui suivent, dans l'espoir d'y trouver un résumé des traditions humaines, des références multipliées et précises sur tel ou tel livre sacré, vous serez déçu et vous les considérerez, peut-être, comme un texte sans sup­port intérieur, comme un essai philosophique plus ou moins probant, personnel à l'auteur, sinon comme une suite de pétitions de principes. Nous n'avons pas voulu faire un compendium, mais dégager l'esprit de la sagesse antique, en sonder la profon­deur, en faire surgir les conséquences, en souligner l'inéluctable nécessité dans l'économie générale des conceptions et de la conduite humaine. Nos réflexions sont un simple commentaire et une adaptation mo­derne de la vérité primitive, trop souvent obscurée ou trahie par la passionnalité individuelle et surtout par le voile des langues mortes dont les sonorités sont inactuelles pour la majorité des hommes. Pour les comprendre, en extraire le suc, il faut connaître, dans une mesure déjà notable les textes traditionnels: les Védas, le Zend-Avesta, le Livre des morts, les grands philosophes, les triades bardiques, la Bible et leurs exégèses. Il faut avoir médité longuement sur les possibilités essentielles de l'âme et de l'esprit. Alors, la lumière se glissera dans l'entendement et les références, en foule, s'éveilleront dans la mémoire, pour corroborer les idées, les rendre tangibles et vivantes, en un mot, réelles. Alors, la descente, dont nous parlions plus haut, s'effectuera à la fois doulou­reuse et sereine, puisqu'elle détache l'intellect de l'erreur et le conduit au coeur même de la vérité. La foule disparaîtra, la foule où fermente l'irresponsa­bilité des solutions faciles, où gitent les contraintes conventionnelles et l'égoïsme honteux des instincts de la conservation. C'est au sein de la subjectivité individuelle et personnelle, au sein du moi, isolé mais soudain rempli d'une substance incommensu­rable, que le contrôle s'établira, que les rapports apparaîtront sous leur jour véritable, que les idées quitteront le domaine de l'abstrait pour s'incorporer 16 à l'essence humaine et devenir le levier des actes, car ceux-ci doivent être étayés sur l'essence, ou sont ironie et mirage. En descendant en nous-mêmes, nous descendons vers le fondement de l'être; en nous extériorisant nous allons vers l'illusion et la disper­sion. Le seul objet dont la réalité ne peut nous laisser en suspens devant l'incertitude obsédante, c'est notre moi propre ; il convient donc de le dépouiller, dans la mesure nécessaire, de tout l'ap­port adventice inséré, malgré nous, dans sa subs­tance, par le monde extérieur, car la suprême réalité coïncide avec la suprême intériorité. L'intériorité est transcendante à l'évolution phénoménale qui est un reflet apparent et symptomatique des manifestations vitales. L'intériorité est le berceau de la foi ou, plutôt, le lit nuptial dans lequel la raison et la foi entrent en copu­lation pour engendrer le réel dans les tissus profonds de la subjectivité. Dès lors, la contingence est résor­bée d'une certaine manière et le moi devient le support inamovible de l'être véritable, quasi néces­saire et immortel. Etablir ainsi, délimiter et accomplir une person­nalité, sous le couvert de notre individu, c'est inévi­tablement nous séparer de la foule, nous plonger dans la solitude spirituelle. Or, cette solitude n'est qu'apparence, car il n'y a plus solitude, mais pléni­tude. Nous sommes, en effet, en présence de nous-mêmes, d'un moi connu et apprécié et, par surcroît, en présence de l'éternel, en présence de l'absolu, de Dieu. Rien ne peut rompre l'intimité de l'acte de foi et sa valeur : ni les groupes, ni les écoles, ni la foule importune, ni les idées, transubstantiées au moi, ni les normes principielles qui président à l'évolution cosmique générale ou particulière. Seule, face à face avec Dieu, la personne la reçoit sans inter­médiaire; il n'y a plus, à proprement parler, de sujet et d'objet, mais le frémissement de l'être originel, identique partout et différencié par les modalités réceptrices des consciences en présence. Vous qui prêchez le matérialisme ou l'agnosticisme d'une fin supérieure au monde physique, vous qui chantez l'hosannah à la gloire de l'idéalisme, vous comprendrez, si vous le voulez, combien vous êtes loin de la vérité ! Dieu et l'homme ne sont pas ma­tière. Dieu n'est pas une idée abstraite, la commode synthèse des causes et des effets. L'homme n'est pas un sujet momentané et périssable, objet d'une science plus ou moins subtile et positive. On ne les contemple pas spéculativement, on ne les prouve pas à force de ratiociner. Descendez en vous et méditez sans affirmations ou négations préconçues, ils se découvri­ront à vous dans leur simplicité véridique, dans la lumière intuitive dont la tradition s'est efforcée de nous transmettre un rayon, dans l'acte même par lequel vous affirmez votre propre existence et prenez possession de votre entité. Mais, direz-vous, nous voici en pleine mystique, la raison n'est plus rien, ni la logique et l'expérience ; 18 dans ses ultimes conclusions, votre sociologie sera, tout au plus, l'art de s'évader de la prison sociale, de fuir tous les contacts et de constituer en chaque individu un ascète esseulé, incapable d'agir dans la vie quotidienne. Votre raisonnement livre l'indi­vidu, comme une proie sûre et facile, entre lea mains de la rapacité sans scrupule, car il le conduit à la pure passivité, à l'atonie physique, à l'aphasie intellectuelle, à l'ataxie morale. Ceci est à prouver ; mais si votre objection est sincère, vous pouvez être accusé d'irréflexion. En effet, l'homme qui a su créer en lui la solitude où le moi se connaît et se possède, l'homme qui est en présence immédiate du Dieu intérieur, de la conscience éveillée sur le plan spirituel, celui qui a pénétré au cœur du désert ou croît l'incombustible buisson d'Horeb, celui-là, seul, peut comprendre, penser et agir, c'est-à-dire en­trer en communion avec le rythme essentiel du monde extérieur, saisir et pratiquer les subtiles spontanéités de la justice, de la miséricorde et de l'amour ; lui seul peut s'élever jusqu'au dévouement et au sacrifice, à la fraternité qui se donne sans même demander une compensation. Lui seul est véritablement et complè­tement humain. Il a quitté sa chaussure à l'orée des sables pour aller jusqu'à Dieu ; il aime Dieu au-dessus de tout, au-dessus de lui-même, pour le bonheur dont l'être divin est la source ; il se doit d'aimer son prochain autant qu'il peut s'aimer, non pas en vue d'un bien-être matériel, moyen et base de départ, mais pour se jeter tout entier dans la voie de la béatitude et de la gloire, but final et nécessitant. Loin d'être passif, son activité sera débordante, mais dirigée dans un sens transcendantal ; arrivé aux x confins de l'absolu, il y conduira les autres et, bien plus, entraînera à sa suite l'ensemble du cosmos, dans une gravitation éternelle autour du centre où l'être distille son intensité. « Et nunc reges intettigite». Où donc est la raison en tout ceci ? Elle est là, elle a son mot à dire ; elle le dit dans la lumière. Elle est le phare qui permet d'éviter les fondrières et les pers­pectives illusoires ; mais, serve, elle est heureuse de son servage, car elle participe à la gloire et s'emploie à la consolider. Comment ? D'une manière simple comme l'inexorable, si simple, qu'elle apparaît aux yeux du rationalisme, né de Descartes, sans que, peut-être, il l'ait voulu, comme une absurdité. Tournée vers le monde extérieur, la raison croit, à un certain moment du temps et de l'espace, en saisir la signification profonde et la complexité ; mais elle se rend compte bientôt de son impuissance à en exprimer la valeur totale et la réalité toujours fuyante ; elle se heurte au cycle phénoménal, inconsistant et sans cesse en révolte contre sa norme constitutive, à l'aridité nouménale apparente. Elle se réfléchit alors sur elle-même pour trouver une base plus solide ; elle revient vers son principe et dé­couvre le moi solitaire, la racine fondamentale de son existence. Sur cet unique point de repère, elle construit l'unité qui s'émiettait tout à l'heure dans l'univer­selle diversité de la création. Le monde tout entier crie : relativité, le moi répond : Absolu. C'est Dieu 20 qui se dresse au seuil de la conscience et l'embrasse, c'est la foi qui agit et l'espérance qui se lève, le salut qui se réalise. * * * En ces pages, nous avons évoqué une tradition qui, à travers l'universalité et l'unicité des prin­cipes, conduit à des concepts et à des conséquences toujours et partout identiques. Or, ne peut-on pas entendre, dans le concert traditionnel, selon les races ou les latitudes, des notes et des harmonies qui paraissent, à priori, discordantes ? D'un pôle à l'autre, par degrés insensibles, les croyances et les coutumes, reflet de la vérité en honneur dans les cités, les villages ou la forêt, se différencient, au point d'apparaître étrangères les unes aux autres et souvent contradictoires. Aurions-nous eu tort de fixer une règle générale pour l'ensemble des hommes ? Y aurait-il des espèces et des genres dans l'humanité, des mesures différentes pour chaque individu, une échelle des droits, une relativité dans le devoir ? Il y a seulement des divergences de tempérament et de culture, le plus souvent déclenchées par des influences climatériques qui réagissent sur les indi­vidus et les peuples, les sollicitent dans un sens déterminé. Les nations d'origine hyperboréenne qui ont peuplé l'Europe occidentale et centrale et, peu à peu, occupé tout le bassin de la Méditerranée, furent, de tout temps, et surtout aux époques préhistoriques, aux prises avec les éléments et les difficultés incessantes d'une existence périlleuse. Leur tradition a évolué dans une atmosphère de lutte inexpiable ; elle a donc formé des individualités psychologiques solides, éprises de liberté, ayant le goût du risque et de la bataille. C'est pourquoi la race blanche a toujours considéré la nature comme une rebelle qu'il faut soumettre et contraindre par la force. Elle a dressé les hommes à dompter les puis­sances naturelles et, ceux-ci, emportés par l'innéité des instincts ont tout compris, même les choses de l'esprit, sous cet angle particulier. C'est à eux que s'adapte, dans toute son ampleur, la parole évangé-lique: « Violenti rapiunt illud » le royaume des cieux appartient aux violents, il faut le mériter et l'emporter de haute lutte. Par la répercussion de ces doctrines énergétiques, sur la souche sociale de l'Occident, parmi les ruines de la révélation primitive, se sont épanouis : l'impé­rialisme, les féodalités et les oligarchies, la démocratie et le capitalisme. Dans le domaine religieux, il en est de même, car la prière et le culte d'un Occidental sont, dans la plupart des cas, une sorte de magie imprécatoire, destinée, comme la magie constitu­tionnelle en son rôle de providence, à contraindre la miséricorde et la justice divines. Voilà bien, semble-t-il, une tradition différente de celle que l'on peut rencontrer tout le long de la ligne équatoriale et dans l'hémisphère austral. Là, point de lutte ardente contre les éléments, mais une sou­mission qui ressemble à une intégration. Là, point de héros éponymes, point de guerre fratricide, en dehors de l'extrême nécessité, car on ne se bat pas pour la conquête, pour l'aventure ou pour la gloire, mais pour une idée, pour une forme culturelle, pour une coutume, conçue comme respectable et nécessaire à la vie quotidienne animique du peu­ple et des individus. L'homme est dans la nature, il y participe par son corps, il doit la suivre et non la contraindre, l'épouser légitimement et non la violenter. La nature est la portion visible d'un au-delà invisible qui renferme toute la réalité. En cette réalité résident toute la puissance de la matière visible, la raison de ses sursauts, bénéficiants ou maléfiques, suivant leur degré de concordance ou de contradiction. C'est peut-être, le fétichisme, mais un fétichisme dont les ressorts nous sont inconnus. Le blanc, en effet, le considère comme une idolâtrie ingénue, ce qui est vrai, peut-être, parmi la plèbe, mais pour l'élite, il s'agit, sans aucun doute possible, d'un culte symbolique, le culte qui affirme et supporte le potentiel unique d'où s'écoule la réalité invisible. Aussi dans la tradi­tion équatoriale, il n'y a point de rois ou de chefs au sens européen du mot. Il y a, au sommet de la hiérarchie sociale, des sacerdoces qui servent d'inter­médiaires entre l'homme et la puissance divine, entre les conditions naturelles et leur norme unifi­catrice ; ils détiennent véritablement le pouvoir au nom de l'autorité immanente de Dieu et ils sont brisés s'ils se montrent impuissants à réaliser le geste providentiel. L'homme noir suit le cours du fleuve vital, il en emprunte tous les remous, mais ce fleuve, pour lui, ne possède aucune autonomie particulière. Son écoulement vers l'océan éternel est déterminé par des lois supérieures, au sein desquelles l'individu et le peuple se placent pour accomplir leurs existences dans l'harmonie univer­selle. C'est pourquoi la race équatoriale a conservé, dans son principe essentiel, le sens de l'état théo-cratique, sens perdu plutôt que méprisé par les civilisations hyperboréennes. La liaison, néanmoins, persiste entre ces deux courants traditionnels, l'un écrit et l'autre oral. La magie africaine, il est vrai, n'édicte pas des ordres comme la magie nordique, elle profère des consonances ; mais, si la morale et les cultes diffèrent, la religion, dans son tréfonds, est identi­que ; les conséquences sont les mêmes, le but poursuivi est semblable et la transcendance de l'essence humaine, eu égard au phénomènisme natu­rel, est pareillement affirmée. Le noir est mystique et le blanc est gnostique dans une certaine mesure ; mais la véritable sagesse, si elle lutte avec énergie contre l'erreur au profit de la vérité, ne consiste pas, peut-être, dans le développement unilatéral d'une volonté sans souplesse, plus ou moins sollicitée de 24 l'extérieur ; elle a pour instrument principal une conscience conforme aux ipséités qu'elle circonscrit ; elle s'épanouit dans l'entendement dont l'intelligence, origine des connaissances purement scientifiques, est un réflexe. La sagesse, en effet, à son sommet, est mystique, car elle désire et réalise la conformité de l'homme et de la nature sous l'égide de Dieu qui a créé l'une pour l'autre, l'un dans l'autre, pour une fin, sinon identique, du moins collatérale, en vue du retour cosmique aux sources originelles. La sa­gesse et la foi ne se trouvent pas toujours dans le déchirement et la violence des luttes acharnées, parfois nécessaires pour remonter un courant, ni dans l'intransigeance, souvent angoissée, des volontés hautaines, mais dans la sérénité exclusive des conflits, dans la sérénité profonde qui constitue la paix. Toutefois, un défaut, qui peut paraître capital aux intelligences occitanes, vient ternir et voiler la sagesse africaine. La foule anonyme, imbue des théories conformistes, est encline à la résignation. Le noir n'est pas stoïque, il est résigné et se courbe avec un minimum de réaction, sous la loi qui l'op­prime. Le blanc, au contraire, dressé aux batailles incessantes, sur tous les plans existentiels et même dans le champ des essences, le blanc ne s'incline pas ; lorsque sa conscience est éveillée et sa volonté affermie par la gnose et la foi, il traverse d'un bond le cercle de la résignation. A la manière des Eléates ou du croyant convaincu, il accepte volontairement l'inévitable, comme une conséquence de l'imperfec­tion sérielle à laquelle il est soumis. Il sait que les lois physiques ont des répercussions nécessaires, situées en dehors des aspirations humaines. Il ac­cepte, mais il se raidit contre les contingences, il répète, dans le cœur de sa raison, la devise orgueil­leuse et quelque peu méprisante de Zénon : « Sustine et abstine » et met tout en œuvre pour terrasser le destin. La renonciation volontaire est purifica­trice et c'est le chemin le plus sûr vers la véritable possession ; elle projette le temps jusqu'aux confins de l'éternel, nonobstant les obstacles de la voie douloureuse, arasés, du reste, par l'ardeur de la volonté. Ici, en effet, toute passivité a disparu, elle fait place à une activité rayonnante, qui arrache l'homme, par la puissance du désir ascétique, au cycle infernal et l'élève au-dessus de lui-même, au-dessus de son existence momentanément contrainte à se plier sous le joug d'une « Ananké », en apparence invincible. L'homme d'Occident ne se courbe pas au vent de la fatalité ; s'il a conservé l'esprit de sa tradition combative, il reste droit et fort, il pour­suit sa route à travers les ruines, l'œil sec et les muscles tendus ; s'il est arraché à la glèbe où dor­ment ses aïeux, il croit à la magie des renaissances spirituelles et il veut pousser d'autres racines dans la terre féconde de la nouvelle Jérusalem qu'il appelle de son désir obstiné. Nous retrouvons donc dans l'ambiance méditer­ranéenne, comme dans la ceinture équatoriale, mais 36 sous une forme adaptée à la philosophie de l'effort, des concepts analogues, engendrés par des intelli­gences polarisées d'autre manière. Ces concepts sont réduits en actes dissemblables et convergents, dirigés vers un but commun : l'emprise humaine sur le monde phénoménal. Celle-ci s'acquiert, d'un côté, par la volonté de la résistance et de la victoire, de l'autre, par l'intégration et la canalisation des forces naturelles, en vue du bien immédiat ou loin­tain. D'un côté, l'homme voit plus près et se fond dans la perspective, pour mieux la capter, de l'autre, il voit plus loin et s'efforce de l'adapter à son désir esthétique, moral et religieux, s'emploie à la faire cadrer avec son appétition du bien-être et de la béatitude. De quel côté se trouvent la plus haute sagesse et l'intelligence la plus vive du problème eschatolo-gique ? C'est une question d'appréciation et, sur­tout, comme nous l'avons dit, de tempérament. Dans notre Europe et les pays de race blanche, les consciences depuis longtemps et dans la généralité, sont portées à l'incandescence par l'âpre feu des convoitises ; ailleurs elles sont assouplies, par la subtile chaleur de la mysticité, en un sentiment profond de la nature, par lequel l'homme participe à l'action divine dans le monde, sous les espèces d'une collaboration, quelquefois lyrique, qui exprime le naturel humain en toute sa plasticité. Alors, en ce dernier influx traditionnel, l'apathie peut s'installer et c'est la résignation à l'affût des retours périodi- 27 ques du cycle bénéfique. D'autre part, au contraire, l'effort se poursuit et se multiplie, occasion d'égoïsme instinctif et d'oubli des normes naturelles, par les­quels la compréhension du divin s'étiole et disparaît. C'est là, précisément, où se trouve le point de jonc­tion et, en même temps, d'opposition des traditions sororales. Et ce point réside dans la conception de la liberté. Pour l'une, être libre c'est choisir les moyens par lesquels le monde physique et l'au-delà seront contraints à se modeler sur l'idiosyncrasie du lutteur ; pour l'autre, c'est de suivre les mouve­ments de la marée phénoménale, c'est synchroniser l'esprit, l'âme et le corps avec les gestes cosmiques et divins. C'est pourquoi, lorsque la facilité, encouragée par l'orgueil s'est glissée, tel le serpent d'Eden, dans les intelligences égarées par la vision d'une falla­cieuse autonomie, l'homme des démocraties est tombé progressivement dans le sophisme, a construit une logique purement formelle, emmaillotée dans l'abstraction, renié la métaphysique, s'est accroché au cadavre vivant de la matière dans l'espoir de la vivifier de son idéologie, tandis que les survivants de la théocratie, plus près, malgré tout de la vérité concrète, mais non exempts d'erreur, se sont enlisés dans le principe du moindre effort. Ces carences de l'esprit traditionnel ont amené les individus et les états, le monde tout entier, au bord de l'abîme, et les ont précipités bientôt dans ses pro­fondeurs. L'homme s'est éloigné du roc de la croyance, il s'est livré aux mains de l'angoisse et de 28 l'incertitude, il a placé sa liberté là où elle n'était pas. Il a conçu l'immanence du péché, il l'a désiré et réalisé pour affirmer son moi en face de Dieu, affron­ter sa propre puissance à celle du Créateur et goûter son indépendance. A ce moment de son existence, il a pu prononcer le « consommatum est » du Golgotha, car le passé spirituel s'est effondré dans un avenir sans autre issue que le néant. Les individus et les états sont tombés comme Lucifer et comme Adam, ils se sont confiés à la barbarie civilisée, plus redou­table que celle des forêts quaternaires, car elle est maudite par le Rédempteur et ne contient plus aucun espoir d'ascension, mais une appétition de la chute définitive, le désespoir, inconscient de son éternelle immobilité dans la gangue matérielle. Mais la tradition est si fortement ancrée dans les intellects dévoyés, que, du fond de l'abîme, l'homme chante encore l'hymne éternel sans en comprendre le sens, « de profondis clamavi ad te Domine ». Voilà pourquoi nous avons tenté de restituer les principes de la Gnose primitive et d'orienter les entendements dans la recherche de la parole perdue. En cette introspection spirituelle, chacun pourra trouver son compte et sa voie : l'individu dans la conquête et la consolidation de sa personnalité, la foule dans ses comportements collectifs, les corps enseignants dans renonciation de leur doctrine, la justice dans la rectitude de ses arrêts, le législateur dans la gestation des lois constitutionnelles, l'Etat dans leur application, les gouvernants et les gou­vernés dans leurs rapports réciproques, l'Eglise universelle, enfin, qui réunira tous les hommes dans la- même conception du lien, originellement noué, entre le fini humain et l'infinité de Dieu. Certaines parties de cet ouvrage ont été écrites en 1937, son ossature générale a été conçue à la même époque. Cette date qui consacre la réaction tragique du destin mondial, illumine les idées, les expressions et la vêture particulière qu'elles ont endossée. Dans l'esprit de l'auteur, le texte de son œuvre devait être beaucoup plus considérable ; il compor­tait, en effet, des aperçus historiques et des cons­tructions doctrinales et éducatives. En des circons­tances, dans lesquelles le drame de la conscience coudoie la Comédie de mœurs, le manuscrit original a disparu, avec les documents qui lui servaient de base. Le reconstituer aurait été fastidieux et peut- être inutile, car les événements ont provoqué le choc en retour en beaucoup de cœurs atteints par la souffrance. Amputé de ce dernier apport, le livre paraîtra, sans doute, médiocre et trop purement spéculatif, mais la réflexion atténuera, peut-être, cette opinion un peu hâtive. Quoi qu'il en soit l'auteur le lègue, en son état actuel, comme un témoignage de sa pensée, à tous ceux qu'il aime, à tous ceux dont l'affection lui est acquise. Février 1944. I LA TRADITION UNIVERSELLE Tradition, de « tradere », livrer, transmettre, est un vocable susceptible de s'appliquer à la transmission orale ou écrite, d'une vérité, d'un fait, d'une coutume, d'une recette d'un ordre quelconque dont l'origine est plus ou moins lointaine et précise. Mais, dans le sens le plus généralement admis, le mot tradition comporte une