5/25/2008

C. CHEVILLON - REFLEXIONS SUR LE TEMPLE SOCIAL

CONSTANT CHEVILLON RÉFLEXIONS SUR LE TEMPLE SOCIAL Editions des ANNALES INITIATIQUES 20-22, rue des Macchabées LYON ARGUMENT L'histoire est un perpétuel recommencement. Depuis l'origine des sociétés policées on recherche la parfaite formule de la "Respublica". Mais les essais s'entassent sur les réalisations mort-nées; comme Pénélope en l'absence d'Ulysse, nous détruisons pendant nos veilles le pénible travail de nos journées de lutte. Et les hommes espèrent toujours la venue de l'âge d'or, sans pou­voir l'atteindre. Cependant, jamais l'attente n'a revêtu, au cours des siècles une acuité aussi prononcée qu'à notre époque. La foule est en ef­fervescence, elle veut une solution totale et immédiate, elle at­tend un Messie, sous la forme d'une nouvelle doctrine sociale. D'où viendra-t-elle cette doctrine salvatrice? Les ignorants comme les savants s'interrogent et se sondent, mais rien ne se dessine dans l'anarchie des instincts déchaînés. Pourquoi cette impuissance de l'humanité en gestation de son avenir? Elle a per­du le fil d'Ariane, elle s'est égarée dans le labyrinthe inextri­cable de la matière. Nous sommes matérialistes, notre science est positiviste, notre expérience est toute physique; nous ressem­blons aux taupes aveugles dont les galeries souterraines ignorent la chaude lumière du soleil. Comment résoudre cette redoutable inconnue, à laquelle le bonheur humain est subordonné? Essayons de jeter un regard sur la question, sans nous arrêter aux multiples détails d'un problème aussi complexe que profond. En une brève étude, nous n'avons pas, en effet, la prétention de mettre au point, même en raccourci, l'embryon des sociétés futures, nous notons seulement quelques principes, phares ou pilotis des prochaines législations. Ceux-ci du reste, ne constituent pas un nouvel évangile, ils sont puisés à la source des antiques traditions, maintenant obnubilées. 2 D'aucuns les ont énoncés dans le passé, quiconque voudra pourra les redécouvrir sans trop de peine. Quant aux dosages constitu­tionnels, ils sont fonction de la culture atteinte par la foule, varient avec elle et réclament un moderne Solon ou un nouveau Lycurgue. Nous nous adressons aux spiritualistes , à l'exclusion de i;ouc autres. C'est pourquoi, certains pourront considérer ces pages comme un essai d! illunin'isne trace par un visionnaire. Notre per­suasion restera néanmoins inébranlable: la culture de l'esprit est une clef sans laquelle les bonnes continueront, maintenant et toujours, à piétiner dans les chemins battus de l'envie, de la haine, des guerres et de l'égoïsme ancestral. Exposant des principes, nous ne nous élevons pas contre toi ou tel parti politique ; tous ont droit de s'épanouir librement dans la cité, sans avoir à souffrir la persécution ou 1 ' ostracir, -me, à condition d'en respecter la nécessaire harmonie. De môme, les systèmes religieux particuliers restent en dehors et au-do3-:- . sus de notre cadre; toutes les religions recueillent sur l'ocrai! du sentiment populaire, un écho plus ou moins expressif de la vérité. Nous voulons seulement rompre une armature trop rigide et matérialiste, et montrer la possibilité d'une construction idéale. Septembre 1936. THESE ANTITHESE SYNTHESE Parmi les hommes: Les uns. se laissant guider par leurs instincts et passions, s'immobilisent sur le plan de la matière; D'autres, se haussent dans la sphère intellectuelle, raison­nent, essayent de mettre de l'ordre dans leurs pensées. Ceux-ci cherchent à hiérarchiser les appétits, à les satisfaire selon leur noblesse relative et leur utilité lointaine ou immédiate. Quelques-uns, enfin, considèrent ces deux étapes de la route humaine comme un moyen de s'élever jusqu'au monde de la spiritua­lité, suprême synthèse dans laquelle toutes les contingences et tous les rapports reçoivent une valeur objective réelle. Le premier groupe comprend une masse sociale d'une importan­ce considérable, sinon dans les pays ultra-civilisés, du moins dans la totalité de la population du globe. Le deuxième renferme une élite encore clairsemée au sein de laquelle se recrutent généralement les hommes d'Etat et nos ac­tuels législateurs. Une poussière d'individus, extrêmement raréfiée, constitue le troisième groupe; son influence est donc impondérable. Telle une boussole dans la tempête, montre le Nord idéal, l'action spirituelle se ^déclenche, parfois, dans le remous des instincts et des expériences risquées, pour indiquer la voie droite, mais elle est tout en surface, en raison de la réceptivité limitée de la foule. Ainsi, on peut se faire un tableau très exact de l'humanité, en