portée plus restreinte et s'entend sur­tout des vérités philosophiques et religieuses ou s'applique aux secrets de l'esthétique, imparfaite­ment connus, et sous leur forme exotérique, par la grande masse des hommes. Dans cette signification restrictive, la tradition est, en somme, l'ensemble des idées-mères, des prin­cipes sur lesquels reposent nos civilisations et chacune de ces dernières se rattache à un groupe dont le contenu semble, a priori, autonome, c'est-à-dire sans lien apparent avec les autres. Les divergences d'aspect fondamental, les anti­nomies de tous ordres, même les écarts de façade relevés dans le cours des siècles et dans les aboutisse­ments actuels de nos théories, semblent favoriser 33 cette conception de traditions rivales et irréduc­tibles. Il n'en est rien. Comme il y a une seule vérité, vue sous des angles divers, il y a une seule tradition, différenciée par les climats, les cerveaux et les méthodes scientifiques en honneur dans chaque cité, mais il ne faut pas confondre cette tradition, dont le contenu est plutôt transcendantal et infor­mateur, avec les us et coutumes des peuples et des races qui en sont seulement les succédanés. Malheu­reusement, cette confusion est faite, trop souvent, par les esprits superficiels et les primaires, si nom­breux toujours, même parmi les savants et philo­sophes officiels. Pour pénétrer dans les tréfonds de la tradition universelle, il importe de situer les éléments mis à notre portée par la vie intellectuelle, morale et reli­gieuse des diverses nations. Cette vie supérieure, en effet, est une végétation poussée au sol traditionnel, et dans lequel elle a puisé sa luxuriance ou sa sobriété, ses formes spécifiques et ses fruits toujours reconnaissables, pour qui sait discerner, malgré l'évolution parfois déformante des serres chaudes du progrès. Ces éléments se classent ordinairement, pour leur partie expérimentale, sous trois rubriques : la science, développement des facultés intellectuelles à la recherche des séries phénoménales ; les beaux-arts, épanouissement des idées à travers la sensi­bilité ; la sociologie, trait d'union des personnes par l'intermédiaire des individualités. Dès l'abord, ces éléments apparaissent dispersés et inassimilables les uns aux autres, par le fait des moyens de réali­sation et des buts différents. Une analyse approfondie nous montre cependant, à leur base, quelles que soient leurs divergences actuelles, une commune origine. L'histoire impartiale, du reste, le prouve avec abondance. Constitutions, sciences, beaux-arts sont sortis d'une même matrice : la philosophie religieuse ou, plutôt, la théologie métaphysique de nos ancêtres. Les prêtres furent les premiers savants, les premiers artistes, les premiers rois ou pasteurs des peuples. Est-il besoin pour étayer cette affirma­tion de faire appel au rôle de Fo-Hi, de Menés, de Goudea, de Hammourabi, de Moïse et de tant d'autres, à l'Egypte, à Assour et à la Grèce ? L'évidence ne peut être contestée. C'est donc dans le fait primitif religieux, racine nourricière de toutes les métaphy­siques qu'il faut chercher la tradition et en retrouver la filière. En examinant les cultes et rites, nous commen­çons par découvrir un symbolisme qui a tous les caractères d'une langue idéographique universelle. L'étude de cette langue, prise à l'état actuel pour remonter vers sa source, nous conduit aux diverses cosmogonies dans lesquelles se loge, unique sous des aspects dissemblables et voisins, la thèse expli­cative de l'univers visible. De cette explication, conçue comme véridique, découlent les principes transmis aux hommes par la tradition ancestrale. Il est indubitable, en effet, que toute tradition s'in­carne à l'origine en une cosmogonie ou explication des mondes, supports des êtres confiés au devenir existentiel. Le symbolisme dont elle se revêt pour se rendre pratiquement intelligible est un simple agent de la révélation, un verbe adéquat dont la copula­tion avec les principes donne naissance à un culte d'où s'échappe le réseau complet d'une civilisation humaine, selon le rythme, à la fois libre et néces­saire, des interprétations. Le développement de l'influx civilisateur sera fonction de l'évolution des principes. Il s'accroîtra et se maintiendra en direc­tion de l'apogée si les principes se corroborent et s'élargissent au feu de la pensée des générations ou penchera vers la décrépitude et la mort dans le cas contraire. L'analyse métaphysique de la norme nous per­mettra donc de concevoir toute la substance de la vérité sous-jacente à la tradition, sinon par la voie intellective propre, du moins par une intuition dont l'entendement n'est pas exclu, mais dans laquelle il sera au contraire, l'adjuvant de la foi. C'est pour­quoi, la tradition, dans le sens où nous l'envisageons ici, est essentiellement transcendantale ; son contenu est indépendant des notions de temps et d'espace, il est valable pour tous les siècles et tous les lieux. Tel est le point de vue auquel il faut se placer pour rechercher, comprendre et réaliser la tradition dans la vie humaine. D'un côté, il faut considérer l'immu­tabilité des principes et de l'autre les déterminations éventuelles, contingentées par la roue du devenir à travers les incidences spatiales et temporelles. II VRAI VISAGE ET MIROIR DÉFORMANT Creusons maintenant notre sillon. Dans le chapitre précédent nous avons vu, en un tableau rapide, la tradition se profiler sur l'horizon social, par le canal du sentiment religieux ; nous faisons donc, ici, totalement abstraction des pé­riodes, non pas préhistoriques, mais paléontolo-giques auxquelles se réfère la science moderne pour restituer, avec plus ou moins de bonheur dans l'incer­titude, les premières étapes de l'humanité. Pour la tradition, l'individu est la cellule d'une collectivité. Elle fixe, dès l'abord, l'ontogenèse de cette cellule suivant l'ontologie dont elle est l'ex­pression, mais sans l'isoler du tout. Son but principal, après avoir élucidé la nature du tout d'après l'es­sence même des éléments constitutifs, c'est de déter­miner les lois propres à conjuguer les rapports réci- 37 proques des parties et du tout dans une parfaite harmonie. Ainsi la tradition et la société sont con­temporaines, elles ne se conçoivent pars l'une sans l'autre. La première est l'athanor où mûrit la seconde ; or, la cornue alchimique est le voile der­rière lequel s'accomplit une féconde transmutation" et c'est par là que nous sentons confusément que la tradition implique une révélation. La tradition, en effet, est le voile jeté par le génie sur le Verbe de Dieu. Elle repose, intégrale, dans les livres sacrés situés à l'aurore des civilisations et sur lesquels, qu'on le veuille ou non, ont été bâties toutes les sciences subséquentes. Si nous nous pen­chons sur les hiéroglyphes millénaires, nous y trou­vons, en partant de la Chine pour aboutir à la région méditerranéenne, et au seuil même de leur premier chapitre, une évolution prestigieuse : l'évocation de la grande nature naturante, la nature des arché­types, sortie des mains de Dieu, et dont nous, les hommes, sommes issus, comme l'universalité des êtres. Au commencement, le souffle de Dieu couvait les eaux, dit la Genèse ; « In principio erat verbum », dit l'évangile de Jean ; ainsi des autres. A l'origine de toutes les cosmogonies Dieu appa­raît, créateur tout puissant ou, à sa place, un principe qui sert de voile à la personnalité divine et par qui tout a été fait. Certes ce principe a été, est, et sera nié par des foules compactes et par certains membres des élites. Ce n'est pas le lieu d'en discuter et de tenter une justification des affirmations limi­naires de la thèse traditionnaliste ; nous constatons et voilà tout. Du reste, deux critères seulement s'im­posent à notre logique, pour forcer l'adhésion avec un maximum de sécurité: le principe de non contradic­tion entre les éléments intrinsèques d'une idée, il joue dans le cas présent en toute sa rigueur, et le consen­tement sans cesse renouvelé d'une majorité parmi les hommes. La controverse de ces critères n'est pas exclue, mais une chose doit être réputée vraie lorsque nulle contradiction ne s'introduit dans le verbe de sa profération et lorsque les plus grands des hommes, les génies incontestés, toujours et partout, ont été unanimes à la considérer comme telle. Selon les auteurs des écritures sacrées, l'homme est un produit de l'activité de Dieu, le plus complet et le plus haut qu'il nous soit permis de concevoir dans le monde visible. Il renferme, en conséquence, quelque chose de divin : son esprit, participé de Dieu, dans la mesure d'une limite. Or, le divin est immuable. L'homme dans son principe, dans son essence primordiale est divin et immuable. Il peut évoluer, s'affiner, se hausser vers des sommets ou descendre dans les abîmes, sa nature restera toujours identique à elle-même. Mais s'il veut perdurer dans la 39 norme, il doit cultiver et enrichir sans cesse la subs­tance divine et spirituelle de son entité comme le transitoire qui sert de vêtement à l'immuable. En cette vision, fulgurante dans sa concision, l'homme est délimité, ne varietur, dans le cycle vital; nul ne peut se soustraire à l'emprise originelle, sans amputer son essence, sans rejeter de son sein l'un des moteurs de son activité sérielle, transcen­dante ou phénoménale. La tradition, en effet, ex­prime un principe fondamental, lumière pour l'intel­ligence et la raison, force pour la volonté. Elle est le pivot de l'entendement, l'axe véritablement central autour duquel l'être humain tout entier se développe dans toutes les "dimensions de sa complexe géométrie, par lequel tous ses mouvements sont dirigés dans l'aire idéale de l'évolution spécifique. La rejeter ou la fausser équivaut inexorablement à créer, dans notre sein, une monstruosité, c'est-à-dire une désorganisation essentielle, une disproportion entre nos éléments constitutifs, susceptible de con­duire dans un délai plus ou moins long, non seule­ment notre être lui-même, mais la collectivité dont nous sommes les membres à une dissolution anti­cipée de son armature propre, car tout composé qui relève de la tératologie est appelé à la mort. Nous voici par la tradition, en présence du mys­tère des origines principielles et, par répercussion, en présence de nos destinées eschatologiques, car ces dernières sont inévitablement fonction des pre- mières. Nous sommes, en quelque sorte, placés devant notre berceau et notre cercueil. Ces deux pôles, entre lesquels se déroulera notre existence visible, sont indépendants de notre volonté, en dehors de notre liberté. Ils sont soumis à la volonté créatrice, bon gré mal gré nous devons les subir, seuls les moyens d'approche ou de fuite de l'un vers l'autre sont laissés à notre choix tout en étant solli­cités dans un sens bien défini par l'impératif tra­ditionnel. Le choix des moyens ! Voilà le traquenard tendu sous nos pieds, traquenard rendu catastrophique par l'orgueil inhérent à nos propres facultés. L'hom­me est intelligent, il peut comprendre ; mais il est doté aussi d'une imagination dont la lumière, émanée de la sensibilité, lui tient souvent lieu de phare intellectuel. Sa raison, d'autre part, dans son appétit inconscient d'autonomie se précipite vers cette lumière sensible, reflet de son individualité intime et les constructions imaginatives prennent le pas sur les saines constructions rationnelles dictées par la tradition. Par la transformation des valeurs et la confusion, l'entendement égaré obnubile et déforme la réalité au point de la rendre méconnais­sable. Alors Dieu créateur, la nature naturante, l'homme divin, cachés dans les tréfonds de l'être, s'estompent et disparaissent, la nature naturée passe au premier plan et devient une cause au lieu de rester un effet. La source de nos origines est amoindrie et polluée, notre fin est amputée de son 41 contenu essentiel, la vie ne se compte plus qu'entre la naissance et la mort ; le roi des animaux ne peut et ne doit réclamer autre chose, en dehors de la mémoire attachée à ses actes. Naturellement, cet ultime stade n'a pas été atteint du premier coup, entre la vérité et l'erreur totale s'inscrivent d'interminables étapes d'erreurs par­tielles, de superstitions qui ont voilé notre véritable destinée. La tradition progressivement faussée, puis méprisée, dans ses principes, son enseignement et ses conclusions, a fini par faire place à une doc­trine soi-disant rationnelle, basée sur l'empirisme, la courte expérience et les hypothèses de nos mo­dernes savants. La crise traditionnaliste, déclenchée dans la masse et favorisée par l'autorité croissante des théoriciens matérialistes et agnosticistes, a commencé par le haut et par l'élite. La théologie fut le théâtre des premières manifestations de l'erreur ; les cosmogonies ont été bouleversées et intellectua­lisées, elles ont perdu le contact avec la Vérité première. La philosophie a suivi docilement, accueil­lant peu à peu l'idéologie positiviste, pierre d'achop­pement des croyances ancestrales, ferment du scep­ticisme dans la voie spirituelle, instigatrice de la rupture des ponts entre la religion et la science ; elle a entériné le dualisme psycho-corporel, pour porter finalement au pinacle le monisme de la nature humaine, considérée comme purement matérielle. La sociologie ne pouvait pas se tenir à l'écart de lacrise ; malgré la façade lézardée des vieilles légis­lations, elle est devenue l'image fidèle des concep­tions philosophiques et l'erreur totale s'est consom­mée dont nous constatons aujourd'hui l'effroyableretentissement. / Pour reconstituer l'équilibre, il faut observer la même méthode : II faut rétablir, d'abord, la pureté^ des doctrines religieuses en rendant à la révélation sa primauté, à la foi son rayonnement, dans les consciences indi­viduelles. Il faut infuser dans les sciences philosophiques, arrachées au matérialisme et à la hantise de la suprématie strictement rationnelle, la hiérarchie et la tonalisation des concepts, en fonction de l'idée dont ils sont les représentants, leur imposer la vision d'une matière, vainement déifiée par l'expérience, subordonnée à l'esprit qui vient de Dieu. Car la philosophie est la sœur puînée de la théologie ; si, comme autrefois, aucune discorde ne les sépare, leurs voies se prolongeront et se compléteront, elles retrouveront, chacune dans sa sphère, à travers le labyrinthe des sciences profanes et sacrées, leur but commun : la révélation de Dieu «à la conscience humaine. Alors, « L’Ars magna », organon universel, illumi­nera les entendements et établira la loi des volontés pour leur permettre de traduire cette double et synchronique réformation sur le plan social en de nouvelles constitutions ou par l'aménagement des anciennes, selon les principes de la vraie tradition. III L'HOMME Nous venons de voir, par une anticipation néces­saire pour nous apporter la lumière, quel est le premier enseignement légué par la tradition : origine et fin de l'homme. Sortis de la source universelle, nous devons nous y réintégrer pour accomplir notre destin ; tel est le canon confié à notre intelligence. , Toute la doctrine traditionnelle repose donc sur une loi dont la base, transcendante à la raison discursive, fait appel à la foi, urne spirituelle où s'incarne la révélation. C'est pourquoi dans la suite des âges, en beaucoup d'intellects orgueilleux autant que primaires, la tradition est devenue caduque. La science dont nous parlons, c'est l'ontogénie ; son axiome fondamental ne se démontre pas, il se heurte au « non ultra possumus » ; la tradition, du reste, n'essaye pas d'en percer le mystère, elle le place au seuil de ses affirmations, comme un pos­tulat peut-être irréductible, mais irrécusable. L'ontogénie s'attaque au problème, premier entre tous, l'être en ses origines. Or, en présence de l'être, l'homme le plus génial est aphasique et impuissant, 45 car l'être c'est l'être, sans assise antérieure ou ulté­rieure. La tradition,, pour se rendre intelligible, dit simplement : Dieu ou principe, c'est-à-dire, -être des êtres. L'être est aussi la vie, car ces deux termes sont corrélatifs et ne peuvent se concevoir l'un sans l'autre. Donc, tout ce qui vit et se meut, sous une forme ou sous une autre, participe à l'être et à la vie, est, par conséquent, émané de Dieu, n'a pas d'autre source que lui, puisque Dieu est l'être sans origine et la vie sans limite. Une source donne ce qu'elle a, tout ce qui en découle lui ressemble, avec cette différence, qu'étant la source, elle est la raison des parcelles sorties de son sein. Chaque parcelle représente la source dans la limite de son étendue propre et de son dynamisme. Mais la science de la vie comporte des conséquenceset des conclusions, car la vie, universelle dans sonprincipe, comme la source, se fragmente en parcellesvouées au particularisme et aux modalités de l'écou­-lement. • L'homme est une parcelle de la vie et de l'être, hypostasiée en un moment du temps, dans un lieu de l'espace. Nous l'avons considéré plus haut comme le produit le plus complet et le plus élevé de l'acti­vité de Dieu, parce qu'il exprime le plus noble aspect du divin : l'intelligence et l'esprit, aspect synthétisé par la conscience actualisée. Les êtres dénués de la conscience spirituelle n'intéressent pas la tradition, elle se borne à constater leur origine et « l'Ananké » spécifique de leur évolution. Le thème sur lequel la tradition pèse les conséquences et émet ses conclu­sions, c'est la science de l'existence humaine. Celle-ci n'est pas autre chose que la manière de réduire à l'unité les divers enclos dans les modalités de la vie ; elle débute par une explication de notre nature essentielle et passagère ; elle la poursuit en ses métamorphoses successives et fixe le plan sur lequel nous devons évoluer entre notre naissance et notre mort. La science de l'existence n'est donc pas uniquement spéculative, à son aboutissement elle devient pratique et c'est l'éducation. Selon la tradition, la vie humaine est une espèce de stase momentanée sur la voie évolutive, pendant laquelle l'activité de l'être se maintient dans le plan physique, en raison des attaches corporelles. Cette stase est donc loin d'être le tout de l'homme, puisque celui-ci est immortel dans son principe animateur. Quant à la mort, à l'encontre des cogita­tions matérialistes, elle n'est pas une fin, mais le début d'un nouveau rythme existentiel, d'un nou­veau cycle, conséquence immédiate du premier et, relativement inconnaissable, en l'état actuel de nos facultés représentatives. La tradition en fixe néan­moins le développement idéal, car, de toute évidence, il doit être préparé dès maintenant pour éviter toute solution de continuité dans le champ de nos réalisations essentielles. On voit par là, quelle res­ponsabilité nous incombe, en présence de cette inconnue brusquement posée devant nous, mais aussi quelle force formidable nous pouvons y puiser 47 pour nos comportements, même les plus terre à terre, car elle est la toute puissance même de l'esprit éternel. Pour nous permettre de serrer la solution du pro­blème dans les mailles de la vérité adéquate, il nous faut connaître avant toute autre chose, tous les ressorts de la nature humaine. Suivons nos guides. Toutes les philosophies traditionalistes, les plus anciennes sont les plus affirmatives, constatent que l'homme est un composé plus ou moins complexe, une sorte d'agrégat dont les parties constitutives n'ont en elles-mêmes, rien de spécifiquement hu­main. On peut, en effet, par une facile abstraction, concevoir dans leur existence séparée et dans leur substance propre chacune de ces parties, toucher et sentir les grossières, analyser les autres dans leurs effets et leurs réactions particulières, imaginer l'in­dépendance de leurs mouvements. C'est le tout, la juxtaposition intime ou, pour mieux dire, la syn­thèse des divers éléments qui forment cet être privi­légié, considéré par la tradition et étudié par les philosophies dérivées, sous la dénomination d' « homo sapiens ». Or si, à la lumière de la tradition, nous examinons attentivement le composé humain, nous nous aper­cevons immédiatement qu'il est construit sur trois plans distincts, représentés par le corps, l'âme et l'esprit. Certaines écoles spiritualistes énumèrent de nombreux éléments physiologiques, psychologiques ou intellectuels, en apparence intermédiaires ; ce sont de simples sous-plans, des divisions successives des trois plans originaux, destinés à montrer notre subtilité croissante, de la matière pesante à l'esprit impondérable. D'autres théories, dictées sans doute par le souci de la simplicité, et d'accord, en cela, avec la majorité des confessions chrétiennes, ont réduit à deux les éléments humains : le corps et l'âme ; pour elles l'homme est un binaire. Elles n'ont pas tout à fait tort, car l'âme de la tradition est matérielle, dans le sens des trois fluides primordiaux : chaleur, lumière, électricité, regardés comme impon­dérables. Mais considérer l'homme comme un binaire, c'est étudier la Trinité en deux personnes, semer dans la psychologie la complication au lieu de la sim­plicité. C'est jeter dans la création deux sortes d'âmes, celle humaine et l'animale. Les animaux, aussi, n'en déplaise à Malbranche qui, poussant à ses extrêmes conséquences l'erreur cartésienne, prétendait les en priver, les animaux ont des âmes absolument identiques à celle de l'homme, abstrac­tion faite des réactions intellectuelles ; des âmes dotées des mêmes qualités essentielles, de la douleur à l'amour, de la vie à la mort. Le corps organisé, du reste, ne doit sa vie et la spontanéité de ses réflexes qu'à l'âme matérielle, chez l'homme comme chez l'animal, et ceci n'a rien à voir avec l'esprit, car on ne pourra jamais expliquer sans avoir recours au mystère et au miracle perpétuel, comment une entité simple, sans commune mesure avec l'étendue, sera capable, en dehors d'un médiateur approprié, de mouvoir un corps étendu et l'animer, de vain­cre sa pesanteur et résorber son inertie. 49 Mais, sans insister, répartissons sur nos trois élé­ments, l'ensemble des facultés humaines. Au corps appartiennent : les besoins matériels et les instincts, le bien-être et la douleur physiques, les leviers extérieurs, les outils de l'action, muscles et sens dans leurs parties charnelles et proprement passives. À l'âme correspondent : le fluide vivant qui informe les organes, reçoit et transforme les impressions recueil­lies par les sens, les sentiments, les passions avec leur spontanéité et leurs réflexes, l'imagination et la conscience sensibles, l'amour. L'esprit est le support de l'intelligence et de la raison, de l'enten­dement et de l'imagination créatrice, de la volonté et de la conscience spirituelle, de l'amour supérieur dont les trois formes sont l'altruisme, la fraternité et la charité. L'âme est en quelque sorte, la partie médiane du composé. Grâce à sa subtilité elle forme le trait d'union entre la densité du corps et l'impondéra-bilité de l'esprit. Elle est analogue à la substance fluidique voilée par le courant électrique avec, en plus, l'étincelle vitale organisatrice du corps. Elle pénètre celui-ci, selon la norme éthérique, si chère aux anciennes philosophies. Etendue et divisible comme le corps, mais essentiellement expansive comme le fluide, elle peut agir sur chacun des organes et sur l'ensemble ; une par la vie dont elle est la manifestation, elle peut réagir contre les oscillations dispersives prodiguées par les sens, les repousser ou les admettre en son intimité. Bien plus, nous ve­nons de le dire, elle est la forme du corps. Or, la forme est ce par quoi une chose ou un être sont intelligibles. L'intelligibilité réagit sur l'intellect et par conséquent sur l'esprit. L'esprit peut donc entrer en communion avec elle et elle peut répondre à ses embrassements. Forme substantielle (ce mot implique ici l'étendue), l'âme ne se contentes» pas de déterminer son corps, elle l'engendre effectivement, le meut et le dirige en vertu de son expansibilité vitale ; intelligible, elle est aussi lumière et jouxte l'esprit, car elle est le reflet de la pensée universelle. N'étaient l'étendue et la matérialité, on se demanderait sans doute où finit l'esprit et où commence l’âme, cette matière qui nous fait comprendre le corps spirituel dont parle St Paul. Quant à la cohésion indiscutable des trois plans elle est obtenue par les actions et réactions des sens et des facultés plus haut énumérées, en raison des phénomènes d'osmose dont les parties constitutives sont le siège. Ainsi, aux yeux d'une analyse un peu déliée, l'être humain est moins une essence que le résultat d'une conjonction, plus ou moins solide et durable, de divers éléments étrangers les uns aux autres. Si, en effet, nous considérons un homme,- nous apercevons une figure autour de laquelle se groupent des traits, caractéristiques de l'espèce, des gestes, des mouvements extérieurs, symbole d'une activité interne, en un mot, un phénomène, un masque, c'est-à-dire un individu. Cet individu apparaît à un moment donné du temps et de l'espace, il se développe, agit, puis s'affaisse, s'étiole et disparaît. A la mort tout semble se résorber dans l’indétermi- nation de la nature, pour, sans aucun doute, recons­tituer une autre phase cyclique, une nouvelle figure, peut-être sans aucun rapport avec la figure humaine. Des auteurs modernes n'ont pas craint de nous montrer le, cerveau prodigieux d'un Alexandre ou d'un César, transformé en glaise et promu, au hasard de la truelle d'un maçon, à combler le trou d'un mur lézardé. Est-ce là tout ? La tradition nous acculerait-elle, comme les matérialistes de toutes les époques, à une naissance épisodique suivie d'une fin prématurée et sans recours possible contre le néant ? Non, les prémisses déjà examinées et pesées nous conduisent vers une autre espérance. La cohésion dont nous avons parlé, la cohésion individuelle est la résultante d'une force inhérente à l'une des parties constitutives de l'agrégat humain cyclique momentané. Et cette force n'est pas seule­ment une évanescente propriété, due à l'organisation matérielle, la somme des fonctions physiologiques se­lon les partisans du monisme Hoekélien, elle est l'être lui-même, la vie intime, la puissance réalisatrice de l'individualité. Cette force est l'émanation directe — non pas un reflet — de la nature naturante, une création de Dieu, en d'autres termes, une essence ; c'est la personnalité. IV L'ESPRIT Nous allons essayer de voir clair et net dans ce labyrinthe de notre intériorité, si familier et pourtant si peu connu de la majorité des hommes. Le composé humain comporte une âme et un esprit assemblés en un corps, seul visible, et qui forment avec lui un tout capable de sentir, de penser et d'agir. ' C'est une entité bien déterminée sur le plan vital. Tout à l'heure, nous avons réparti nos facultés ou fonctions sur ces trois chefs et avons affirmé leur solidarité dans nos comportements par des actions et réactions réciproques, fixant à l'âme le rôle de pivot et de condensateur entre les deux extrêmes. Nous ne nous arrêterons pas sur les sens et autres attributs ou organes du corps ; leur constitu­tion, leur mécanisme et leur activité n'ont pas de secrets pour la science expérimentale ; leur adap­tation à toutes les nécessités de la lutte pour l'exis­tence a été étudiée et contrôlée jusque dans les détails les plus infimes. Quant aux sentiments et 53 passions qui agitent l'âme, la servent ou la desser­vent par leur explosion irraisonnée, par le plaisir ou la douleur dont ils sont l'origine, considérés par les uns comme une fin idéale, par d'autres comme un moyen et par certains comme un fardeau et une tare, nous laisserons le soin d'en discuter aux psy­chologues professionnels. Ces deux paliers de la nature humaine, du reste, lui sont communs avec l'ensemble de la faune terrestre, dans la norme de l'évolution de chaque espèce et d'autre part leurs assises animales, par conséquent matérielles, sont nettement indiscutables. Us ne sont pas, à propre­ment parler, humains, en dehors de l'information qui peut leur être donnée par les facultés intellec­tuelles et spirituelles caractéristiques de l'hominalité. Notre seul souci sera de définir la liaison des éléments et d'éprouver la prépondérance de l'esprit qui résume et spécifie l'être dans la totalisation de son unité. Ce que nous avons dit plus haut, nous donne sans obscurité possible le principe de la liaison. Le corps est un instrument ; l'âme est le fluide qui pénètre les organes et les habilite au mouvement, elle résorbe leur inertie congénitale ; l'esprit est un moteur, ou plutôt, un feu subtil qui dilate et règle les élans de l'expansivité animique, pour orienter le tout dans le sens divin de la vie. Le corps est purement passif ; l'âme est une ardeur lumineuse dans sa sphère, mais limitée sur son plan particulier par son déterminisme matériel, elle est aveugle par ailleurs ; l'union des deux donne naissance à un individu dont l'existence et la fin sont fixées immuablement par les souples lois de l'espace. L'esprit, au contraire, est une réalité véritable, un être complet par sa conscience du moi et du non-moi, résultat des facultés greffées sur son essence. La liaison de l'esprit avec le corps s'effectue par l'intermédiaire de l'âme, parce que l'âme possède dans sa substance un reflet de l'esprit, une étincelle d'amour, une aspiration vers l'unité et la pérennité de la vie. Cette liaison est nécessitée par l'obligation imposée à l'esprit, de réaliser sa fin à travers le devenir humain, car Dieu a voulu l'homme en ses deux formes, immortelles et périssables pour le faire libre et responsable, pour lui donner un droit légi­time à la béatitude. * * * L'homme est trinité comme Dieu, il est matière, vie, lumière. A cette constitution ternaire il doit d'être le dominateur et le roi de son domaine ter­restre. Sans l'esprit, il serait encore la plus parfaite de toutes les créatures, mais il n'aurait pas la no­blesse et le nimbe de l’intellection ; aucune possibilité de douceur et de mansuétude ne serait en lui, aucun désir do justice, aucun reflet d'éternité n'éclairerait sa route. Il doit tout à l'esprit ; le corps et l'âme sont de simples vêtements. Si l'homme est un ter­naire, sa vie cependant se comporte comme une ellipse, elle évolue autour de deux centres d'inégale 54 importance, mais dont le rôle est identique dans la stabilisation de l'axe. Ce sont l'âme et l'esprit, car le corps est le milieu commun où se répand leur attraction. L'un et l'autre de ces deux pôles, essayent de s'attribuer la prépondérance pour réduire l'ellipse au cercle, symbole et réalisation de l'unité essentielle dans le temps comme dans l'éternel. Il y a lutte entre les deux, selon la formule de l’homo duplex des philosophes et des poètes ; il faut que la lutte se résolve au bénéfice du centre le plus haut. Celui-ci doit devenir l'arbitre de la révolution, comme un soleil est l'arbitre des planètes dont le mouvement s'accorde avec l'impulsion centrale. C'est pour­quoi l'homme double doit se muer en unité par le ministère de l'esprit, pourquoi le centre animique doit devenir un satellite équilibrant dans le composé humain, car il ne représente pas la valeur fonda­mentale de l'homme, c'est une valeur d'appoint dans la lutte pour la conquête de la fin dernière. L'esprit doit sa prééminence aux facultés et fonc­tions dont il est revêtu. Pour nous pénétrer de la supériorité spirituelle, nous allons, dans le dédale des philospphies traditionnelles, en étudier très sommai­rement le mécanisme et la qualité. Les facultés de l'es­prit sont des, attributs inhérents à l'essence ; elles constituent non seulement son activité, mais son être lui-même, elles sont donc une dans leur multi­plicité. Il faudrait les considérer dans leur ensemble, dans leur simultanéité, mais l'outil matériel qui les supporte ne le permet pas et nous sommes obligés de procéder pas scission, par visions successives. Plus haut, nous les avons divisées en trois groupes qui s'interpénètrent et se confondent dans la faculté supérieure, dans l'amour. Elles forment une gamme dont les tonalités s'harmonisent en une dominante unitive transcendante à elles-mêmes. De prime abord, nous avons l'intelligence et la raison, puis l'entendement et l'imagination créa­trice ; viennent ensuite la volonté et la conscience supérieure ou morale et enfin, l'amour au sein duquel se produit la synthèse de l'être. Cette échelle n'est pas conforme à celle des psychologies officielles, voire scholastiques, elle demande une précision. La volonté suppose la liberté qui est choix, la conscience comporte la mémoire et l'amour est aussi sainteté. En examinant de près nous allons découvrir encore, indépendamment de la primauté, le principe de liaison. Les deux premiers groupes sont souvent confondus et unifiés sous le nom générique d'intelligence. C'est un tort ; il y a bien là quatre fonctions qui, évidem­ment, réunissent leurs efforts pour conduire l'homme, d'un côté à la science expérimentale, de l'autre à la gnose, mais sont différentes dans leur objet, leur but et leur mécanisme particulier. 56 L'intelligence et la raison s'épaulent et forment un tout. Elles reçoivent l'influx du deuxième groupe, mais sont tournées du côté de la matière. L'intelli­gence n'est pas passive, elle est négative, elle ressem­ble à un bassin de décantation dans lequel l'apport sensoriel, concret et purement phénoménal, est distillé, abstrait et généralisé. Ce travail d'élabora­tion correspond très exactement à l’étymologie du mot intelligence, dont la racine est : « intus legere », lire à l'intérieur, ou « inter legere », choisir parmi. Elle est donc la faculté de comprendre et de distin­guer, le premier rudiment du Verbe humain dont nous allons maintenant suivre l'épanouissement total. La raison reçoit la maquette intellectuelle, l'intel­ligible extrait des données phénoménales. Elle a donc pour objet les choses, les êtres des mondes extérieurs, comme aussi les états subjectifs de la conscience qui en résultent. Elle se sert des signes abstraits qui les expriment pour en tirer des conclu­sions d'apparence adéquate, à la lumière de l'expé­rience d'un côté, de l'entendement de l'autre et, dans ce dernier cas, en vertu des lois de l'analogie. Elle affirme ou nie, compare, analyse, déduit, induit et divise ; c'est encore une faculté de la distinction, mais elle distingue dans l'abstrait pour aboutir à l'universel. Le deuxième groupe comprend l'imagination créa­trice et l'entendement. Ces deux facultés sont si proches l'une de l'autre qu'elles se confondent le plus l'esprit souvent dans les théories philosophiques. Ellessont tournées du côté de Dieu, du côté du mondedes idées, elles entrent en contact avec la SagesseDivine. L'imagination créatrice est la faculté suprême de l'intellection humaine ; elle n'a pas besoin de rai­sonner pour agir, elle est tout entière intuitive. En vertu de son intuition, elle est impressionnée par les idées qui, dans leur forme originale, appartiennent au domaine exclusif de Dieu. Elle les transforme en images idéales, sous un aspect proprement humain, pour nous les rendre intelligibles. C'est en elle que réside l'aiguillon du génie. Tous les hommes sont dotés de l'imagination créatrice, mais la plupart l'ignorent et la laissent plus ou moins inactive, voilée par l'imagination sensible, en d'imprécises aspira­tions vers l'absolu. Seul le génie peut exprimer et donner la traduction adéquate du contenu des capta-tions de cette faculté, seul il peut les réaliser en concepts et en actes, et c'est l'œuvre de l'enten­dement. L'entendement s'empare des apports de la faculté imaginatrice, il accomplit à leur égard la métamor­phose effectuée par l'intelligence sur les données expé­rimentales. C'est par lui que nous précisons, à la manière humaine, les idées fondamentales de notre pensée : absolu, infini, éternel, souverain bien et suprême beauté. C'est par lui que le génie enfin épanoui profère des choses divines sous l'aspect 59 convenable, nourriture des élites et des foules subju­guées et consentantes ; car l'entendement est le verbe de l'homme dans son expression décisive. Si nous voulions nous comparer, en toute humilité à Dieu, nous pourrions dire : Chez l'homme l'entende­ment est l'idée de l'être, la faculté par laquelle il entre en communion relative avec l'infini et l'absolu, avec l'unité transcendantale. Nous aurions alors une contrepartie immédiate dans notre raison qui est l'idée du non-être, c'est-à-dire, le sens de notre limite et de la limite des êtres contingente, dans la direction de l'universel, à travers l'espace et le temps. Ainsi le deuxième groupe de nos facultés spirituelles apparaît comme le moyen terme entre l'homme et Dieu, comme la raison et l'intelligence sont médiatrices entre l'esprit et la matière. La posi-tivité s'affirme d'un côté et la négativité de l'autre, car il faut être positif pour communiquer avec un plan supérieur et négatif pour embrasser l'inférieur. Le troisième groupe volonté-conscience, bien qu'illuminé par les reflets de l'intellectualité, se distingue nettement des deux autres dans la sphère de son activité spécifique. La volonté est une force. On la considère le plus souvent comme le principe directeur de la vie à tous ses étages ; d'autres fois on la donne comme l'expres­sion même de la vie et aussi de l'amour parce qu'elle est pénétrée par lui jusque dans ses profondeurs. Ces significations ne représentent pas la primitivité du fait dans toute sa rigueur. Il faut aller jusqu'à la forme la plus nue et par conséquent la plus radicale qui se puisse concevoir. Or, dans ce sens la volonté est une puissance inhérente à l'être, elle en est la ligne de force et l'axe central ; elle est l'expansivité de la vie spirituelle et son gouvernail, en même temps elle en est la mesure. La volonté est donc bien la pierre d'angle de l'être et sa clef de voûte, le premier terme de la trinité humaine. La volonté, avons-nous dit, est illuminée par l'intellect ; grâce à cette lumière, elle accorde son consentement à notre vérité d'abord, à la vérité ensuite, lorsque l'évolution permet à l'esprit de voir au delà des horizons de l'expérience. Par là, elle crée l'unité de l'être et c'est pourquoi n'ont pas tort ceux qui la regardent comme le siège de...l'amour, de cet amour dont les hommes parlent si souvent, sans le comprendre jamais ; il suffit de savoir. Lorsqu'un être humain a réalisé l'unité en lui-même, il possède une volonté de fer; il rayonne l'unité et l'union autour de lui, c'est un chef possible, fonda­teur et lien de la société. Il impose la vérité et force le consentement unanime, au moment où sa vérité devient la pure image de la vérité éternelle. Il con­traint, mais il est doux et miséricordieux dans sa fermeté inébranlable, car il est amour. En Dieu et chez l'homme, la vérité consentie, c’est-à-dire la lumière, est la puissance créatrice, c'est la liberté 61 infaillible qui choisit toujours le bien et l'harmonie, à l'encontre du mal, erreur, et dissonance. Le deuxième volet dû troisième dyptique, c'est la conscience supérieure, spirituelle et morale qui corrobore et lie la conscience animale en vue de la tota­lisation de l'être. Elle reçoit sa puissance et sa raison d'être de la volonté et des autres facultés humaines, car il n'y a point de conscience (cum scientia) du, vide et d'une nature inerte, et, par un juste retour, elle les fixe dans leur objet et leur manifeste à chaque instant le mystère de leur perpétuelle identité. Définir la conscience est difficile, car elle est un sentiment, dans le sens le plus élevé du terme, le sentiment de l'être, de sa vie et des phénomènes dont il est le siège. Elle apparaît de prime abord comme la condition générale de toutes les autres facultés et pourtant n'existe que par celles-ci. Elle atteint le moi jusque dans ses derniers retranche­ments et lui révèle son unité à travers les séries phénoménales dont il est le support et l'agent. Sans elle, tout, dans l'être, serait décousu, dispersé, instinctif, les actes du moi seraient purement objectifs, déterminés par l'appeau immédiat placé sous ses regards, comme chez l'animal. Mais, si elle est l'expression actualisée du moi, elle est aussi et nécessairement en contact avec le non-moi pour les séparer du premier et faire la part des deux dans toutes les sensations, dans tous les concepts et idées qui s'élèvent sur l'horizon intime intellectuel et affectif. Elle est le lieu où se heur­tent et s'assimilent le Même et l'Autre, les deux pôles du devenir humain, elle est leur lien par la mémoire dont elle est la matrice. Par la mémoire, en effet, la conscience réunit en un seul faisceau les intégrations successives de l'être. Certes, elle laisse échapper à travers les mailles, parfois assez lâches, de sa texture, bon nombre de nos gestes, de nos pensées, une partie du passé, mais ce qu'elle conserve, elle le fixe à peu près immua­blement dans le centre du Moi comme dans un point indivisible. Alors la conscience en ses méditations rétrospectives peut s'approprier toute l’existence de l'être, en jouir dans un panorama unique et en inférer l'avenir, car celui-ci se reflète dans le passé dont il est le prolongement plus ou moins nécessaire, nonobstant toutes les interventions de la liberté. Ainsi,, par le souvenir l'homme possède réellement son existence et sa vie, dans le passé et dans l'avenir sous le couvert de son identité. Or, un être pareille­ment doué ne peut pas ne pas être immortel et la mémoire enclose dans la conscience spirituelle est l'appétition et la réalisation de l'immortalité. La mémoire humaine est le corrélatif de l'éternité divine. Telle est la conscience positive, vue du côté de l'être. Mais elle est aussi négative lorsqu'elle juge 63 les actes accomplis par les libres ipséités. Elle est dans ce cas supérieure à la volonté agissante, car elle lui rend témoignage, un témoignage tantôt sévère ou miséricordieux, tantôt glorieux, car elle condamne, absout ou glorifie. Elle est attachée à la volonté comme un miroir dans lequel celle-ci se contemple et peut, si elle est sincère, reconstituer sa beauté parfois ternie par les reflets malsains de l'intelligence dévoyée et des appétits maléfiques. Mais ce point de vue est suffisamment connu pour qu'il suffise simplement de l'indiquer. Partout où se trouve l'amour, il est un sommet. Tel un pic géant, à l'heure crépusculaire concentre le jour qui va mourir, ainsi l'amour couronne de sa lumière l'âme sensible et les facultés spiri­tuelles. Mieux encore, par son rayonnement porté au paroxysme, il devient immanent à l'être tout entier, il en assemble et cimente les parties dans une identité d'autant plus absolue que son immensité potentielle résorbe toute limite. Alors il magnifie le corps avec ses besoins et ses instincts, l'âme avec ses passions, il ennoblit les puissances intellec­tuelles, il est la suprême manifestation de la cons­cience, en un mot il est la gloire de l'être. La gloire n'est pas la vaine gloriole des conquérants, mois­sonnée dans la misère des peuples, ni l'enthou­siasme, toujours sujet à caution, des hommes, ni le rayonnement posthume des génies méconnus pendant leur vie ; ce n'est pas le triomphe et la joie de la réussite. La gloire est une pure lumière intérieure ; c'est la plénitude de toutes les facultés; c'est la réalisation jamais semblable du désir, c'est un état,comme le paradis : la béatitude éter­nelle. Tout cela réuni, c'est l'amour qui échappe aux foules aveugles, parce qu'elles ignorent tout de lui. Beaucoup ont voulu situer l'amour. La plupart des définitions, sauf celle du Symphosion et celles des vrais mystiques, confinent à la concupiscence qui est une tare des cérébralités animalisées et par conséquent plus basses et plus brutales que l'animal lui-même, lequel suit sa nature sans se soucier des lumières apocryphes. Un seul mot nous transporte dans les abîmes de l'amour, c'est le mot désir, en grec : « Eros ». Or, le désir a été outragé au cours des siècles et, de nos jours encore, érotisme est synonyme de dépravation sexuelle. C'est faux ; comme le dit Diotime, le désir en soi n'est ni bon ni mauvais, il se qualifie par son objet ; tourné uniquement vers le corps, il conduit à la bestialité, orienté vers l'esprit, où réside le véritable amour, il mène à toute la perfection compatible avec l'espèce. De toute évidence, si les facultés se cantonnent dans les expériences matérielles, l'amour s'installe dans l'âme sensible et son activité ne dépasse jamais le monde phénoménal ; si, au contraire, l'être évolue dans le sens spirituel, au fur et à mesure de l'ascèse, il s'élève avec l'entende­ment et l'imagination créatrice vers le monde des formes supérieures et des idées, pour s'incorporer 65 dans l'infini en un dernier élan. Diotime encore, par la bouche de Socrate, marque la triple étape de cet "amour transcendantal à la matière : rechercher la beauté dans le corps, à travers les réactions de l'âme, aimer les idées plus que les corps et le bien plus que les idées. Dans cette progression méta­physique, l'amour apparaît comme l'effort du moi pour se compléter, se confirmer dans l'échelle de l'être et constituer une unité indissoluble. Il y a trois désirs dans l'homme : l'appétit des sensations, le feu de la passion animique, l'envol vers les idées et le Bien suprême. Ces trois désirs, unifiés et hiérar- chisés sont le vêtement de l'amour. Trois désirs, trois étapes de la conquête, trois effets synthétisés finale­ment en un seul, voilà qui nous confirme la trinité humaine mieux que toutes les démonstrations psy­chologiques. Sans nous étendre sur un sujet déjà souvent traité, résumons. L'amour est lumière, conscience et unité. A ces trois termes correspondent les trois formes de l'amour, tout à l'heure énoncées. La lumière provoque la solidarité, la conscience révèle la fraternité, la charité engendre l'unité. Il est facile de comprendre et chacun aura convenance à saisir le centre des rapports selon la loi idiosyncra-sique de sa propre intelligence. L'amour est la fleur de la conscience et la sainteté le fruit de l'amour. La sainteté, en effet, est la perfection de l'amour, sa réalisation la plus haute et/ la plus totale. L'amour c'est le désir de l'être, là; sainteté est l'union de toutes les facultés avec l'être suprême, avec Dieu. La lumière est complexe,: il n'est pas toujours loisible de la suivre sans possi- bilité d'erreur ; la sainteté est une comme l'essence qu'elle recouvre de sa gloire. Lorsque Jésus prie pour ses disciples, il demande pour eux l'unité de leur vie dans l'unité du Père, donc, la sainteté, c'est-à-dire la déification. Mais Dieu seul est saint, nous dit l'Eglise. Qu'est-ce que la sainteté humaine? C'est une participation