considérant: une immense cohue arrêtée au stage instinctif, une élite peu nombreuse arrivée à 1'intellectualité et une mino­rité presque impalpable établie sur le plan où les relativités cèdent le pas aux intérêts supérieurs de la vie spirituelle» Si la logique réglait les rapports sociaux, nul doute ne subsisterait quant à la prééminence de cette minorité. Il n'en 5 est rien; dans nos sociétés modernes, les rôles sont inversés et comme pervertis. Les instinctifs plus ou moins intellectualisés ont mis la main sur les rouages constitutionnels, conformément aux principes de l'idéologie rationaliste qui, depuis le XVIIIè siècle a remplacé la science philosophique véritable. En effet: L'état spirituel présume, et comporterait dans son applica­tion éventuelle comme formule de gouvernement, un accord en pro­fondeur des lois écrites avec les lois de la création. Ces der­nières lois sont celles de l'esprit, origine et fin dernière de notre monde, car l'esprit a engendré les affinités physiques et chimiques comme les rapports intellectuels, la vie à tous ses de­grés est une résultante de son activité et la vie, finalement, se résorbera en lui. Ce gouvernement, sans mépriser ou méconnaître la matière et la raison, leur est transcendant; c'est pourquoi il a été appelé théocratique. Il vient d'en-haut, mais ne suppose pas une forme déterminée, une constitution "sui generis" immuable il peut, au contraire, s'adapter à tous les thèmes législatifs inspirés par les contingences humaines, il les compénètre en les magnifiant. Le stade intellectuel est un simple relais sur la voie de la sagesse. Il s'est transformé pour nous, en stase; d'un moyen terme nous avons fait une fin et nous nous refusons à gravir l'échelle de Jacob. De nos jours, l'intellectualisme est roi; il préside au gouvernement d'une classe privilégiée, dont l'ascen­dant est masqué par une monarchie libérale ou par une république de façade que le suffrage universel ou restreint ne parvient pas à rendre effective. Le pouvoir ainsi constitué repose sur une corruption du principe réel d'autorité, car il s'appuie sur 1'adhé sion, presque toujours pipée, des éléments instinctifs de la nation. L'instinct, les appétits de la foule, tel est, depuis des siècles, le voile derrière lequel se dissimulent les efforts in­téressés des classes dirigeantes; mais elles affirment en vain leur désir de réaliser un prétendu régime démocratique, en aucun pays encore ce régime n'a pu être établi dans sa plénitude. Nos démocraties sont, sans aucun doute possible, des contrefaçons 6 du gouvernement oligarchique, des démagogies ou des dictatures de classes, instituées au profit de certains individus dont le rôle, plus ou moins anonyme, est analogue à celui des tyrans (dans le sens de turannos) des républiques pré-chrétiennes. Pourrait-on, du reste, réaliser dès maintenant un gouverne­ment démocratique intégral? Pour la plupart des peuples, hélàs, la réponse est négative. L'homme n'est pas encore assez évolué pour régler sa conduite selon les données de la raison, a fortio­ri selon les lois de l'esprit. II se laisse guider par les ins­tincts, par les appétits matériels, unique objet de ses préoccu­pations. Il ne sait pas choisir les chefs nécessaires à la cohé­sion de la cité, car il s'abandonne aux divers courants du fleuve social, aux flots de l'éloquence partisane, "stupet attonitus rostris" (2). Dans une consultation populaire, neuf fois sur dis, seuls les rapaces sont portés par les suffrages, sur les pavois de l'autorité, et ceux-ci gouvernent pour eux et pour leur entou­rage immédiat de thuriféraires, au mépris des intérêts généraux de leurs mandants. Depuis la République Romaine, les élus et leur "gens" ont toujours recueillis les bienfaits du pouvoir au détri­ment de la masse. L'universel égoïsme de l'instinct, à peine poli­cé par le stade intellectuel, reste le phare obscur autour duquel gravite inexorablement l'humanité. Seule la théocratie, entendue dans son sens le plus haut, peut établir la suprême égalité des foules devant les besoins corporels et intellectuels. Soûle elle peut concevoir l'aménagement progressif de la justice distributi-ve dans le respect des droits légitimes du travail et de la pensée De nos jours, le mot "théocratie" est un épouvantail. II évo­que dans l'esprit de nos contemporains, l'image des peuples cour­bés sous le joug des Nemrods ou des Pharaons antiques, la notion du bon plaisir et de l'esclavage. L'origine de cette erreur es­sentielle provient d'une confusion difficile à éviter, en présen­ce des abus dont la théocratie fut l'occasion, au cours des siè­cles écoulés. Considérer les tyrans et les grands