à la sainteté divine, impar­faite ici-bas et souvent chancelante, consolidée néanmoins, à chaque minute, par le désir et par l'intuition du mystère de l'unité ; participation qui deviendra absolue, en sa sphère, dans l'état béatifique, au delà des frontières de la mort et montera indéfiniment vers les limites de la perfec­tion. Tel est l'homme d'après l'enseignement tradi­tionnel : être mixte établi sur trois plans, il tient de la matière, de l'animal et de l'ange. Nous avons passé brièvement en revue ses facultés maîtresses et leurs fonctions ; étant donné leur excellence et leur éclatante supériorité, aucun doute ne peut s'élever quant au droit et à la responsabilité de l'esprit dans la direction du composé humain. Pour ceux qui ont étudié la science ésotérique des nombres, nous ajouterons une simple réflexion. Au corps nous avons donné 5 facultés, à l'âme 6, à l'esprit 7. Tout cela repose sur 3 pour se résoudre en unité. De plus, nous avons : 5 + 6 +7 = 18 = 9 = 32. Voilà la clé cyclique et pythagoricienne. V LA PERSONNE ET L'INDIVIDU En examinant, à la lumière traditionnelle, les modalités de l'être humain, nous avons, à diverses reprises, évoqué et sommairement défini les deux termes génériques sous lesquels il apparaît aux yeux des psychologues et des métaphysiciens : l'individu et la personne. C'est ici le lieu de déterminer le rôle particulier de ces deux éléments et, pour éviter tout équivoque, de discriminer leur lumière spécifique, et faire ressortir la limite, souvent imprécise, qui les sépare et les nomme. Ce sont, en effet, deux états de la substance, par­faitement distincts, que la faiblesse de nos moyens d'investigation, même chez l'élite, nous oblige parfois à confondre. Double aspect de notre entité unique, ils sont l'origine de nos comportements et, comme tels, agissent sous notre regard, dans une intimité simultanée qui les situe en un même cycle « existentiel », malgré les plans irréductibles dont ils 68 sont issus. Le point de départ du conflit d'inter­prétation, car, pour beaucoup, l'individu est le permanent et la personne le transitoire, est légitimé, du reste, par le langage. Depuis le théâtre grec, on appelle personne et ' personnage l'acteur qui joue un rôle dans une tragédie, un drame, une comédie. Or, l'acteur, à cette époque lointaine,' revêtait un masque et le vêtement attribué par l'opinion et les rites religieux au dieu ou au héros dont il tenait la place devant les auditeurs. Dès lors, le mot per­sonne a signifié : masque, aspect ou apparence. C'est peut-être exact au sens "superficiel et démotique, mais la vérité se découvre sans: ambiguité dans le sens hiératique et profond. Sous un masque em­prunté, l'acteur ne représentait pas un phénomène héroïque ou divin, il incarnait, l'ipséité elle-même et son discours traduisait le verbe transcendantal, manifestation absolue de l'essence. Seules les théologies ont compris nettement la personne et sous le nom d'hypostase lui ont restitué son rôle principiel, car l'hypostase est un noumène, elle appartient à l'esprit, type vivant de l'unité et l'individu, dont la permanence ne doit pas faire illusion, appartient au corps et à l'âme," expression actualisée de la divisibilité. Mais la personne et l'individu, comme nous l'avons dit, s'interpénétrent ; le second est le représentant visible de la première et, celle-ci, la substance invisible qui se cache sous l'individu. En elle réside l'essence, dans l'individu, seulement, l'existence. En vertu de son thème originel, l'individu opère dans l'espace et le temps ; c'est une forme matérielle qui rend la personnalité intelligible et, pour ainsi dire, tangible à nos yeux de chair. La personne, au contraire, selon sa norme, peut agir et doit agir dans l'éternel, elle est donc immortelle à l'encontre de l'individu, qui -est transitoire et soumis aux contingences de la vie organique. Exprimons-nous d'une manière plus précise en­core. L'individu est le reflet de la personne dans le monde phénoménal ; il est constitué par une âme et un corps nettement déterminés ; il se profère par des paroles, des attitudes, des gestes qui expriment l'hypostase; il est connu sous un nom distinctif, c'est-à-dire sous .une ^imite infranchissable aux autres individus de la même espèce et ce nom représente la forme intelligible de sa cohésion et de son impénétrabilité. Tel, il apparaît bien comme une cause aux intelligences peu clairvoyantes, mais c'est une cause seconde dont la vertu provient de la personne spirituelle. Celle-ci s'entoure d'une individualité comme l'esprit, dont elle est l'éma­nation, se revêt d'une âme et d'un corps pour mouvoir et domestiquer la matière compacte. L'individu ne serait qu'une fumée inconsistante, une concrétion vouée à la discontinuité instinctive, sans l'information profonde réalisée dans son sein par l'hypostase. L'individu est donc une plasticité subtile et, comme toute plasticité, il est médiateur, 71 médiateur entre le monde extérieur et la person­nalité. Par lui, les réactions de l'Autre parviennent jusqu'au centre du Moi et se greffent sur le Même pour- en assurer l'évolution. Ainsi, malgré sa spon­tanéité apparente, l'individu peut être considéré comme passif eu égard à l'activité de la personne ; c'est un phénomène, un résultat de l'effort construc-tif de cette dernière sur la masse constitutive de l'être humain. Quant à la personne, après cet énoncé, il serait superflu d'insister longuement sur sa nature. Elle est la forme limite de l'esprit, engendrée par l'action de toutes les facultés de l'être conscient, un logos animateur, absolument identique, mutatis mutandis à la deuxième hypostase de la Trinité. De ce fait, elle constitue la totalité de l'hominalité spécifique. De ces divers théorèmes, la preuve n'est plus à faire, tant elle est présente aux intelligences, même les plus, rebelles à " toute croyance, car, envers et Contre tous, l'humanité, en vertu d'une tradition millénaire et toujours récusée, conçoit, parle et agit, non seulement en vue de la pérennité de l'espèce, mais comme si l'être humain, proclamé périssable par les matérialistes ne devait jamais mourir tout entier. Or, de ces théorèmes découlent deux corollaires d'une entraînante évidence. A la mort, l'individu ée dissipe, il disparaît dans son intégralité, mais, la personne subsiste, toujours identique à elle-même ; elle doit entrer, ipso facto dans un nouveau cycle, dans une forme actuelle­ment inconnue de nous, pour animer peut-être et diriger un nouvel individu. Pour tous les êtres conscients, il y a une échelle évolutive de l'origine à la fin dernière. Dans la tra­dition, l'évolution est un circuit fermé, car la source et l'embouchure du fleuve vital se confondent en Dieu. Dans ce cycle, la personnalité, sous les espèces de l'esprit, descendue d'abord au nadir pour s'homi-naliser, doit monter inlassablement vers le. zénith qu'elle atteint lorsque son ultime perfection est réalisée, lorsque sa positivité essentielle es confirmée et ne peut plus être remise en cause. Elle réintègre alors son lieu d'origine pour jouir du fruit de ses conquêtes dans la suprême béatitude. En cette course, pour nous indéfinie, elle revêt, sans aucun doute, des formes variées et probablement toujours plus nobles ; en d'autres termes, elle engendre des individualités multiples dont chacune est un tremplin vers d'autres horizons. Elle abandonne, dans son ascension, les individus au néant, mais emporte avec elle, en chacun de ses avatars, la. richesse croissante de ses concepts, de ses idées, de sa culture et de sa .philosophie, ajoutant ainsi, sans cesse, une nouvelle cohésion à sa conscience immortelle. 73 A travers ces données, sur lesquelles nous revien­drons pour éclairer les interprétations fantaisistes auxquelles elles pourraient conduire, on aperçoit nécessairement l'erreur fondamentale commise, par la foule et les_ techniciens de la question, lorsqu'ils emploient indifféremment les mots : personne et individu, ces -deux éléments de l'être humain si distincts dans leur substance intelligible et, surtout, lorsqu'ils donnent, faute d'avoir sondé avec assez de soin l'esprit de la tradition primitive, la prépon­dérance au second parce qu'il tombe directement sous l'emprise des sens et des catégories intellec­tuelles. La personnalité, avons-nous dit, est le sceau-par excellence des êtres conscients. C'est la vérité, mais si nous ne prêtons pas une extrême attention à nos pensées, nous n'éviterons pas un écueil préjudiciable à l'harmonie humaine. Plusieurs théoriciens, hypno­tisés par le rôle primordial, de la personne dans l'économie spirituelle, veulent, non-seulement diriger l'individualisme, ce qui est légitime et hautement indiqué, mais le juguler totalement et l'anéantir. Ces intellects sans souplesse et sans discernement, ne s'aperçoivent pas d'une chose évidente entre toutes : dans leur ardeur mal avisée, dans leur volonté fruste, ils veulent tout simplement amputer l'homme d'une partie de son organisme, le priver de son outil le plus adéquat, rompre l'attache dés ailes qui lui permettent de survoler la matière. Certes, nos pères les Celtes, Kymris et Gaulois, avaient peut-être exagéré lorsqu'ils portaient l'in­dividu au pinacle, lui rendant un véritable culte. Ils, n'avaient pas, cependant, complètement tort de proclamer le droit d'un seul imprescriptible contre tous. Ils combattaient l'esclavage qui, â leur époque, courbait sous son joug plus de la moitié des hommes ; ils luttaient- pour la sainte liberté de la conscience, des paroles et des actes, toujours foulée aux pieds et déniée aux chercheurs, aux opprimés, aux douloureux. Né défendaient-ils pas, du reste, l'hypostase à jamais sacrée, contre les fourches caudines de l'injustice et de la médiocrité ? Quoi qu'il en soit, avec raffinement des mœurs et la culmination des états, civilisés, la formule drui­dique est devenue, sous un certain aspect, inhu­maine ; elle a. dégénéré en ferment d'égoïsme, mais celui-ci n'a rien à voir avec l'individualisme. —-Réduisez donc l'égoïsme et magnifiez l'individu dans la mesure de son utilité. Par l'individu, en effet, la personne peut remplir sa mission et s'en­richir de toutes les connaissances propres à faciliter son essor. Sans lui, elle serait réduite à l'impuissance. Par conséquent, poursuivre l'amoindrissement de l'individu ou chercher à l'anéantir, le considérer comme un numéro matricule dans le corps de la nation, c'est anémier plus ou moins l'hypostase et staurer une œuvre anti-religieuse et anti-tradi­tionnelle, car aux yeux de Dieu, la personne humaine est intangible et son instrument doit être sauvegardé. Le respect de l'individu et son développement légi­time, sous les auspices de la personne, tel doit être le but de toute véritable civilisation. VI METEMPSYCOSE Dans le chapitre précédent, la tradition nous a mis en présence d'une évolution en circuit fermé, au cours de laquelle la personnalité humaine paraît animer des formes successives, des individus dis­tincts, pour s'élever de la naissance épisodique à la béatitude éternelle. Ici, se projette, en effet, sur le thème traditionnel, une théorie dont la quasi univer­salité ne peut être niée par les historiens de la pensée religieuse et philosophique. Il s'agit de la métempsy­cose ou de la transmigration des âmes : — lisez : personnes ou esprits. Ce n'est pas le lieu de déterminer le bien fondé de cette doctrine, de l'ériger en article de foi ou de la marquer du signe de la réprobation pour en faire le bouc émissaire des hérésies greffées, telle une végétation tératologique, sur la souche des tradi­tions. Les Indous, les Grecs, avec Pythagore et Platon, l'école d'Alexandrie, les Romains, les Celtes et bien 77 d'autres peuples admettaient la métempsycose, avec des variantes issues du génie même des races et des nations. De nos jours, beaucoup d'hommes s'y confient encore pour justifier un progrès positif vers là perfection des individus à travers l'espèce. Mais la plupart des confessions chrétiennes, bien que- les Pères de l'Eglise universelle ne l'aient pas ouvertement niée et même, en certains cas, en laissent entre voir la possibilité, les confessions chrétiennes la rejettent ou plutôt la regardent comme superflue, donc inopportune, puisque le dogme du salut mérité ou perdu en une seule vie est le principe de là foi. L'enseignement catholique, du reste, en vertu de ce principe, met tout en œuvre pour conduire l'être humain à la source même de la perfection. Il rend donc inutile .la roue des réincar­nations, s'il est, en toutes circonstances la règle absolue de la vie. Pour cette doctrine, et c'est exact en toute philosophie, le désir du salut est une force suffisante pour donner à l'être une orientation définitive et, ne varietur, la positivité nécessaire à l'obtention de la fin dernière. C'est une force imma­térielle qui, éveillée et tendue ne peut plus se résorber en atonie, la mort n'a aucune emprise sur elle; enclose en la personne, elle la suit dans l'au-delà, corroborée et multipliée par le sacrement de l'Ex-trême-Oriction. De plus, l'Eglise a introduit dans sa doctrine le dogme du purgatoire, connu jadis . sous d'autres formes, peut-être pour servir de contrepoids à la métempsycose et certainement pour donner satisfaction à la justice. La purification du purgatoire est négative, mais le désir, dont nousavons accusé plus haut la positivité est, sans aucundoute, susceptible de déterminer en elle un coeffi­cient d'efficacité totale et de rompre ainsi le « karma »,conséquence de notre responsabilité dont la théologieindoue, à juste titre, nous avait chargé. f Quoi qu'il en soit de ces concepts dissemblables dont les divergences plus apparentes que réelles se résolvent en une même eschatologie, nous allons exposer en toute objectivité la théorie métempsy-cosiste, laissant de côté la transmigration qui implique une ascension et une régression éventuelle en marge du type humain, incompatible avec la métaphysique religieuse ; passer sous silence un fait historique de cette grandeur serait inadmissible. Comme nous l'avons dit, nous ne préjugerons en rien de la vérité ou de l'erreur qu'elle sous entend. Chacun, du reste, en prendra ce qui lui convient et remarquera néanmoins combien le thème chrétien se rapproche de l’autre. Les buts sont les mêmes et les résultats identiques ; seuls les moyens diffèrent parce que le Christ a rénové la sainteté du désir et rendu à la grâce sa vertu positive. Nous en parlerons donc parce qu'il faut en parler, parce que la mé­tempsycose proclame la continuité de l'effort humain dans la glorification de l'esprit, à travers une période privée de la lumière révélée, démontre le souci de conduire les hommes dans la droite voie du salut, voie qui ne souffre aucune indignité, aucune vilenie à l'actif des élus ; enfin parce qu'elle contraint toute l'humanité à l'ascèse purificatrice dans la douleur acceptée. Mais nous en parlerons sans oublier que le Rédempteur est venu et qu'il est la voie, la vérité et la vie. La doctrine réincarnationniste admet la préexis­tence des âmes ou esprits, créés à l'origine et par conséquent antérieurement à leur involution dans un corps humain. Elle admet, en outre, que le même esprit informe, dans le moule de l'espace et du temps, un certain nombre d'individus. Mais elle distingue avec soin, comme nous l'avons fait, la personnalité spirituelle permanente de l'individualité passagère. L'ensemble des caractères constitutifs d'un individu concret sont localisés, répétons-le, dans un espace et un temps déterminés ; l'esprit, au contraire, est situé en dehors de ces données contin­gentes, puisque toutes les philosophies spiritualistes reconnaissent en lui un être simple, une entité, un acte dans le sens aristotélicien et alexandrin, par conséquent rebelle à toute divisibilité. L'individu circonscrit par le corps dense et fluide qui est un simple instrument mis à la disposition de l'hypostase, est un moyen d'action sur le plan matériel. On peut en faire abstraction et le considérer comme une étape, parmi d'autres, sur la route de l'esprit en voie d'évolution. L'individu, en lui-même, possède une responsabilité secondaire, il endosse le châti- ment des séides du vieux de la montagne ou le mérite de l'intendant qui distribue les aumônes de son maître. L'esprit, par contre, unique auteur du bien et du mal, est vicié dans son essence par le mal et magnifié par le bien. Au jardin d'Eden, nous trouvons l'esprit doté d'un corps, instrument parfait pour exploiter le plan physique et assurer sa propre fin. Or, l'homme se sert maladroitement de son outil et il en résulte la catabole. L'instrument est désharmonisé ; au lieu de s'adapter aux besoins de l'esprit, il le con­traint, en quelque sorte, à se plier à ses exigences instinctives. Et l'homme détourne les yeux de la lumière spirituelle pour les fixer sur la matière. Cette désharmonisation est le mal ; le pèlerinage inexpiable commence. La vie humaine n'est plus qu'un ensemble de gestes où le bien et le mal s'amal­gament atrocement, le plus souvent le mal l'emporte. L'instrument usé, l'esprit s'en détache et se trouve en présence de la lumière ; ne pouvant plus la refléter dans sa pureté primitive, il se juge lui-même et se condamne à l'expiation, car, tel un oiseau de nuit, il ne peut supporter la clarté du jour. Il se rejette donc en arrière et, par un chemin compliqué où toutes les forces mauvaises qu'il a déchainées pendant son incarnation, l'emportent dans leurs remous douteux, il revient vers son point de départ, vers le monde des corps qu'il a si mal utilisé une première fois. Pendant ce voyage dont la durée peut être immense, il est dans un état hybride et douloureux. Sans rapport avec la grande lumière incréée, séparé de son corps et par conséquent de la lumière matérielle, ses possibilités d'action s'effritent insensiblement, il flotte bientôt dans la mer de ténèbres à l'état de molécule ou de germe. Il n'est plus qu'une vie en puissance, à l'instar du germe enclos dans un grain de froment, mais, comme le grain de blé qui ignore tout de l'épi qui l'a contenu et de la tige qui l'a porté, il attend de rencontrer un sol fécond pour renaître et recommencer une vie nouvelle avec un nouveau corps, c'est-à-dire, un nouvel individu. A cet individu, il apporte, sous forme de potentialités, l'expérience de son indivi­dualité morte. Nous disons bien potentialités, car le nouvel instrument dont l'esprit est nanti et qu'il a construit en sélectionnant les matériaux placés à sa portée par l'excitation du milieu adéquat à sa réin­carnation, cet instrument ne possède aucune des cellules constitutives du précédent. Or, l'esprit incarné ne peut penser et agir sans l'intermédiaire des organes greffés sur sa nouvelle individualité et, pour ceux-ci, à la naissance, le monde extérieur et la vie sont des inconnues. Il ne peut donc, dans sa nouvelle existence, avoir aucune expérience du passé, le Léthé des anciens n'est pas seulement un symbole. Ce qu'il apporte, ce sont des qualités, une habitude de la gymnastique intellectuelle, une propension à interpréter les sensations et les phéno­mènes concomitants dans un sens particulier, en un mot, une éducation vide de contenu, mais qui peut réaliser, pour l'expérience future, un moule d'autant plus admirable que sa science fut naguère plus complète. Il apporte encore le dam de son existence antérieure. Sans doute le premier individu a été puni par les affres de la mort et de la dissolution, sans doute, l'esprit lui-même a subi le choc en retour de ses fautes, de ses vices, de ses erreurs et de ses crimes, il a passé par le purgatoire et se trouve, si l'on peut dire, matériellement purifié. Mais c'est là une purification négative, la responsabilité des influx mauvais, dont il fut l'origine, subsiste sur le plan spirituel et animique, et ce dam s'attache à lui, explique les circonstances dans lesquelles il se trouvera et les épreuves qu'il devra affronter, pour obtenir un coefficient positif de purification et de mérite, pour rétablir l'harmonie qu'il a rompue par sa mauvaise volonté. Malheur à lui s'il persévère dans le chemin tor­tueux. Au lieu de progresser, il régresse sur l'échelle de l'être, et à chaque réincarnation son dam sera plus lourd et sa vie terrestre plus misérable. Il s'enlisera peu à peu dans la matière, sa vision interne ne pourra plus refléter la lumière, il s'en détournera avec horreur. Le seul contact du divin lui sera une indici­ble souffrance et son essence corrompue, à jamais désaxée, ne sera plus qu'un cri de haine contre Dieu. Ce sera l'enfer que Jésus nous a laissé pressen­tir, lorsqu'il s'est écrié: il y a beaucoup d'appelés 83 mais peu d'élus. De quoi sera fait,-du point de vue de l'être, ce Shéol transcendantal ? Nul ne peut le dire, car la haine est une négation et la négation, route ténébreuse; vers le néant, n'a pas de commune mesure avec la suprême affirmation de l'amour. Au contraire, si la volonté de l'esprit s'améliore et se tend vers lé bien, si elle parvient, par étapes, à rétablir l'harmonie originelle, la roue des réincar­nations n'aura plus aucun pouvoir sur l'esprit, il finira par quitter à jamais la zone de l'espace et du temps, pour s'élancer, tel un jet de lumière, dans les champs de la paix éternelle et de la souveraine béatitude. Ainsi, la métempsycose n'est pas une négation du ciel et de l'enfer comme on l'a prétendu si sou­vent, elle en recule simplement l'incidence dans l'espace et dans le temps, ce qui n'a aucune impor­tance en face de l'éternel. De fait, toutes les reli­gions à tendance réincarnationniste, prêchent une croyance qui ne laisse aucun doute à ce sujet. Que seraient l'île des bienheureux et l'anuferw des Celtes, les champs Elyséens et l'Erèbe, le nirvana des Indous, l'amenti des Egyptiens, sans parler des autres conceptions analogues, sinon des états, surbaissés si l'on veut, par suite de l'obscuration progressive de la révélation originelle, mais très proches du ciel et de l'enfer chrétiens et qui, dans tous les cas, entérinent le dogme du salut et de l'expiation par un consentement sans ambiguïté à la toute puissante justice et à. la miséricorde divines ? La métempsycose, il est vrai, ne se peut conce­voir sans la doctrine de la préexistence des âmes, condamnée, semble-t-il, par toute la chrétienté orthodoxe, qui, elle, s'en remet à la création succes­sive nécessitée par l'acte procréateur accompli dans le temps et l'espace. Comment accorder cette création continue avec l'éternité de Dieu ? Comment Dieu nonobstant le « non moechaberis » du Sinaï est-il amené à sanctionner de sa collaboration immédiate, l'enfantement d'un être humain ? Ceci est le mystère réservé à la foi, mystère qui place l'homme très haut sur l'échelle de l'être, il en fait le substitut de Dieu sur la terre. Mais en quoi, d'autre part, la préexistence des âmes, peut-elle nuire, à la gloire, à la sainteté et à la toute puissance créatrice de Dieu ? Nous laissons le soin d'en discuter aux docteurs des théologies officielles, partisans, les uns de l'ani­mation immédiate, les autres de l'animation à retar- dément. Nous, nous inclinons notre intellect devant le Créateur ; seul il a fait la vie parce qu'il en est la source, nul ne connaît le secret de ses desseins et les modalités de ses réalisations. Pour éviter toute erreur et toute divagation inop­portune sur le contenu de ce chapitre dont beaucoup de passages sont des gloses greffées sur la tradition primitive, nous répéterons ici, ce que nous avons dit plus haut sous une autre forme : la Gnose et la mystique chrétienne, basées sur l'enseignement du Sublime Nazaréen, compendium le plus absolu de la vérité philosophique et révélée, ont pour but de rendre inutile le cycle des renaissances, car elles conduisent à la sainteté et la sainteté est le prodrome de la béatitude. Quel sort est réservé à ceux qui se refusent à devenir des saints, des fils du Très-Haut ? Ceci, encore, est le secret de Dieu et, peut-être des prédestinés. VII PREMIERES CONSEQUENCES Quelles conclusions pouvons-nous tirer de ce premier et rapide coup d'œil sur la tradition ? Elles se présentent en foule à notre intelligence éclairée par nos méditations antérieures, logiques, et, entraî­nantes par leur certitude, engendrées du consente­ment unanime des génies qui les ont proférées au début des civilisations. En voici quelques-unes, en bref, dont la base s'appuie plus particulièrement sur notre examen ; les autres s'imposeront d'elles-mêmes aux réflexions sincères : L'être humain, avec sa personnalité, est émané de Dieu ; c'est une créature limitée, parce que vouée au devenir, donc contingente mais immortelle. Le lieu de son origine et celui de sa .fin, ou, plutôt ses états originel et final, compte tenu des intégra­tions réalisées au cours de l'évolution, se confondent; issu du monde divin, il doit s'y réintégrer. Pendant son existence visible, l'esprit n'est affecté, au sens propre du terme, ni par la naissance, 87 ni par la mort de l'individu dont il constitue lacohésion. - Après la mort de l'individu la personne continue son évolution dans une autre stase, incognoscible à notre science actuelle. Toutes les facultés émanent de la personne ou sont informées par elle, mais paraissent inhérentes à l'in­dividu, notamment la liberté dont le rôle caractérise l'activité consciente. L'individu apparaît donc auto-nome dans la. mesure de la liberté engendrée par la personne. Quant à; l'hypostase, en elle-même, elle est soumise aux lois de la création, elle ne peut s'y soustraire et doit évoluer dans les lisières vitales par des moyens qu'elle détermine et confie à l'exé­cution de l'individu. Selon les moyens choisis, l'individu entraîne le composé humain vers le bien ou le mal, l'harmonie ou le désordre, la perfection ou la médiocrité. L'esprit et la personne en subissent le contre-coup dans leurs étapes successives ; suivant le cas, ils renforcent ou affaiblissent leur cohésion, précipitent ou retardent leur réintégration, c'est-à-dire la perfec­tion suprême dévolue à leur essence particulière. Enfin, dans l'évolution maléficiante, plus haut dépeinte, l'hypostase apparaît susceptible, non pas de transformer radicalement son essence, celle-ci dépend de Dieu, mais d'opérer un renversement de toutes les facultés vers un but étranger à sa norme primitive qui privera l'esprit de l'activité béatifique à laquelle il était destiné. * * * II est inutile de commenter ces propositions, elles s'infèrent très nettement de l'argumentation tradi­tionnelle, s'appuient sur toutes les révélations con­nues, la raison elle-même les profère et les souligne lorsqu'elle est illuminée par la foi, son plus ferme soutien. De leur ensemble se dégage la théorie déjà entrevue, seule capable de jeter un jour nouveau sur les systèmes philosophiques et religieux, ou, plutôt, de les ramener aux conceptions véridiques dont ils n'auraient jamais dû se détourner. Pour plus de clarté, résumons. Avant la naissance d'un homme, il n'y a point de composé spécifique­ment humain, mais des éléments situés à divers échelons de l'être universel et susceptibles de se lier, sous une forme appropriée, selon un dosage spécial, pour constituer un individu. Leur liaison s'effectue en vertu d'une excitation extérieure, néces­sitée, suivant la règle des affinités, par les lois de la génération, c'est-à-dire par l'activité interne de cette force plastique appelée nature naturante par les ésotéristes, et qui est la manifestation spontanée de Dieu. Cette liaison se réalise donc, sinon en dehors de tout acte positif, du moins sans la volonté déter­minante des éléments envisagés, même spirituels. Après la naissance et tout au long de l'existence, un individu apparaît, évolue et se développe. A la mort, il n'y a plus d'individu, plus d'homme en un mot, mais, d'un côté, le résidu individuel qui se désagrège progressivement, dans le visible et l'invi­sible ; de l'autre l'hypostase qui opère une transmu­tation sur un autre cycle vital, toujours sous l'influx de l'appel divin. En cette nouvelle phase, en raison de sa responsabilité, elle est suivie par ses réalisa­tions : pensées, gestes, actes et leurs résultats pas­sionnels, intellectuels et moraux, par la laideur où la beauté dont elle fut l'instigatrice ; elle en est revêtue comme d'une robe nuptiale ou une tunique de Nessus, comme d'une trame indestructible sur laquelle se tisse le nouveau circuit de son évolution. Or, ces propositions et cette théorie peuvent, nous en avons la preuve sans cesse renouvelée, être consi­dérées comme purement hypothétiques par les intelligences non averties qui, sont majorité parmi les hommes. Pourquoi cette défaillance, souvent taxée de ' grandeur d'âme et regardée comme le sommet de la raison ? Parce que, plongés dans l'espace et dans le temps, corrélatifs à notre nature humaine actuelle, involués dans la matière, il nous est difficile de voir, de sentir et de prouver ce qui leur est transcendant. Et pourtant, ces propositions sont l'essence- même de la tradition. Si nous voulons descendre dans les replis de notre être, nous pouvons, avec de la sin­cérité, en constater, à chaque instant, le bien-fondé et les répercussions. En effet, nous le sentons avec la.dernière évidence, nous n'avons aucune initiative ni aucune liberté dans notre naissance ou notre mort ; nous ne sommes pas des êtres « a se » et nécessaires, nous évoluons dans le relatif et non dans l'absolu ; mais, nous ne sommes pas davantage des produits évanescents d'une copulation matérielle, la pensée qui vibre en nous, nous en rend témoignage. Nous délimitons notre individualité avec rigueur et nous ressentons constamment la présence active et unificatrice de l'hypostase qui fait de notre existence terrestre un tout homogène et cohérent. Certes, les métempsycosistes ne pourront découvrir en eux aucun point de repère pour identifier la préexistence éventuelle de leur esprit et apprécier ses acquis antérieurs, car la mémoire des faits et gestes de l'individu repose sur une assise physique, apanage des âmes et des corps et s'est évanouie avec eux. Mais l'attitude psychologique, intellec­tuelle et morale des autres individus de leur entou­rage, leur prouvera surabondamment, comme à tous du reste, qu'il y a une échelle des valeurs, résultats des évolutions et d'une volonté dirigée vers le bien spirituel. Il y a mieux encore, dans les tréfonds de notre conscience, nous percevons, confusément d'abord, avec une acuité croissante ensuite, un appétit d'éternité et d'infini, symbole de notre origine, pressentiment de notre fin dernière qui ne peut être trompeur, sous peine de détruire irrémé­diablement l'édifice, si douloureusement construit, de notre moi. D'autre part, notre raison elle-même 90 s'insurge, avec la sensibilité pour soutien et l'enten­dement comme phare, contre le néant intégral : ce qui est ne peut s'annihiler ; l'idée de l'être et sa substance sont éternelles ; parce qu'elles résident en Dieu et que l'homme, dans sa relativité, procède de Dieu. Toute cette argumentation, basée, peut-on dire, sur les phénomènes introspectifs, est-elle caduque parce que consécutive à des illusions, à un envoûte­ment collectif des foules ignorantes qui perdure au bénéfice des intellects astucieux dont la domination veut s'affirmer, dont le règne est suspendu à une crédulité irrationnelle ? Non pas, si nous mettions à l'écart la foi et la révélation, si nous rejetions la vision intuitive comme songe-creux, nous pourrions encore, à la lumière traditionnelle, refaire le calcul de Pascal avec un maximum de certitude. En effet, toute proposition, surtout lorsqu'elle concerne la métaphysique et la théologie, toute proposition qui s'appuie sur un axiome, voire un postulat, du testa­ment à nous transmis par l'ensemble du génie hu­main, doit être réputée véridique. Cette preuve est bafouée de nos jours, par une génération qui se croîtr grande, forte et illuminée par la vulgarisation mal digérée des sciences expérimentales, elle est surtout infatuée d'elle-même. Cette preuve, c'est le « Certitudinis critérium de consensu generis humani » de St Thomas, et le genre humain n'est pas repré­senté par la fouler ou les savants spécialisés, mais par les génies esprits synthétiques qui voient et profèrent le divin contenu dans le monde des idées et des phénomènes, lorsque les autres adaptent ou domestiquent. Raisonnons encore. La tradition nous a légué la quintessence de la pensée humaine ; il faut croire ou nier et, alors, accuser de folie et d'hallucination l'immense majorité des hommes qui, guidés par les fondateurs de religions et de sociétés, ont cru. Certes, Moïse ou Mahomet, Manou, Zoroastre ou les Sem-notées ont pu se tromper et inciter leurs adeptes à une croyance fallacieuse. Mais leur réunion dans une affirmation toujours identique vaut un concile œcuménique et vous convainc de faux lorsque vous croyez à l'encontre de leurs concepts communs. Ne parlons pas de Jésus qui, Verbe de Dieu, est venu corroborer de sa parole les formules ancestrales. L'homme vient de Dieu, il y retourne ; pendant son pèlerinage évolutif, il laisse à la terre et aux gouffres insondables de l'éther son corps et son âme, mais son esprit dégagé de tout lien matériel s'enrobe d'éternité et de béatitude. Voilà la thèse fixçe depuis des millénaires, par une certaine raison appuyée et complétée par la foi. Vous niez ? L'antithèse est exactement le contraire ! Quel bénéfice en avez-vous? D'être dans la vérité et la logique. — En êtes-vous sûrs et prouverez-vous expérimentalement que 93 l'homme est un « lusus naturœ », un "produit des affinités chimiques, un prolongement des organisa­tions animales ? Essayez seulement de démontrer que la pensée est une sécrétion du cerveau et vous verrez surgir les difficultés. Qui, du reste, parmi les négateurs, osera, non pas sacrifier sa vie, ce qui serait absurde en l'occurrence, mais accepter la souf­france et le mépris ou l'exil, pour étayer sa croyance à la mort totale ? Voyez cependant du côté de l'affirmation, la foule des persécutés et des martyrs et, par la voix de la douleur et du sang répandu, jugez de la valeur des opinions contradictoires. Ce n'est rien encore. Le croyant, c'est certain, par sa raison, son intellect et son expérience des choses sensibles ne sait rien de plus que vous, il est aveugle sur le plan spirituel tout autant que vous et pour­tant il croit, car il fait appel à l'entendement, à l'intuition et à la volonté, car il fait appel à l'amour. — Il se laisse emporter par des rêves opiacés. — Rêves ou réalités, vous prononcez contre lui un jugement téméraire et vous n'avez même pas, malgré votre conviction, votre raison pour vous, elle est impuissante dans une atmosphère où la lumière est reflétée d'en haut. Vous vous laissez, à votre tour, emporter par vos sentiments instinctifs, ce qu'il y a de moins noble en vous. Vous croyez avoir raison, lui, de même. Que perd-il -s'il a tort ? Rien. Vous ne gagnez pas davantage, sinon la satisfaction illusoire d'avoir vécu quelques jouissances dont il ne vous, reste rien, à part le regret de les aban­donner à jamais. Le croyant aura la satisfaction, ou l'illusion, si tel est votre avis, d'entrer dans un bon­heur infini en étendue comme en intensité et l'étrein­te de la mort en sera moins cruelle, les affres de la dernière heure seront, pour lui, pleines de lumiè­re. Ceci vaut bien cela. Ce n'est pas parce que vous aurez eu raison que vous serez plus avancé à la porte du néant. Pourquoi dès lors, rejeter l'enseignement tradition­nel au nom d'une raison débile, obscurée par des sens plus ou moins trompeurs ? Pourquoi le récuser comme base de notre conduite et d'une éthique sus­ceptible de rendre la vie "belle et digne d'être vécue ? La simplicité et la clarté de la tradition l'apparentent à la mathématique des nombres qualitatifs ; sa précision en fait l'égale des sciences les plus expéri­mentales, sur un plan subtil, moins inconsistant que les mirages sensoriels. Toutes les philosophies spiri-tualistes et toutes les religions se sont édifiées sur lui. Examinons, par exemple, les dogmes des confessions chrétiennes, pour ne pas parler des autres. L'âme n'est-elle pas l'hypostase consciente ? D'où vient la doctrine des récompenses et des châtiments futurs, si elle n'a pas son origine dans l'évolution consé­cutive à la mort des individus, si la responsabilité n'a pas son siège dans la personne immortelle ? Et la béatitude n'est-elle pas le souffle de l'au-delà dans notre matière transitoire ? Mais les hommes ont jeté le voile de leur imagination sensible sur les expressions métaphysiques et l'erreur s'est glissée dans la pure conception originelle. Considérons une chose avec attention : les propo­sitions énoncées d'autre part, dans leur thème suc­cinct, accomplissent l'homme ; elles l'obligent à poursuivre sans arrêt le point idéal et culminant de sa vie. Elles suscitent en lui une explosion de gnose, irréfutables aux yeux de l'intuition, elles créent de la beauté vivante, cadre d'une noble esthétique, elles ouvrent la voie sur la perspective du Bien suprême, vers lequel notre corps et notre âme sont impuissants à nous conduire. VIII PROGRESSION Avec ces considérations, avons-nous épuisé toute la substance de la tradition ? Non, elle est encyclo­pédique. Si nous voulions la sonder en tous ses replis, nous y trouverions le rudiment et la mesure de la science universelle, toutes les règles et les principes capables de nous guider de notre naissance à notre mort et jusque dans l'au-delà du cycle nominal. — II n'y a rien de nouveau sous le soleil, disaient les anciens. Ils avaient raison, et la réminiscence plato­nicienne, n'est pas aussi sotte qu'on veut le laisser croire. Aucune idée, d'apparence moderne, ne nous est venue, sans avoir été triturée sous tous ses aspects dans le secret des temples de l'Inde, de l'Egypte et de la Grèce, dans les sanctuaires hypèthres des forêts hyperboréennes. Les découvertes les plus sensation­nelles, nonobstant l'orgueilleuse conviction de nos savants, étaient, sinon actualisées, du moins en incubation dans les principes de la science sacrée des périodes révolues ; c'est la queste de ces principes, souvent perdus, qui a mis nos intuitifs sur la voie des réalisations. Ceci n'est pas une simple gageure, il 97 suffit, d'ouvrir certains livres antiques, et d'étudier les monuments en ruines des 'civilisations disparues, pour en avoir la preuve. Mais nos hommes actuels considèrent ces vestiges vénérables et symboliques comme la vêture des superstitions, sans penser que la superstition est la survivance d'une coutume ou d'un rite dont la clef n'existe plus, Or, pour suivre et retrouver la filière complète il faudrait scruter et interpréter cent volumes abscons et disposer d'un temps dont la vie est avare. C'est pourquoi il faut nous contenter d'y jeter un coup d'œil, nous arrêter aux vérités primordiales et laisser dans l'ombre tout ce qui concerne les sciences expérimentales. Tout d'abord, en compulsant et rapprochant les textes, nous apercevons une vérité essentielle, basi­que : dans le Cosmos, il n'y a rien de surnaturel, l'ensemble des choses et des êtres dérivés se déve­loppent normalement dans le cadre de la nature. La tradition, en effet, à l'origine des cycles existen­tiels nous montre, sous une forme adaptée au génie des races, le geste créateur de Dieu, interne à sa pensée. Ce geste, avant son prolongement, émane d'abord les archétypes, les souches spécifiques, ipséités radicales, dont la conscience sans différen­ciation est, pour ainsi dire, collective ; c'est la nature naturante, active et passive à la fois, source de toutes les manifestations divines visibles ou invisibles. Sur ce thème idéal, l'extériorisation se greffe et la nature volitive; intellectuelle et psychique appa­raît ; elle est toute activité, et l'homme en est actuel­lement, dans notre sphère, le plus haut échelon. Corrélativement est engendrée la nature naturée, passive, carcasse et -soutien de l'univers. phéno­ménal. Nous voici donc en présence de trois plans, ou, plutôt, de trois mondes distincts : le monde des essences, celui des formes, celui de la cristallisation ou monde ' de l'individuation. Ces trois mondes forment un tout harmonieusement conjugué, à l'intérieur duquel les êtres et les phénomènes évo­luent et se déclenchent selon des lois connues ou inconnues, mais immuables, car elles sont la pure expression de la pensée divine, là norme de son activité. Elles agissent donc toujours dans le même sens et sans dérogation possible. Elles constituent le schéma intelligible de la création, s'appliquent, dans leur zone respective, à la volonté et à la liberté, à la raison et à l'intelligence, comme à la matière, organique ou non. Elles engendrent un déterminisme, abstrait, en quelque sorte, et transcendantal, au sein duquel la liberté absolue s'épanouit sans heurt et sans contradiction, car l'être conscient est totale­ment libre de ses comportements, à l'instar du passager sur le navire qui l'emporte d'escale en escale. Le déterminisme affecte l'être et la vie, le libre arbitre agit sur les modalités. Il y a donc deux séries phénoménales qui gravitent autour d'un axe commun, elles se mêlent et se séparent, se con­fondent et se distinguent, réagissent l'une sur l'autre, sans jamais se contredire ou se nier, toutes deux suivant les incidences de leur action réelle et nécessaire, idéale et contingente. En un mot, ce sont deux 98 parallèles qui se rencontreront et fusionneront dans l'harmonie de la gloire et de la béatitude divines. Mais l'homme voit tantôt l'une, tantôt l'autre des deux séries et, superficiel, ne sait plus s'il est libre ou déterminé, prédestiné ou condamné. La conséquence est celle indiquée tout à l'heure : l'évolution générale des êtres engendrés se déroule dans le plan préétabli de la création et ne peut être troublée, en apparence et pour nous seulement, que par le choix de certains moyens de réalisation, conçus et exécutés sur la trame de l'espace et du temps. Il n'y a point de miracles dans l'univers, et, pourtant, on parle avec raison du miracle. Celui-ci est un fait essentiellement humain ; il nous paraît surnaturel, parce qu'il exige la présence de condi­tions rarement actualisées et, de ce fait, indéfinies ou inconnues. Mais si la foule ignore, le thaumaturge sait et celui dont l'intuition est en1 contact direct avec l'universel. La résurrection d'un individu, par exemple, est aussi naturelle que sa mort, mais la première fait appel à la norme supérieure dont la loi naturelle qui régit la seconde est un corollaire ou un succédané. Qui voudra réfléchir, comprendra. Mettons-nous sur la voie sans nous occuper des matérialistes. L'âme humaine, dans sa subtilité, n'est pas proprement organique et, cependant, qui pourrait nier qu'elle ne vive ? Si elle vit, elle respire et se nourrit ; il existe donc un fluide plus ténu que l'atmosphère gazeuse de notre planète, dans lequel elle subsiste et, évolue. Ce fluide est le domaine naturel des faits et phénomènes réputés surnaturels. II en est de même pour l'esprit. Or, si nous rejetons le surnaturel, si nous considérons les trois mondes dont nous avons parlé, dans leur interpénétration réciproque, dans leur prolongement mutuel, nous arrivons au concept de l'unité cachée sous le voile de la diversité intellectuelle et sensible. Nous nous fixons ainsi dans la logique irréfutable de l'ontologie dont la règle est la réduction à l'unité. Employons ici la syllogistique d'Aristote, corro­borée par la maïeutique de Socrate : Le monde des idées et des essences, la nature natu-rante, est, certes, inintelligible en son principe et dans les qualités inhérentes à sa substance idéale, mais il tombe sous nos catégories à travers ses manifesta­tions extrinsèques, c'est-à-dire, dans les actualisa­tions dont il est la matrice. Ainsi, Dieu, en lui-même, est inconnaissable et nous le connaissons seulement dans la création, car tout effet suppose un rapport immédiat entre lui et sa cause. Or, tout rapport est intelligible puisque l'intellect est précisément la faculté de saisir les rapports. Si, donc, nous partons des effets pour arriver à une science a posteriori des causes et, de celles-ci, inférer la réalité de la cause des causes, nous pénétrons au sein de l'unité, sous les auspices de la tradition et, du même coup, nous sommes en possession du thème de nos origines ; tout repose en effet sur l'unité essentielle de l'être et des êtres. Alors comme nous l'avons dit déjà, il nous sera facile d'en déduire le thème correspondant de notre eschatologie et de nouer un lien infrangible 100 entre les deux. Le fil d'Ariane sera entre nos mains et nous ne pourrons plus errer dans le-labyrinthe des superstitions : Nobis, datum est nosse mysterium regni Dei. * * * De l'homme, individu et personne, c'est-à-dire du concret et du particulier, nous avons progressé vers le général et l'abstrait, vers l'universel, comme nous le pouvions pressentir il y a un instant. De la tradi­tion, en effet, on peut et l'on doit tout déduire, car elle contient en germe et en substance, la totalité des connaissances dont nous pouvons, à juste titre, nous enorgueillir. Nous y trouvons d'abord un enseignement doc­trinal : religion et gnose, philosophie et science. Une synthèse éthique, ensuite : morale individuelle et collective, une sociologie, raccourci constitutionnel pour les peuples et les races. Une esthétique enfin, car le culte de la beauté, c'est l'unité infusée dans la diversité des formes. Voyons, d'un regard, ces trois points de vue qui résument tout ce que nous pouvons comprendre, admirer et désirer, en un mot, aimer : le vrai, le beau et le bien. A la base de la doctrine traditionnelle se trouvent l'être et la vie, c'est-à-dire, l'essence universelle et l'existence dont toute la création est imprégnée. Mais une place spéciale est réservée à l'homme qui participe intégralement par sa conscience à ce principe suprême, sous le couvert de sa limite spatiale et temporelle, sous le rapport de sa relativité individuelle. Cette base nous introduit de pl4in pied dans la métaphysique, science de l'absolu, de l'être en soi, science qui met son sceau sur tous-les axio­mes et les théorèmes de la psychologie et de la théo-dicée, éclaire le fondement religieux inné en cha­cun de nous et détermine l'orientation de toutes les sciences spéculatives dont l'esprit doit se nourrir, sous peine de s'anémier. Et, c'est ici où les contempteurs s'insurgent, rejettent la métaphysique comme une science sans contenu accessible à leur intelli­gence amputée des apports spirituels. C'est ici, où ils nient la tradition, car pour eux : être, vie, essence sont des muscles et du sang, des résultantes de la matière ; la pensée, la somme des fonctions physio­logiques ; l'infini, l'absolu, l'esprit, des phantasmes sans consistance, extérieurs et adventices. Ils ne se sont jamais repliés sur eux-mêmes où ils auraient rencontré cette prétendue fantasmagorie, gravée par un ciseau magistral, puissance inhérente à leur conscience, levier des idées qui surgissent dans leur cerveau obscure. Mais passons, tout en notant une réflexion essentielle pour les esprits méditatifs : la métaphysique est la sagesse et l'épanouissement d'une culture, elle élève la pensée et, d'une certaine manière, la sanctifie ; elle met un frein aux instincts et aux passions, de la mesure et de la noblesse dans le comportement humain et, par là, se répercute dans l'éthique. La décadence d'une société naît le jour même où la métaphysique, reléguée sur le plan des chimères, cesse de présider à la formation des 103 consciences et des intellects, où ce soin est laissé à la' dissonance des opinions idéologiques et matéria­listes. Par la morale, la tradition nous guidé vers le per­fectionnement de l'individu, grâce à l'effort rationnel de la personnalité sur la matière et nous incite au respect des individus placés sur^ notre route. Elle nous dicte les moyens adéquats de mettre notre conduite en harmonie avec la doctrine métaphysique. Du reste, non contente de légiférer sur le particulier, elle se hausse au général et greffe sur la morale indi­viduelle un plan sociologique, source des constitu­tions, dans lequel la liberté principielle sera égale pour tous et qui dictera les principes directeurs dont l'application doit conduire les individus à leur fin respective dans la fraternité universelle, la justice et l'équité. Une société est une réunion d'individus groupés par les affinités raciales, géographiques, historiques, intellectuelles et morales ; c'est une communion dans un même idéal, consolidé matériel­lement par la communauté des intérêts. A première vue, déduction gratuite, l'histoire sem­ble attribuer à la tradition l'établissement des castes. Lisez Plutarque, historien à sa manière de la tra­dition hellénique, vous y verrez des philosophes comme Socrate, des orateurs comme Démosthène, des législateurs comme Lycurge et Solon, des guerriers comme Miltiade, sortir de leur studieuse retraite pour accomplir de grandes choses et rentrer dans "leur silence civique, leur mission terminée. Voilà la voie traditionnelle. La caste est le produit du népotisme et des égoïsmes de la consanguinité. La caste sacerdotale des religions primitives est une nécessité de la conservation intégrale et correcte des rites et des dogmes ; les dynasties étaient théo-cratiques et chaperonnées par le sacerdoce. La cor­ruption des principes a déclenché les privilèges et lés injustices. Telle est la vérité. Quant à la tradition,-malgré des interpoliations intéressées et relative­ment récentes, elle est l'expression de la justice. Elle tient compte de la faiblesse ou du génie des indi­vidus, elle est bâtie sur l'essence et ne commet pas d'abus, ne les entérine pas, elle éveille les hommes et se refuse à les mettre sous le boisseau. Par l'esthétique, nous apprenons à considérer les formes changeantes et périssables sous l'angle universel de l'éternité. Nous relions ainsi la beauté créée à la Beauté infinie, dans le sein de la vérité unique et de la suprême Bonté. Le Beau, n'est-ce pas la forme de Dieu, infusée dans la créature consciente par l'acte créateur ? La tradition le discerne et l'exalte ; elle donne le moyen, non seulement de le comprendre, la raison de l'admirer, mais encore de le réaliser dans les instincts policés, dans les passions clarifiées, dans les attitudes du corps et de l'intelligence, dans les désirs et les gestes de la volonté. Ainsi, la tradition ne laisse rien au hasard, c'est un phare placé à l'orée des civilisations pour nous montrer la droite voie. Recueillie pieusement dans les livres sacrés de tous les peuples, elle est toujours là, sous nos yeux, il suffit de la regarder en face pour saisir aussitôt son étonnante simplicité et sa véracité indubitable. Mais l'orgueil humain et la volonté de domination ont jeté un voile funèbre sur les textes. L'égoïsme, doublé d'une imagination déréglée et d'une intelligence pervertie, a progres­sivement inspiré aux rapaces des conceptions mor­bides et ravalé la pure doctrine à un particularisme éhonté au bénéfice d'un homme, d'un clan ovl d'une élite sans vergogne. Sur la liberté on a bâti l'escla­vage et le prolétariat ; on a noyé l'égalité sous le flot montant des privilèges et sur la fraternité universelle on a instauré, d'un côté et de l'autre, des compartiments sociaux, la lutte impie des classes et, cela, depuis des millénaires. Le résultat ? Nous le voyons aujourd'hui dans toute sa doulou­reuse ampleur. L'intelligence dévoyée est en régres­sion continue dans la masse populaire ; la raison aux abois n'enfante plus que sophismes ; les volontés détendues sont emportées dans tous les remous des opinions contradictoires ; les passions s'exas­pèrent, les instincts sont soigneusement cultivés jusqu'à l'hypertrophie et le monde tout entier est un champ de bataille. IX ESSAI CONSTRUCTIF Le désordre dont nous venons de retracer un simple linéament, est, comme tout le mal du reste, une désharmonie essentielle déclenchée -dans la création par le fait des hommes, insoucieux de conserver les principes révélés, ou redécouverts -par le génie et consignés dans la tradition. Pour le juguler et rétablir la consonance originelle nous avons, à maintes reprises déjà, préconisé le retour à la pureté primitive des enseignements ances-traux. Dans les concepts traditionnels et par leur application stricte à la conduite des individus, se trouve le seul remède efficace contre la décadence, morale et sociale, qui détruit les assises même des communautés humaines et dresse les citoyens les uns contre les autres. Sans ce retour brusqué à la vieille métaphysique, aujourd'hui corrompue quand elle n'est pas niée, la chute vers les abîmes de la barbarie et de l'animalité sera de plus en plus rapide et rien, bientôt, ne pourra plus la freiner. Il faut 107 balayer sans pitié, des intelligences et des volontés,l'idéologie matérialiste et positiviste, réduire àl'impuissance les agnosticismes et donner auxsceptiques un terrain «olidcpour asseoir leur croyanceretrouvée. Tous ces systèmes délétères^ empreintsde facilité, se sont installés trop longtemps dansnos écoles et dans nos mœurs ; ils ont engendré unecertaine paresse intellectuelle, répercutée peu à peudans l'effort des générations, instaurant un monismede bas.aloi, figé dans le sensible, dans l'immédiatde la sensation, en un mot dans l’appétitiion pas­sionnelle et sans aucune échappée vers l'avenirspirituel. II faut donner des .ailes ?aux générations qui viennent, les dégager du labyrinthe compliqué de la matière. Ce sera un rude travail, hérissé de difficultés et de longue haleine, car, imposer aux sociétés con­temporaines des doctrines venues des tréfonds tra­ditionnels, leur apparaîtra comme un soumet pour leurs théories orgueilleuses, appuyées sur la fausse idée d'un progrès indéfini et constant, réalisé en dehors de toutes les données historiques. Le passage de la spéculation à la pratique sera, sans aucun douté, plus douloureux encore, puisqu'il faudra, après avoir démontré l'inanité de certains buts désespérément poursuivis, détourner les hommes de l'impasse dans laquelle la civilisation moderne s'est fourvoyée. Essayons, cependant, de raisonner et de construire sur les thèmes spéculatifs jusqu'ici étudiés. L'homme repose sur un, triple plan : corps, âme et esprit. Pour réaliser l'idéal traditionnel,, jl faut donner satisfaction à chacune des parties constitu­tives, assurer le jeu harmonieux de l'ensemble, il faut, à travers le corps et l'âme, établir la pri­mauté de la personne spirituelle, dans la cohésion, parfaite de l'individu. A ce prix seulement, la* fin essentielle de l'humanité pourra être atteinte. Toute réalisation qui négligera un élément du problème ne peut être suivie, elle est entachée d'erreur et de partialité. Dans, tout composé, la première condition d'équi­libre, c'est l'harmonisation totale des parties. Celle-ci, sur le plan existentiel et vital, s'appelle le bien-être. Or, l'homme construit sur un ternaire effectif, est double seulement en son ipséité compo­site, car deux de ses éléments sont d'ordre matériel : le corps et l'âme, le troisième relevant du règne spirituel. Le bien-être doit donc être double lui aussi et il se . divise, en effet, en bien-être physique ou matériel et en bien-être hyperphysique ou spirituel, selon l'expression de Wronski. La coexistence de ces deux biens au sein d'un même individu, se conçoit sans effort. Donner au corps le confort nécessaire pour assurer le jeu normal de tous ses organes, puis, sur cette base solide, développer l'intelligence, la raison et la volonté, tel est le problème à résoudre, il n'offre aucune donnée contradictoire. La poursuite de ce double idéal dont les volets sont, pour ainsi dire, corrélatifs et s'unissent, voilà les buts positifs de l'humanité militante. - Malheureusement, les intérêts matériels sont par définition et destination, relatifs aux individus ; comme tels, ils s'opposent les uns aux autres, évo­luent sur le terrain du particularisme et le travail des législateurs se trouve singulièrement compliqué par la nécessité de les mettre en accord. C'est pourquoi les divers intérêts matériels doivent être pesés, mesurés et conjugués au sein d'une organi­sation adéquate dont le fondement est une justice, assez souple pour réserver la liberté, assez ferme pour éloigner les empiétements de l'égoïsme et de la force brutale. Voilà, en quelques mots, l'origine des états et des nations, la source première des principes constitutionnels, sociaux et juridiques, du pouvoir civil qui dispose de la contrainte pour établir l'équilibre et dont les assises et la juridiction seront examinées d'autre part. Les constitutions régissent le droit de chacun au bien-être physique et le limite dans les incidences des droits d'autrui. Quant aux intérêts immatériels, ils tombent sous le coup de la même loi, mais dans un angle différent. Ici, en effet, point n'est besoin d'une coercition matérielle, une règle morale suffit et cette règle, c'est l'éthique, c'est-à-dire la science des mœurs pures, des intentions droites, des croyan­ces libérales ; c'est l'Eglise universelle ou, plutôt, la religion dans son sens le plus large et le plus-complet. Tel est le but négatif sans lequel toute commu­nauté sociale est un leurre et sert de tremplin aux appétits des forts. Ainsi, pour réaliser la tradition dans la vie active de l'humanité, il faut mettre sous les yeux des peu­ples le but à atteindre et les contraindre par la persuasion et par une information. séculaire à le poursuivre jusqu'à l'obtention individuelle. La masse, spiritualisée en son for intérieur, donnera à la société tout son relief dans la paix extérieure, complément inévitable de la paix intérieure. Com­ment opérer ? En groupant tous les citoyens dans l'état idéal, gardien de la justice et de l'équité, dans une église, apôtre de la morale et de la religion universelle. Atteindrons-nous, par ce fait, la fin suprême énoncée par la tradition ? Nous serons seulement sur le sentier, car tous ces buts et ces organisations ne sont que des moyens, des instruments ou des voies d'accès. Tout ceci est conçu, construit et utilisé par notre raison humaine en vue de déve­lopper notre essor sous la coupole spatiale et tempo­relle avec un maximum d'efficacité ; la nécessité en est absolue dans notre stase actuelle, tous les organismes sociaux et religieux doivent en assurer le libre usage à chaque individu, sinon, ils manquent aux plus sacrés de leurs devoirs ; mais nous sommes loin encore de ce que nous pouvons légitimement 111 entrevoir. Si nous tendons notre effort vers ces buts divers, nous affermissons notre corps et nos sens, nous enrichissons notre intelligence, nous corro­borons notre volonté dans le bien relatif, nous vivons, en un mot, dans une noblesse qui a son prix. Or, ne le perdons pas de vue, notre stage humain est un point minuscule dans notre évolution totale. Nous avons, en effet, un but final qui, pour le moment, apparaît excentrique à notre individualité et, comme tel, est situé en dehors de nous. C'est à ce point suprême qu'il faut parvenir. Il ne suffit pas de dégrossir avec plus ou moins de bonheur, le bloc, grossier à l'origine, de notre individu, il faut sculpter la merveilleuse statue, cachée sous la gangue grani­tique et seule digne d'orner les parvis du .saint des saints. Dans le premier travail, la raison et le juge­ment sont compétents, ils remplacent le maillet et le ciseau du sculpteur. Pour le second, il faut d'autres outils et ceux-ci ne peuvent nous échoir sans une culture intensive de notre conscience véri­table. Notre raison nous maintient presque inexora­blement dans le champ de l'existence visible ; par notre conscience, au contraire, nous échappons à l'emprise matérielle et nous allons jusqu'au seuil de l'Absolu, nous dépassons notre réalité apparente pour nous placer au centre même de la réalité trans-cendantale, immanente à notre hypostase spirituelle, de l'existence transitoire nous passons à l'immor­talité. L'immortalité est le but final fixé à l'homme par toutes les Ecritures, il doit être recherché nonobs­tant toute considération extérieure, au péril de l'individu, car le Christ, Verbe auguste caché sous toutes les révélations, nous a légué cette parole pro­fonde : « Celui qui aime son âme la perdra ». C'est ' donc dans l'émancipation de la conscience en dehors du cycle matériel que réside le suprême enseigne­ment traditionnel ; il ressortit à l'Eglise, au minis­tère doctrinal et l'Etat n'a aucun pouvoir d'y jeter un regard, encore moins de le paralyser. Après ce que nous avons dit d'autre part, de la conscience, de son essence et de son rôle, nous ne voulons pas nous arrêter sur ce thème, nous en livrons le contenu à la sagacité des hommes de bonne volonté. Tous les penseurs, du reste, con­naissent la signification du mot conscience et savent par quels moyens ils doivent conquérir cette faculté maîtresse, la stabiliser et la magnifier. Ils savent encore, comment la conscience, éveillée sur le plan spirituel, les conduira en dehors du cercle instinctif et passionnel, plus haut que la région intellectuelle et leur permettra de réaliser toutes les potentialités encloses sous le vêtement individuel. Nous allons toutefois continuer notre examen et considérer les bases de l'éducation et de l'enseigne­ment traditionnels, le principe premier de l'huma­nisme philosophique et religieux, sans lequel aucun individu et surtout l'élite, où se recrutent les chefs, ne peuvent se flatter d'être dans la voie droite. Tout chef, en effet, qui ferait profession de mécon­naître ce problème et tracerait des actes sans en avoir constamment les données et la solution sous les yeux, faillirait à sa fonction et ne serait plus que l'homme de l'ignorance, du bon plaisir et de l'égoïsme. DROIT ET DEVOIR Tout à l'heure nous avons indiqué d'un trait, com­ment les constitutions entérinaient le droit des indi­vidus au bien-être et en réglaient l'épanouissement. Cette notion du droit est légitime, elle découle de l'essence même et de l'égalité principielle de chacune des cellules sociales. Mais elle est précaire, car elle peut être et elle a été, au cours des siècles, sans cesse remise en cause par le jeu des forces élémen­taires matérielles ou immatérielles qui se déchaînent sous les coups du destin, dans les péripéties de la lutte pour l'existence, forces qui sont souvent incar­nées en des hommes géniaux à leur façon, sembla­bles à des oiseaux de proie. Mais il est, dans le plus profond de la conscience humaine, une notion supérieure à celle du droit, c'est celle du devoir. Or, par une appréciation illo­gique et la transposition des valeurs, dans nos sociétés modernes, ce droit en est venu à primer le devoir, au moins dans les aspirations de la masse. X DROIT ET DEVOIR 115 C'est une aberration majeure. Sans doute, le droit et le devoir sont corrélatifs, ils s'engendrent mu­tuellement ; mais on peut les comparer, sur le ter­rain de la réalité, aux concepts métaphysiques de l'être et du non-être. De même que l'être est la raci­ne radicale d'une existence greffée sur le non-être, il en est ainsi du devoir vis-à-vis du droit. Le droit est relatif, donc négatif, en vertu de sa limite exté­rieure ; le droit est absolu, donc positif, car il n'a pas de limite dans le cadre de nos facultés réalisatrices. Le devoir est le pivot de toute société, le premier mot de l'humanisme qui, en passant par la longue filière des humanités, en devient le dernier. Comment cette notion s'est-elle éveillée dans la conscience humaine ? Penseurs, reportez-vous à l'aurore de votre formation spirituelle ! Lorsque vous avez voulu connaître la nature au sein de laquelle vous vous agitiez, vous vous êtes trouvés, de prime abord, tel un vermisseau en présence de l'infini. Mais vous aviez en vous l'entendement dominateur et la conscience en gestation et vous avez examiné la place et le rôle de ce vermisseau dans cette immensité, au milieu de ces forces d'appa­rence sans borne. Alors, trois questions ont fulguré au seuil de votre intelligence. Les voici : D'où vient l'homme ? Qu'est-ce que l'homme ? Où va l'homme ? D'où vient l'homme ? Mystère des origines. Si vous vous êtes arrêtés à l'acte générateur qui vous a donné votre corps et votre sensibilité, votre science est courte et vous ne savez rien. Vous pouvez tout au plus vous considérer comme un robot dont la spontanéité illusoire est un résultat mécanique des forces organisées de la matière. Vous êtes bien, pour votre raison, le roseau de Pascal et votre pensée va s'évanouir. Si vous avez sondé les arcanes traditionnels, un flot de lumière imma­culée vous a envahi. Vous savez que la nature malgré son aspect formidable et son éternité apparente, est un vassal, cabré parfois sous la main de son maître, un néant actualisé en présence de votre esprit. Vous savez que votre naissance à la chair est une porte obligatoire pour vous permettre de penser, de vouloir et d'agir, de prendre vos respon­sabilités. Vous savez que l'homme vient de Dieu par l'être vivant auquel il participe, avec toute sa conscience, dans toute son étendue. Ce que nous avons dit, ici et ailleurs, nous dispense d'insister sur un problème résolu, qu'aucune objection valable ne peut plus obscurer. Qu'est-ce que l'homme ? Mystère de la vie en ses incidences temporelles. Cette question est le prolé-gomène du « Gnothi Seauton » du père de la philo­sophie occidentale. Si l'homme vient de Dieu, la réponse pertinente est trouvée, il est un fils de Dieu, un dieu lui-même, un œlohim terrestre, un roi et il doit se conduire en roi, selon la norme spirituelle. Autant un roi, dans l'échelle sociale est supérieur à un esclave, au loqueteux parfois sans pensée ni réaction contre sa destinée, autant l'homme est 117 supérieur à la matière, aux éléments, aux animaux les mieux doués. A quoi doit-il sa supériorité ? A son organisme plus parfait, à sa sensibilité plus aiguë, à la manière dont il coordonne l'apport sen­soriel ? Non, mais à son esprit dont tout le res%e est un support momentané. L'homme est esprit, c'est le « Nous » de Platon ; il est pensée, c'est la « Noêsis » d'Aristote, il est unité dans sa diversité indivisible. Il est dans la nature et en dehors de la nature, il la surclasse d'infiniment plus haut que l'animal ne surclasse la plante et celle-ci le minéral. Entre les séries phénoménales il est un absolu et c'est lui qui donne un sens aux manifestations matérielles, qui synthétise dans l'unité de son entendement les lois inexorables du Cosmos et les élève jusqu'au seuil de la liberté. Mais l'homme n'est pas seulement pensée, il est aussi volonté. Or, le constructeur essentiel de l'hypostase n'est pas l'activité spontanée de la matière orga­nique, ni même celle de l'esprit, c'est l'effort volon­taire. La pensée pure, en effet, dans son essence immédiate est abstraite et spéculative, elle est comme indéterminée. La volonté, au .contraire, a traversé le stade de l'indéterminé, s'est illuminée dans ce passage, elle est devenue concrète, car elle ne peut avoir aucune réalité substantielle dans l'abstrait. L'homme est esprit parce qu'il est volonté et amour avant d'être science et gnose ; les secondes, du reste, reçoivent leur aiguillon et leur valeur des premières. L'homme est fils de Dieu et roi dans la nature parce qu'il peut vouloir, parce qu'il ne puisse pas son activité dans un pur mouvement mécanique, mais parce qu'il peut agir librement, avec toute sa conscience, opposer sa faiblesse à l'écrasement des forces .élémentaires et triompher de leur résistance. Où va l'homme ? Mystère de la mort et de la fin dernière. Tous les hommes le savent, nous allons à pas plus ou moins précipités vers la mort. Pour le matérialiste, la mort c'est la fin, la grande ténèbre de l'intégral néant ou plutôt, le creuset chaotique des affinités physiques où la matière, sans se lasser, prend de nouvelles formes sans aucun lien avec celles disparues, le lieu où la substance humaine tout entière deviendra le limon fécondant du renou­veau naturel, ou le sable stérile du désert sans verdu­re. Pour le dépositaire des traditions universelles la mort est autre chose. C'est un passage obscur et douloureux, peut-être, qui s'ouvre sur la lumière, l'utérus maternel.qui enfante à la vie purement spirituelle. C'est le rideau qui tombe sur la vision terrestre et la tragédie individuelle pour se lever sur la gloire hypostatique. Le « tout s'écoule (Panta Reî) » d'Heraclite, fondé sur le perpétuel devenir, prend, ici, un autre sens ; au lieu de s'accomplir selon la loi de la nature, il s'effectue' selon la norme divine. Il parcourt, en quelque sorte, le cycle hégélien sur les ailes de la pensée, il descend vers l'embouchure du fleuve vital, commune à tous les êtres créés, mais c'est pour retourner à sa source et s'y réinté­grer avec toutes les richesses et la puissance ramas­sées sur sa route. Ainsi, la vie concrète et individuelle 119 de l'homme n'a pas, comme on se plaît souvent à le dire, épuisé le devenir humain. Au contraire, elle le ' multiplie en intensité et l'exhausse vers une forme aussi concrète, mais plus noble, plus adéquate à l'essence de la conscience et plus véritablement réelle. — Car l'esprit, en tant qu'être, n'est pas une illusion, moins encore une abstraction, c'est l'affir­mation de la vie, illimitée dans son essence, mais actualisée et concrète, mais déterminée dans une ipséité toujours identique à elle-même ; quel que soit le phénoménisme dont elle est revêtue à un moment donné de l'espace et du temps. L'esprit est une plénitude et non une vacuité. C'est pourquoi, lorsque, développé à son paro­xysme en ses facultés principielles, il s'est épanoui dans une conscience, il ne peut régresser et retomber dans le devenir surbaissé des forces matérielles, il retourne à Dieu, l'Etre des êtres. Telles sont les questions surgies soudain devant les intellects méditatifs, quand la philosophie vient à eux ; telles sont les réponses à elles données par la doctrine traditionnelle. . Nous paraissons loin de nos concepts liminaires et nous sommes cependant au plus intime de leur substance. Transposons le problème sur un terrain d'aspect tout aussi théorique, mais dont les inci­dences pratiques vont nous être révélées au premier examen. Sur les questions primitives et primordiales, en effet, s'énoncent immédiatement des corollaires que nous allons envisager dans leur ordre ascendant, c'est-à-dire, selon la proximité de leur objet : Quelle attitude l'homme doit-il prendre lorsqu'il se considère en lui-même. Comment doit-il se com­porter avec son prochain ? Qu'est-ce que l'homme doit à Dieu son créateur et sa fin ? Or, la solution donnée à ces trois nouvelles ques­tions et les développements dont elles sont suscep­tibles, constituent la somme des connaissances humaines sur le plan du réel ; elles forment l'ossature de la philosophie et de la religion dans leurs trois moments essentiels : psychologie, sociologie et théodicée. D'un côté, constitution et nature de l'homme, de l'autre rapports entre les hommes, enfin, rapports entre l'individu, la collectivité humaine et le principe transcendant de la création. Il s'agit donc bien des origines de l'évolution et de la fin de notre espèce, qui doivent s'inférer, se conduire et s'atteindre selon les normes promulguées par la tradition, sous peine de manquer le but. Cette science éminente, cette gnose prend l'hom­me, non pas dans son individualité, sous le masque sériel qui se distingue par la matière, mais dans son entité elle-même, dans sa constitution totale, corps, âme et esprit. Elle suit pas à pas les actions et réactions des trois éléments et les porte à leur plus haut degré d'ascèse par une éducation systématique et progressive, elle réalise dans l'individu l'hypostase 121 de la conscience. C'est comme nous l'avons dit déjà, après le dégrossissement du marbre grossier, la taille du moellon parfait qui trouvera sa place dans le temple social et dans le temple de Dieu. Elle transforme l'individu et le projette dans la société, face à face avec les nécessités engendrées par la famille, la nation et la race, pour opérer dans la foule la même transmutation et conduire l'hu­manité à la grande lumière, source et aboutissement du cycle vital. C'est là où la notion du devoir apparaît, c'est le premier moment de l'humanisme et son fondement irrécusable. Si l'homme est cons­truit comme la tradition nous l'enseigne, s'il est un esprit avant d’être un corps physique et périssable, il est le plus noble et lé plus complet des êtres de la création de nous connus. Il doit, par conséquent, et c'est une obligation absolue, s'élever au-dessus du déterminisme animal, au-dessus des instincts, des passions, non pas les détruire, mais les rendre serfs de la volonté du bien, son apanage spécifique. Il doit tisser autour de sa personne et de son individu une tunique de noblesse digne de son origine et de sa fin. Il doit porter à son côté le glaive de la pensée, ce glaive très pur, jamais souillé dans les guerres fratricides. Son attitude, ses paroles, ses désirs et ses actes doiyent viser plus haut que les compétitions intéressées, que la dépravation sociale a semé sur sa route II doit extraire ses facultés des scories de la médiocrité, les mettre en valeur jusqu'à la limite de leur capacité. Il doit pouvoir prononcer, à chaque minute de son existence transitoire, non pas la parole désabusée du poète latin : « Video mdiora, proboque détériora sequor », mais le verbe de la sérénité consciente de sa gnose : « nil humanum a me alienum puto », ce verbe dont la foule est ignorante par la faute, peut-être consentie, des corps enseignants. En un mot, il doit respecter son essence et la magnifier, dans la mesure de ses moyens et de son temps, l'élargir jusqu'aux confins de l'éternel. Il doit être un homme dans le sens pres­tigieux du vocable, l'homme de la vérité, de la beauté et du bien, l'homme de la mesure, du discer­nement et de la bonne volonté, l'homme-esprit dont parlent les gloses des Ecritures Sacrées. Nous avons trouvé, sans doute, en ces considéra­tions la racine profonde de l'idée du devoir, elle fait partie intégrante de l'entité humaine, elle est la lumière qui s'irradie des multiples facettes du symbolique diamant spirituel. Sur cette racine pousse et verdoie la végétation touffue des devoirs concrets, car ceux-ci croissent en fonction directe de notre ascèse, alors que nos droits semblent lui être inversement proportionnels. Ce respect de nous-même et de notre volonté de culture, nous la reporterons sur autrui, nous en ferons le cadre de nos rapports sociaux.' Chaque individu de notre entourage dissimule, une hypos-tase identique à la nôtre, il convient, de toute évi­dence, de lui manifester les égards dont la nécessité, en ce qui nous concerne, n'est pas douteuse ; il faut lui donner, dans la communauté, une place en 123 accord avec la hauteur de sa nature, avec sa dignité de fils de Dieu. Aucun joug arbitraire ne doit peser sur lui, en dehors des devoirs dont réassume la réciprocité en vertu de son rang dans la hiérarchie des intelligences et des cœurs. C'est l'amour fraternel, engendré par l'égalité basique dés libres entités, à laquelle tous les hommes, au même titre et dans la même mesure, participent. L'instinct de la conser­vation doit céder le pas au dévouement et au sacri­fice, l'égoïsme faire place à la charité, la haine et l'envie, la vengeance à la justice, à la miséricorde, à la bonté ; l'indifférence glacée ou l'orgueilleux mépris doivent se résoudre en condescendance et en sollicitude. Arrière les tyrannies, les persécutions, les vexations, anathème sur la lutte des classes et la raison du plus fort. L'homme, quelles que soient son éducation, son instruction et son ascèse, sous tous les cieux et dans tous les temps, est un esprit susceptible d'une grandeur- incommensurable et d'Un destin glorieux. Pour lui le respect, pour lui la douceur et tous les moyens de parvenir à sa fin dans la sérénité matérielle et spirituelle, pour lui 1 amour. Mais cet amour est d'un genre particulier ; il ne faut pas aimer les hommes dans leur corps et leur âme, ce qui du reste, n'est pas inopportun dans le cas d'espèce et constitue l'un des côtés du charme de l'amitié ; il faut les aimer dans leur esprit qui renferme la faculté béatifiante. Le bonheur, en effet, est la fin de l'esprit et les hommes sacrifient tout au bonheur éventuel car ils ne sauraient vivre dans la douleur et la privation continues. L'amour du prochain n'est donc pas de complaire aux pas­sions, aux vices et aux caprices des individus. C'est de les éclairer sur la voie du bonheur et de les contraindre à emprunter la droite route, par la douceur, l'aménité et la persuasion. C'est un amour de mansuétude et de consolation, mais aussi un amour fort et inflexible, « quem diligit Dominus mstiqat ! » dit l'Ecriture, Dieu châtie parfois celui qu'il aime. Si nous voulons accomplir notre devoir, nous aimerons notre prochain comme nous-mêmes, c'est-à-dire en vue de son bonheur et aussi du nôtre, car nous ne serons jamais heureux dans l'égoïsme et la carence plus ou moins totale de ceux qui nous entourent, nous sommes liés invinciblement à eux par la solidarité spirituelle. Que devons-nous à Dieu ? Nous touchons ici à la Sainte coupole qui tamise la lumière dans le cœur des hommes. Nos devoirs envers Dieu sont primor­diaux et sacrés entre tous, car ils résument et contiennent tous les autres. En présence de Dieu, nous devons nous efforcer de connaître pour mieux rendre grâce, nous devons : confiance absolue, adora­tion et amour. Trois liens subtils nous unissent .à lui : la foi, l'espérance et la charité qui, dans leur essence triple d'apparence, sont une seule et même chose dont l'amour est la synthèse ignée. L'amour est tout, il sent, il croit, il espère ; il est humble car il mendie la réciprocité en une prière muette ou exprimée, il est grand et fort, car il s'attache, vit et se multiplie par son étreinte, il est immense et résorbe tout autre sentiment dans son exclusivité, lorsqu'il s'adresse à Dieu l'Infini. Nous devons aimer Dieu, non pas parce qu'il nous a créés et nous soutient au-dessus des abîmes du non-être, non pas parce qu'il nous a donné la terre et les biens matériels, la liberté et l'intelligence, mais parce qu'il est la vérité et la beauté, parce qu'il est le bien suprême et par consé­quent, le bonheur. Quel homme voudrait vivre dans la misère endé­mique et l'esclavage sans issue ? Nul, selon le sens commun. Tous préféreraient le néant, la destruction intégrale de leur personnalité. Nous aimons donc le bonheur plus que nous-mêmes et comme Dieu est le bonheur, tout s'explique et s'illumine dans la vie humaine. C'est pourquoi, du reste, le Christ a placé, au seuil de l'ascèse spirituelle, cette maxime, qui est toute la loi : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu plus que toi-même et ton prochain comme toi-même, pour l'amour de Dieu. » Ce principe fonda­mental doit être inscrit dans toutes les consciences et respecté à tous les degrés de l'échelle sociale. Le législateur, représentant de l'autorité, le chef, repré­sentant du pouvoir, l'élite, émanation delà culture, et les gens du commun doivent en être imprégnés. Sans lui, il n'y a pas d'humanisme, ni d'humanités possibles. Celui qui le méprisera et le foulera aux pieds, si grand soit-il en ce monde, aux yeux de la foule ébahie, sera cloué, comme impie et inhumain, au pilori de la vie éternelle. XI AUTORITE ET POUVOIR Nous venons de parler du législateur et du chef, de l'élite et de la foule. Ce sont là, en un panorama simplifié, les molécules organiques communautaires. Mais la société se complique par le fait social en lui-même. A la base se trouve la famille, puis les groupements civils et corporatifs, réunions d'affi­nités purement affectives ou d'intérêts matériels, cimentées par le sang et la solidarité artisanale, intellectuelle ou moral& ; au-dessus, s'épanouit l'état qui apparaît comme la synthèse d'une volonté nationale, la somme des intérêts particuliers con­fondus et primés dans l'intérêt général. L'état sem­ble, en quelque sorte et de prime abord, la substance de la nation et, comme tel, c'est une individualité collective. De ce que nous allons dire, nous déduirons, peut-être et à notre gré, en quoi réside la person­nalité de l'état qui n'est ni une synthèse ni une somme, mais un principe animateur, vital, spirituel qui surclasse les individus et les groupements parce 127 qu'il est universel. Comme individualité, l'état est en relation avec les collectivités analogues dont le rôle est de centraliser les intérêts historiques, géo­graphiques et autres des diverses nations qui s'éta­lent sur la surface de notre globe. Entre ces divers organismes, la gamme des devoirs — des droits par répercussion —• est identique à celle qui relie les individus à leurs semblables, mais cette gamme est tonalisée à une octave supérieure par le potentiel collectif. Le respect de ces droits et l'accomplissement mutuel de ces devoirs devraient maintenir un équilibre stable entre les peuples et engendrer la paix perpétuelle, si les états, guidés par l'égoïsme national, néfaste et redoutable entre tous parce qu'il s'appuie sur la force des armes, ne se conduisaient comme de simples particuliers. Le composé-état est semblable au composé hu­main. Il possède un esprit, l'autorité ; une âme, le pouvoir ; un corps, la masse des citoyens. L'autorité comme l'esprit, est une, le pouvoir et la masse se diversifient comme le corps et l'âme. L'autorité est une, c'est la sagesse et, émanation immédiate, la loi ; le pouvoir est multiple par ses fonctions et ses aspects, il réside dans le chef et les collaborateurs choisis par lui, sous l'influx d'une libre sélection ignorante de la médiocrité ; le peuple, lui aussi est évidemment pluralité et agrégat, il est constitué par l'élite, âme à sa manière, et par la foule, corps précieux et sensible, dont tous les membres sont appelés, suivant la norme de l'effort, commune à tous, à participer aux devoirs de l'élite et, par réper­cussion, à la responsabilité du chef. Celui-ci, en effet, ne doit pas être un autocrate, ni le cerveau d'une oligarchie, il doit tenir compte, à chaque instant, de la somme des libres volontés dont il est le recteur et l'incarnation visible. * * * Nous avons déterminé plus haut les devoirs et cor­rélativement les droits de chaque cellule du corps social ; nous examinerons exclusivement, ici, l'auto­rité et le pouvoir. L'autorité, avons-nous dit, une dans son essence, est, par elle-même, le législateur né de toute société humaine. Mais, comme un Verbe, elle a deux faces et, par là, émane le pouvoir de ses multiples facettes. D'un côté, elle engendre le pouvoir doctrinal auquel sont attribués l'enseignement et l'éducation, c'est-à-dire, la science, la morale et la religion, pouvoir revêtu de la quasi paternité, de la diffusion et de la protection du bien-être hyperphysique. De l'autre, elle engendre le pouvoir exécutif également triple d'aspect : économique pour la création et la réparti­tion du bien-être matériel, politique, civil et mili­taire, pour appliquer la loi selon la doctrine, régir et défendre le patrimoine traditionnel, judiciaire pour sanctionner, avec la verge de l'équité, à lui confiée, les manquements relevés à la charge des individus et des agents du pouvoir ; ce dernier 129 réprime pour améliorer, sinon les coupables, du moins la foule, il défend la société contre les cellules rebelles, matérielles ou animiques. Ainsi, la tradition s'inspire toujours de la loi du ternaire, solution de toutes les antinomies humaines : pouvoir, triple partout en vue de l'action efficace ; une seule autorité qui conçoit, dirige et légifère, qui informe le tout, parce qu'elle est l'expression du passé en marche vers l'avenir. Le pouvoir, au con­traire, exerce son activité dans l'aménagement du présent, en corrélation avec le passé, en fonction de l'avenir. Mais ces notions, peut-être, sont encore obscures dans l'esprit de beaucoup, nous allons essayer de les mieux préciser. * * * Le concept d'autorité est subtil et ne peut s'établir avec netteté sans une analyse profonde. Il est donc bien souvent au-dessus de l'intelligence moyenne des masses. Celui de pouvoir est, au contraire, plus grossier ; il repose sur une chose tangible, la force dans l'action. Le pouvoir est, en quelque sorte, visible et l'autorité, invisible par son intériorité à la conscience, paraît être une émanation ou, plutôt, une manifestation du pouvoir. L'inverse seul est véridique. Le pouvoir, en effet, est le moyen employé par l'autorité pour se révéler et réaliser sa fin, car elle est un potentiel dont l'actualisation réclame un instrument intellectuel, doublé d'un appareil physique, pour, passer de l'invisible au visible. Si nous examinons attentivement la notion de pouvoir, nous arriverons donc, par l'élimination des éléments matériels, au concept d'autorité et nous opérerons la discrimination nécessaire. Le mot pouvoir vient du radical « Pot », évocateur de l'idée de puissance, c'est-à-dire de possibilité effective et du verbe être (esse en latin), qui implique la réalisation de la possibilité. Mais la réalisation ne s'effectue point par la simple propension du possible à l'existence ; il faut mettre en jeu une force distincte, avoir recours à un aiguillon excitateur du germe, pour le féconder et permettre ainsi son épa­nouissement à l'extérieur de lui-même. Le possible est un néant actuel, une pure virtualité, un œuf stérile, un potentiel négatif, il n'a pas la vie et doit la recevoir pour s'actualiser. L'aiguillon, le germe fécondant, c'est l'autorité. C'est pourquoi le mot autorité peut se dériver du latin «augeo» (auctum, au supin), parce qu'elle augmente le possible de toute sa positivité, parce qu'elle lui surajoute la vie. L'au­torité est créatrice et le pouvoir n'est rien, s'il n'est informé par l'autorité. Partant, on, peut aisément concevoir comment le pouvoir et l'autorité doivent être répartis sur des têtes distinctes, comment l'au­torité doit être indépendante du pouvoir, pour éviter, à celle-ci d'appliquer ses décrets et, à celui-là, d'établir les lois qu'il doit faire respecter. Le pouvoir est le bras séculier, il repose sur la force. Or, cette dernière est une raison qui se passe de raisonnement. L'autorité est donc la raison qui justifie la force, 131 dans les limites de l'équité dont elle ne doit jamais s'écarter. Des conclusions s'ensuivent, les voici : l'autorité vient d'en haut, car elle constitue l'action même de la Sagesse ; les hommes ne peuvent s'y élever sans une ascèse longue et rigoureuse, dont bien peu à l'heure actuelle sont capables. Elle émane le pouvoir ou, plutôt, la virtualité active et actualisée du pouvoir. Celui-ci, en effet, par la nécessité où il se trouve d'agir au sein du peuple au nom de l'autorité doit être accepté par le peuple en la personne de ses agents, comme il doit être consacré, à l'autre bout de l'horizon, par l'autorité. Il émane donc aussi d'en bas pour sa partie négative. Le pouvoir est le lieu mitoyen dans lequel s'élabore la société, le lieu où le père et la mère de l'homme universel opèrent leur copulation effective et féconde, le lieu où s'en­gendre et se consolide la civilisation. Dans et par le pouvoir, le peuple, ce plasma social par excellence, perd son inertie, prend conscience de sa vitalité et s'oriente vers les sommets. Dans et par le pouvoir, l'autorité compénètre le peuple, le dirige, le trans­forme et le rend digne de sa mission humaine. De là, nous pouvons inférer la qualité essentielle du pou­voir et de l'autorité. L'autorité semble rigide, dans son souci constant de se tenir au-dessus des contin­gences ; mais, en fait, par la nécessité d'accueillir tous les facteurs constitutifs de l'équité, elle est infiniment souple. Le pouvoir agit en sens inverse ; il doit être souple pour s'adapter aux circonstances de lieu, de temps et à l'évolution des diverses couches sociales ; il est rigide, au contraire, dans l'application de la justice distributive, car la loi est égale pour tous, dans la mesure du rôle dévolu à chaque unité de la Nation. L'autorité, en effet, détermine le devoir et le pouvoir contrôle l'exercice du droit. . De ces considérations d'ordre spéculatif, d'autres résultent d'ordre pratique. Il est facile de les con­crétiser et de les réaliser, si la bonne volonté s'ins­talle dans tous les esprits, si l'égoïsme avec tous les appétits qu'il déchaîne est réfréné par la saine doctrine. Il faut se concerter, dans les rangs de l'élite, et remettre l'autorité à la Sagesse, le pouvoir, en ses diverses branches, à la force disciplinée, mûrie, illuminée, le travail effectif de la termitière aux jeunes, respectueux, souples, ardents, et la coor­dination harmonieuse de la société, de l'état, de tous les états, sera un fait accompli. Inutile d'agiter, ici, comme un épouvantail, le spectre de la géronto­cratie. Le sage, malgré le poids des ans, n'est pas, n'a jamais été, un impuissant, une intelligence sur le déclin ; il n'est pas davantage le « laudator temporis acti » apologiste d'un passé révolu, uniquement occupé à freiner la marche à l'étoile. Sa volonté est intacte, comme sa raison, son entendement et son imagination créatrice ont toute leur vigueur et sont élargis par l’expérience ; le devenir humain, pour lui, est un flambeau, mais il a passé le stade de la chimère, merveilleux et enviable apanage de la jeunesse. A lui l'autorité et la législation. L'homme mûr, sélectionné par l'ascèse progressive, tient les rênes du pouvoir dans la droite voie de la fin sociale, en vue de la fin suprême, et le jeune homme dans son enthousiasme, ses élans spontanés, est l'ouvrier de la nouvelle Jérusalem. Tous alors, grandis par le devoir librement accepté, affermis dans leurs droits, marcheront la main dans la main, cœur à cœur, vers le grand œuvre de la civilisation réelle. XII CONTRASTES ET CONSONANCES ANTINOMIES ET SOLUTIONS II n'en est pas ainsi à l'heure actuelle et depuis des lustres. Pour ne pas avoir assis son instruction et son éducation sur le pilotis traditionnel, l'individu est un déraciné, l'hypostase humaine est isolée, anémiée, sans attache avec le monde spirituel et divin. Comme le géant Antée perdait sa force en rompant le contact avec sa mère Ghoea, l'esprit perd sa puissance d'avoir renié la tradition millé­naire de l'espèce. L'homme possède bien toujours sa libre volonté et son entendement, mais s'il les détourne de leur fin dernière, de la conquête de la vérité et du bien, il les affaiblit et, en même, temps, libère les forces matérielles et immatérielles aveugles qui ruinent ses concepts et les constructions doulou­reusement édifiées par ses soins. Il en fut, dans le cours des âges, toujours ainsi. La naissance, l'apogée et la décadence des empires les mieux établis, se consolident ou se précipitent par l'acceptation, le 135 plafonnement ou le rejet des notions tradition­nelles. L'histoire de l'humanité est un perpétuelconstat de l'équilibre ou du bouleversement desvolontés et des intelligences, de l'écrasement descivilisations par la lutte acharnée de la matière etdes forces de dispersion contre la puissance unitivede l'esprit, d'un prétendu modernisme contre la radio­-activité des idées originelles. : Dans les périodes troublées, où la matière l'em­porte, où les appétits sont déchaînés et les pas­sions maîtresses, la bête humaine reparaît, la bête des forêts quaternaires. L'homme, avec la férocité de l'égoïste instinct de la conservation et de la convoitise, sue l'angoisse et son intelligence l'erreur. Il ignore les deux préceptes harmoniques de la philosophie occidentale : le « Gnthi Seauton » de Socrate et le « Meden agan » des précurseurs hellènes. Il ne se connaît plus en raison de sa rupture avec le passé, 'îl n'a plus la mesure intérieure, rien de trop, ni dans un sens ni dans l'autre et se rue vers les extrémités du mal. Il s'ignore et il erre dans le dédale de sa pensée, comme un animal en face de l'insondable ; il n'a plus de mesure pour freiner ses actes et la guerre se déclenche avec son cortège de douleurs et de ruines, les générations tombent comme les épis sous la faux du moissonneur. - L'excès du mal ramène alors les intellects suffi­samment compréhensifs, dans la droite voie de l'an-, tique sagesse, pour un temps inappréciable, mais sous l'influx des fausses positivités matérielles, la ronde infernale bientôt recommence,' parce que les corps enseignants se retirent en dehors du mi­nistère de l'Eglise, parce que les hommes d'état, par ignorance ou veulerie, par un arrivisme morbide, n'ont pas le courage de museler les instincts et les accompagnent sur la voie involutive, parce que la justice est boiteuse et sourde aux instances de la stricte équité, parce que la science n'a plus de base spirituelle, parce que la 'mesure, peu à peu, se règle sur l'étalon passionnel, parce que, enfin, l'universel est ravalé au particularisme étatiste et individuel. Dans ce cercle vicieux, indéfiniment poursuivi, car les hommes, même les mieux intentionnés, apportent toujours la même volonté de scepticisme et de des­truction, médusés par l'idée d'un progrès sans base et faussé en son concept, dans ce cercle vicieux, l'histoire en est l'illustration impartiale, les révolu­tions renaissent inlassablement, inutiles et souvent sanglantes. Il est impossible, en effet, d'opérer une révolution, sans opérer simultanément une rénovation ou, pour mieux dire, une réformation totale des individus. Cette réformation ne doit- pas être seulement constitutionnelle — la constitution est une façade — elle doit être morale et religieuse pour être profonde et sociale. Elle doit atteindre, non seulement l'état et ses multiples rouages, mais la nation, c'est-à-dire l'élite et la foule. Elle doit engendrer une ambiance nouvelle et saine ; or, celle-ci ne peut être déterminée sans un retour aux principes de l'éternelle équité 137 dont la révélation intuitive nous est venue par l'in­termédiaire des génies, créateurs de la société humaine. Elle sera caduque si la Sagesse et l'autorité selon la parole platonicienne, ne sont pas réunies dans la même main ; si tous les pouvoirs de l'état ne sont pas les serviteurs fidèles de l'autorité et de l'idée rectrice de la Sagesse ; si l'élite et le peuple ne sont pas saturés jusqu'à l'information définitive par la conscience d'une fin située au delà des inté­rêts matériels, fin qui ne consiste pas uniquement dans la vitalité et la grandeur de l'état et de la patrie, mais dans une conviction du salut dont la force sociale, la pure moralité et la religion sont les adjuvants indispensables. Mais jusqu'à maintenant, les révolutions se sont trompées et sont allées à l'encontre de la rectitude. D’un côté, sans tenir compte de l'autorité, on a déifié le pouvoir, on a remis entre ses mains la liberté, la conscience et la volonté de toutes les cellules sociales et catalogué les individus comme des pions interchangeables sur un échiquier, comme un cheptel humain et l'on a dénommé démocratie, ce régime profondément esclavagiste ; c'est tout au plus une oligarchie à peine déguisée. D'autre part, on a magnifié l'individu, l'enserrant d'un système législatif assez lâche pour laisser les instincts la bride sur le cou, et ce fut la démagogie et l'anar­chie ; souvent aussi, la réforme a été faite au béné­fice d'un clan ou d'un parti et le népotisme a sévi. Ainsi, toujours, au flanc de la société, s'est cramponné le fantôme du despotisme et du bon plaisir, d'autant plus redoutable et funeste qu'il est partagé entre les membres d'une tribu plus nombreuse. Or, l'état idéal, le régime constitutionnel adéquat à l'essence de l'espèce humaine sont ceux qui peuvent manifester la liberté absolue et le jeu intégral des consciences individuelles dans le cadre des libertés et des consciences circonvoisines. Cet instant su­prême de l'évolution sociale ne peut être obtenu sans l'union quasi hypostatique de la trilogie : au­torité, pouvoir et peuple. Ces trois entités, de fait interpénétrables et synthétisées dans la nation, communient dans les mêmes droits essentiels, en des devoirs réciproques, différenciés par le degré de l'échelle sociale où chacun est établi. Droits et. devoirs sont régis par un rythme de contraintes harmoniques librement accepté et suivi, eu égard au tout, rythme qui consacre l'immanence du monde divin au sein du monde matériel et politique. * * * L'homme libéré de la tradition, conçoit, certes, le monde divin comme intelligible, mais il le voit surtout comme une impossible superfétation, comme une transmutation abusive et sans fondement des données expérimentales, donc irrationnelle. L'intel­ligence traditionnaliste, au contraire, le considère dans le plan du réel, mais au delà, malgré son imma- 139 nence, du monde extérieur et sensoriel, d'où un dualisme apparent. L'Eglise, par l'intermédiaire de la religion, subs­titue à cette dualité de façade, non pas une identité à la manière hégélienne, mais une interpénétration ou, plutôt, cette immanence dont nous avons parlé, qui fait, de l'un, un support physique, de l'autre, un esprit animateur, une forme substantielle. Pourquoi cette contradiction toujours renouvelée parmi les élites et la foule ? L'homme a poussé sur une souche divine et-les hommes l'ont oublié et le nient encore désespérément. La plupart ont rejeté la philosophie grecque et Platon, les Alexandrins et Plotin, la scholastique et St Thomas ; pour eux, le « Cara deum Soboles » de Virgile est une élucubra-tion poétique ; pour eux l'évangile du Christ est un mythe analogue à ceux d'Hésiode. C'est pourquoi ils s'ignorent et se couchent dans le lit de Procuste de la matière pour être amputés de toute la hauteur de leur esprit immortel. * * * L'homme s'ignore-t-il réellement ? La science et la philosophie modernes protestent avec énergie. Mais, voyez plutôt autour de vous. Dans la masse des individus comme dans les universités, la psycho­logie est purement physiologique et toute mécaniste; la métaphysique est une fumée pestilentielle, Kant lui-même, le génial fossoyeur de l'objectivité concep- tuelle, est moqué et la théodicée est passée sous silence. On laisse de côté les rouages éthiques, esthé­tiques, religieux et ceux-ci jamais entretenus sont devenus inutilisables entre les mains de l'immense majorité de nos contemporains. On étudie bien le drame objectif de la civilisation, mais le drame subjectif de l'existence individuelle est méconnu comme le point précis où les deux devraient se choquer, se confondre et se synthétiser. On ne montre point aux hommes comment ils devraient créer la vie sociale au lieu de la subir ; on les-aiguille vers la facilité. Aussi, nés dans un cadre millénaire dont l'apparence est encore robuste, malgré d'innom­brables replâtrages, ils vivent comme leurs ancêtres» comme leurs voisins, sans se soucier de participer à la puissance créatrice dont le monde, en nous et par nous, attend une information nouvelle et sans cesse plus complète. La vie et la mort s'interpénètrent et s'engendrent mutuellement ; la paix et la guerre sont des modalités d'un même effort, tantôt destruc­teur, tantôt constructif ; le moi et le non-moi, c'est-à-dire le Même et l'Autre sont identiques sous des aspects différents. Le Même est le passé conso­lidé dans le présent, l'Autre c'est le futur ou le devenir, dont l'attraction est impitoyable, mais bénéfique ou terrifiante selon le cas. Toutes ces choses volontairement oubliées ou ignorées sont 1» source de notre carence dans la lutte entreprise pour la possession de notre fin dernière. 141 L'homme actuel, lorsque le malheur ou le déséqui­libre le met en présence de son moi, a peur, car il se trouve devant un inconnu. Il n'a plus rien pour s'ap­puyer il est seul dans les ténèbres substituées à la lumière. Emporté alors par son imagination, il peuple sa solitude de toutes les apparences fantô-males du délire, et son soliloque reste sans écho, car il n'a point atteint l'esseulement métaphysique, où l'être épouse la résonance universelle. Il a le vertige aussitôt qu'il n'est plus, physique­ment ou moralement au milieu de la société, car il se trouve en présence du vide, d'un abîme dénué de points de repère. En cet abîme grouille un étrange amalgame, secoué par un vortex hallucinant : la vie et la mort y sont unies par une indissoluble étreinte, sans jamais se lasser elles échangent leur masque et donnent ainsi l'impression du néant. Le moi seul et la conscience actualisée pourraient combler ce vide immense. Mais l'homme éloigné de son moi par son instruction et son éducation défici­taires est attiré par le vide de son être et s'écroule dans la désespérance. Le désir de la vie lui-même est comme annihilé. L'homme a peur de son moi parce qu'il ignore son propre mystère. Sa conscience est trop vague, trop dispersée, trop exclusivement extérieure ; il ne la situe pas, en dehors de la douleur ou du plaisir attachés à son corps physique ou à ses cogitations superficielles. Pourtant, il veut vivre sans cesser d'être ce qu'il est. Vivre c'est préparer le futur et s'engager dans la voie du devenir ; être, c'est con­server intact l'équilibre du moi, fait d'un passé hypostasié dans le présent. L'antinomie entre ces deux aspects humains semble irréductible, car le devenir nous arrache au passé, car la vie est instable et oscille sans répit entre l'être et le néant. La solu­tion intervient par les notions du Même et de l'Autre dont nous avons parlé, racines radicales de l'homo duplex, de l'homme double. Mais cette duplicité douloureuse pour le moi qui s'ignore, reconstitue une unité réelle dans l'épanouissement du moi conscient, unité manifestée par l'effort stabilisateur de l'être, axé sur le passé et procréateur de la vie en marche vers l'avenir. L'effort va du Même à l'Autre, il semble anéantir l'être ; mais le restitue immédiate­ment sous une forme nouvelle et plus pleine, parce qu'elle devient le présent à chaque minute de son évolution, parce que, si le Même fait place à l'Autre, celui-ci se superpose au premier, le revêt d'une potentialité génératrice du mouvement vital. La conscience de ce passage toujours en voie de réalisation, constitue l'identité du moi positif, et, par elle, l'homme prend possession du temps intérieur, partie humanisée et intégrante de l'éternité. Elle engendre aussi l'activité extérieure, succédané de l'activité interne qui provoque l'oubli de l'indi­vidualité égoïste et peut faire de l'homme un agent de la civilisation dans le temps historique, dans le devenir périlleux de l'espèce. Dans les deux cas, en effet, l'homme mélange l'éternité au temps, il s'in- 143 corpore en quelque sorte dans le tout social et humain, c'est-à-dire dans l'ambiance générale, reflet des lois principielles de la création. Il peut aussi œuvrer, avec une efficacité complète, dans le cadre du devenir universel, par la connaissance plus ou moins parfaite de son moi, dont tous les ressorts s'éche­lonnent entre l'être et la vie. Ne nous laissons donc pas subjuguer et surtout divertir par le monde extérieur. Replions-nous sur nous-mêmes, non pas pour nous absorber dans notre égoïsme, mais pour procéder à une auto­fécondation de notre personnalité, faire jaillir de notre être la vie latente dont il est la matrice et, par conséquent, animer, en les exprimant dans notre forme propre, les rapports nécessaires de notre pensée avec le monde extérieur fuyant et lointain. Notre esprit, alors, sera présent à lui-même et toute soli­tude, toute angoisse seront effacées, car nous aurons créé une unité vivante dans le domaine de la dis­persion et de l'incertitude. C'est par l'intérieur que nous résorberons progressivement notre stérilité et entrerons en possession de la puissance spirituelle. Par là seulement la restitution des valeurs réelles sera un fait accompli et la révolution par surcroît. Toutes ces antinomies, tous ces contrastes et leurs solutions traditionnelles constituent le mystère du devenir, le mystère de l'existence et de la vie. Incompréhensible pour beaucoup, ce mystère doit être connu, accepté et vécu par tous dans l'élan de tous les cœurs et de toutes les volontés, il doit être le pivot des consciences. Si la foi au devenir immortel manque aux individus et à la nation, ils n'ont rien à "espérer. La vie strictement limitée à l'existence terrestre, nous fixe irrémédiablement dans un effroyable déterminisme, c'est le plus implacable des « ananké ». A quoi bon l'effort vers l'abstraction, la douleur des ascèses ? A quoi bon la philosophie, la morale située plus haut que la crainte et l'utilita­risme ? A quoi bon la religion avec sa Charité et toutes les vertus qui ne sont pas une politique raisonnée de l'instinct et des appétits ? Le saint est un malade, le héros une dupe, le croyant un insensé. L'orgueil racial aboutit à une putréfaction et le désir de la pérennité spécifique est une vaine logomachie. Petit amas de chair et d'os, animé par un peu de sang, est-ce bien la peine de te dresser face à la nature pour la dompter, la conquérir et la léguer à des fils qui, comme toi, vont sombrer bientôt 145 dans le néant, bientôt, longtemps avant la mort de la taupinière sur laquelle tu te débats. Je t'en­tends, l'histoire, dis-tu, gardera le souvenir et la trace de mon courage, de mes vertus, de mon abné­gation. Quelle rhétorique fumeuse embrume ton cerveau ? Regarde, si tu l'oses, as-tu vu souvent des exemples porter leur fruit en dehors de la foi ? Pauvre humain vagabond, aussitôt mort que né, malgré la plénitude dont tu prétends tisser ton exis­tence, souviens-toi d'une chose qui s'accorde à la tradition : l'idéal ne monte pas de la pestilence où tu rêves de t'engloutir, l'idéal vient d'en haut, iï vient de l'esprit et par conséquent du devoir. Mais au-dessus du devoir, il y a encore le dévouement et le sacrifice, notions inintelligibles si la mort est la fin de tout. Accepte ton devoir en vue de ta fin spirituelle et tu seras noble ; dévoue-toi pour ta patrie ou pour une sainte cause, tu seras grand déjà ; sacrifie-toi, tel un nouveau Christ, pour que la communauté humaine atteigne, sa perfection suprême et tu verras l'idéal jaillir des profondeurs de l'éter­nité, car le sacrifice est rédempteur, non seulement pour toi, mais, par réversibilité pour les autres. Mais la mort n'est pas une fin, c'est un entr'acte. Celui qui répéterait, sur son lit de douleurs, la phrase peut-être apocryphe prêtée à un imperator romain : « Comaedia acta est », se tromperait lamen­tablement. La mort a trois visages. Elle est la Moïre aux os cliquetants, au rictus décharné de la danse macabre, la hideuse sorcière rencontrée par Hercule, lorsqu'il va réclamer l'âme d'Alceste morte. Cette mort-là est un corps inorganique, sans âme et sans pensée, qui frappe au gré d'une invincible impulsion, comme l'aveugle destin, et sans sourire. Elle est la Parque noble et belle, mais implacable et froide comme une statue de marbre, comme une colonne funéraire. En elle, cependant, on sent déjà un ferment d'amour glacé qui ressemble vaguement à la miséricorde. C'est là, peut-être, la vision de Socrate lorsqu'il buvait la ciguë. Elle est enfin, la sororale déesse ou l'ange lumineux, qui cueillent, d'une main presque divine la fleur de l'œuvre réalisée par le saint, le martyr, le héros ou le simple croyant, par l'homme sacrificiel, et la portent devant eux pour éclairer la voie de la béatitude. Ainsi, selon la tradition, tout est construit sur le rythme ternaire et c'est par là que se résolvent tous les contrastes, toutes les antinomies, le dualisme indigent et le monisme surbaissé de la matière. Tout, dans le Cosmos, reproduit la norme, matrice de la tradition. La matière impondérable en ces trois fluides : lumière, chaleur, électricité. La matière pesante en ces trois règnes : minéral, végétal, animal. L'homme en ces trois plans : corps, âme, esprit. La vie en ses trois moments essentiels : sensation, pas­sion, idée. La pensée : sujet, objet, rapport harmo- 147 nique entre les deux. L'art, cette création humaine par excellence, qui reproduit la forme pour exprimer l'âme et manifester l'esprit d'une manière presque tangible. La science, qui est expérience, intellection et raisonnement, pour gravir avec l'entendement et l'intuition les hauteurs du génie. Dieu, enfin, dont la suréminente unité se résoud en Trinité : le Vrai, le Beau, le Bien, circonscrit par l'amour. Mais tous ces ternaires, comme la suite indéfinie des nombres, se réduisent à l'unité vivante et interne, à la base principielle d'où tout s'écoule, où tout revient, pour se confirmer et s'accomplir sur le thème essentiel : être, esprit, vie — volonté, liberté, conscience. La méconnaissance de ces vérités, la lutte engagée contre elles par les intellects ivres d'indépendance et surtout d'ignorance et de mépris des réalités spiri­tuelles ont donné naissance à toutes les hérésies intellectuelles, religieuses et sociales, à des erreurs, plus graves que le crime crapuleux, génératrices des catastrophes qui nous secoue depuis des siècles. Elles sont à la source des persécutions, des tyrannies, des guerres, des crimes de lèse-humanité. Elles ont créé de toutes pièces les féodalités et les oligarchies oppressives, les luttes partisanes, le capitalisme de proie, grâce auquel le veau d'or reçoit toutes les adorations et fait du monde une emporocratie dont les bénéfices vont à quelques-uns pour leur per­mettre d'écraser de leur luxe et de leur satiété la misère des îlotes grégaires. Elles ont précipité la coupole et sapé les fondements du temple social, en favorisant la ruée des égoïsmes et des appétits individuels ou nationaux. Nous l'avons dit à maintes reprises, on ne saurait jamais assez le répéter, pour abolir cette carence spirituelle endémique, sur laquelle les hommes sont ballottés comme sur une mer démontée, il faut revenir à l'enseignement traditionnel qui ne connaît ni les antinomies ni les contrastes insolubles, mais seule­ment les consonances, et l'harmonie. Il faut en extraire les règles strictes susceptibles d'éclairer les individus et les états, les lois intangibles de l'hu­manité. Si les docteurs et les chefs, les gouvernements et les constitutions ne quittent pas les sentiers des vaniteuses idiosyncrasies d'auteur, les voies du matérialisme politique alimentaire, la société de­viendra une jungle où la force, définitivement, pri­mera le droit, le fait du prince sera la seule justice, où la miséricorde et le pardon céderont le pas à la haine, à la vengeance, à la dureté du cœur, prolégo­mènes des revendications inexpiables ; où l'égoïsme, enfin, à tous les étages sociaux, subjuguera la charité et la fraternité humaine. S'ils suivent, au contraire, les données traditionnelles, ils assureront la continuité de l'inspiration dans l'histoire du monde, c'est-à-dire, dans la vie individuelle, morale, religieuse et sociale. Car l'évolution se fait toujours vers un même but : l'épanouissement de l'esprit en ses qualités suréminentes ; car l'involution, à laquelle nous sommes livrés depuis trop longtemps, tend à synthétiser la vie dans la matière .et le bien-être physique, ces supports incertains de la véritable eschatologie humaine. DIABASE La doctrine enclose en ces pages est bien l'expression de la tradition universelle, il suffit d'ouvrir les archives de l'humanité pour en être con­vaincu. C'est la doctrine chrétienne, et nous écrivons ce mot sans crainte d'être démenti, car le Christ dans la nouvelle alliance, n'est pas venu manifester une nouvelle loi, mais accomplir l'ancienne et la purifier des apports adventices et souvent erronés, accumu­lés par les hommes sur la face de la vérité. Elle est catholique dans toute la généralité du terme : nous la retrouvons partout, voilée ou explicite. En voulez-vous un exemple ? Méditez sur la légende du dragon chinois, si représentative de l'évolution spirituelle. Vous avez d'abord, le dragon caché, puis, successivement, le" dragon dans la rizière, le dragon visible, le dragon bondissant, le dragon volant et le dragon planant, prêt à dispa­raître dans l'au-delà du temps. C'est le poisson qui conquiert des ailes pour s'élancer dans le ciel sa fin dernière et le ciel, chez les Chinois, c'est Dieu lui-même. DIABASE 151 Mais, n'avons-nous pas aussi plus près de nous, aux portes de l'Occident, les taureaux ailés d'Assour, c'est-à-dire la puissance unie à la subtilité, la force matérielle gouvernée par l'essor des aigles de la pensée ? N'avons-nous pas le sphinx énigmatique de la terre égyptienne ? Et, chez nous, les Celtes et les Kymris, sur notre sol occitan ? Nous avons les triades bardiques qui reflètent le ternaire cosmi­que et humain avec une miraculeuse intensité, car l'âme celte toute occidentale, est l'image la plus proche de l'âme universelle. En chacun des textes légués par les druides, nous rencontrons la foi, l'amour du bien et le courage joints à la liberté et à la lumière spirituelle infusée dans les âmes par le breuvage divin de Gwyon qui fait les hommes immortels et conscients. Toute la tradition, de l'est au couchant, du septen­trion au midi, a greffé sur le cycle humain, l'im­mense espoir d'un devenir noble et sublime. Les cogitations matérialistes, les négations forcenées des positivistes, l'aphasie paresseuse du sceptique pâ­lissent et s'effritent devant les clartés éternelles de ce pôle radiant. Fixons nos yeux sur lui, accueillons sa lumière et, des tréfonds de l'histoire, la foi, l'espé­rance et l'amour viendront jusqu'à nous ; les incer­titudes et le doute, si chers aux radoteurs des fausses philosophies, n'auront plus aucune prise sur nos intelligences. Les hommes d'état y trouveront la norme du gouvernement, les tenants du pouvoir, le phare de la justice distributive, l'élite, la nourri- ture de sa pensée, le peuple, la foi en un destin qu'il pourra forger de ses propres mains au lieu de le subir. Sans aucun doute, les paroles ici consignées, ne sont qu'un reflet imprécis de la profondeur des traditions. Mais le vrai, le beau et le bien, dans leur ultime retraite, sont si lointains de notre individu­alité, prisonnière du monde extérieur, que tout autre enchaînement des idées n'eut guère atténué la dis­tance. Car cette distance est intérieure et ne peut se résorber d'une manière sensible, sans un effort personnel, sans l'effort douloureux vers les abnéga­tions et les renoncements aux puissances instinc­tives, sans un déchirement intime des enveloppes matérielles, d'où sortira le moi divin de l'homme. Vous souvient-il d'avoir parfois contemplé, dans un musée, un tronçon de statue antique ou le profil d'un vase grec ? Ce n'est rien, ou presque, une simple ligne qui circonscrit un horizon infime, mais va s'élargissant jusqu'à l'immensité. C'est la ligne même, le canon de la beauté. Si ces paroles, dans leur médiocrité, leur indigence congénitales, furent impuissantes à vous donner la beauté, elles ont du moins essayé de vous faire entrevoir la ligne qui vous permettra, peut-être, de l'embrasser un jour. Or, par la possession de la beauté, ce premier cycle de l'humanisme, vous parviendrez au cycle de la charité où croissent le désir sacrificiel, l'hé­roïsme et la sainteté, pronaos lui-même du cycle 'de la grâce divine, et de la lumière incréée, dans lequel s'épousent la béatitude et la gloire. Ainsi, par le Golgotha de l'ascèse, vous aurez transgressé le plan physique où le matérialisme veut vous claustrer, pour conquérir le ciel humain dont le Christ, en corroborant la tradition, vous a montré la voie. TABLE DES MATIÈRES Avant- Propos..................................................................................... 5 Préface........................................................................................ 9 I. — La Tradition Universelle ...................................... 31 II. — Vrai Visage et Miroir déformant ...................... 35 III. — L'Homme............................................................................. 43 IV. — L'Esprit....................................................................... ___ 51 V. — La Personne et l'Individu................................ 67 VI. — MÉTEMPSYCOSE..................................................... 75 VII. — Premières Conséquences.................................................... 85 VIII. — Progression.................................................................. 95 IX. — ESSAI CONSTRUCTIF................................................ 105 X. — Droit et Devor............................................................. 113 XI. — Autorité et Pouvoir................................................... 125 XII. — Contrastes et Consonances. — Antinomies et Solutions .................................... ........................ 133 Diabase.............................................................................................. 149

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