féodaux comme 7 des théocrates, est une injure gratuite à la divinité. Rapaces d'une toute autre envergure que nos modernes exploiteurs de fou­les, ils représentaient l'égoïsme dans toute sa rigueur, s'arro­geaient tous les droits, avec une seule contrepartie, le devoir d'instaurer et de défendre un ordre social destiné à combler leurs désirs personnels de domination, de richesse et d'honneurs. Mais la théocratie n'est pas cela. Appelée à transposer sur le terrain social les lois directrices de l'univers, à dévelop­per la spiritualité collective, elle utilise la raison et la science jusqu'à l'épuisement de leur potentiel, et repousse tout emploi de la force brutale, de la contrainte ou de la persécu­tion. En chaque individu, elle respecte et réclame le libre jeu des sens et des organes corporels. Mieux encore, elle travaille, étape majeure sur la voie évolutive, à l'ascèse des intelligences sa seule satisfaction consiste à soulever la foule vers les som­mets, en l'arrachant à la basse emprise des instincts. Cependant, la déformation humaine s'est insinuée au cours des siècles dans la pure doctrine théocratique et l'a transformée en instrument de gouvernement personnel, source première de tous les despotismes. Pour assurer, dans la justice, le fonctionne­ment normal de la théocratie, il faut, à jet continu ou presque, des surhommes. Or, de simples hommes, en vertu de leur naissance, par le prestige de leur gloire, l'ascendant de leur volonté ou par d'autres moyens dont le plus courant fut la substitution de la force à la sagesse, pénétrèrent dans le temple de l'esprit et s'imposèrent à la foule, sous le couvert providentiel, mais, en réalité avec la seule conscience de leurs instincts multipliés par la brutalité des convoitisese Ainsi s'estompèrent les princi­pes et naquit le bon plaisir. Ce fut la victoire de l'égoïsme sur la charité, la cristallisation voulue et organisée des couches sociales inférieures, dans leur gangue originelle. La théocratie s'était muée en pouvoir absolu, en autocratie. L'évolution humaine arrêtée d°.ns son essor, la masse fut ligotée dans le cycle passionnel et la matière; afin de mieux le dominer, on prit l'habitude de donner à ses aspirations surbais­sées un aliment occasionnel: "panem et circenses" (3). Mais les dirigeants furent pris, periodiquenent, à leur propre pièpre. La foule exacerbée par ses passions inassouvies, se déchaîne conne un torrent; elle brise les digues de la subtile raison, étrangère à la fermentation de ses appétits; elle surmonte la terreur ins­pirée par la force et bafoue l'autorité, pour tout emporter, au jour de sa colère, dans le fracas des révolutions. Toutes les révolutions sont justes, toutes ont une base inat taquable, lorsqu'on les considère sous l'angle de la justice dis-tributive, car elles sont la contrepartie des souffrances endurées par la masse. Mais la réaction s'opère toujours sur un plan iden­tique ou parallèle à l'action génératrice; leur seul effet est de transposer la satisfaction des apnétits d'une classe sociale sur une autre. Toutes les révolutions, du reste, ont été exploitées par des audacieux qui s'embarrassent des idées dans la mesure de leurs intérêts immédiats. Ouvrons l'histoire; avant toute convul­sion sociale, nous trouvons des opprimés, après la réaction nous aurons encore une nouvelle couche de détresse et, sur les débris des anciens régimes s'élève inlassablement une nouvelle aristocra tie dont les exactions, pour être différentes, ne seront pas moins, à la longue, intolérables pour les victimes. Et l'humanité continuera ainsi à évoluer en spirale autour du centre vital instinctif, tant que l'esprit n'aura pas repris ses droits, tant que la théocratie véritable ne sera pas redeve­nue le levier de la civilisation. Ce préambule nous amène sur le terrain de la politique. Non pas de cette politique, revêtue d'un habit d'arlequin par la pen­sée moderne, mais de cette doctrine subtile codifiée par les sa­ges de l'antiquité. La politique est la science de l'humanité supérieure et non pas la conception toujours étroite d'un parti. Elle est le cou­ronnement de toutes les sciences particulières qui lui servent de cadre et de soutien, ainsi les colonnes d'un temple hypètre semblent supporter le ciel. La vraie politique commence son ac­tion éducatrice chez l'individu, s'étend à la famille, à la cité, à la nation, pour englober, enfin, l'espèce humaine tout entière dans le tissu de ses prescriptions devenues universelles. 9 Aujourd'hui, nous sommes loin de compte. La politique est quotidienne, elle reflète les idées et plus encore les besoins du moment, sans envisager l'obligatoire harmonie des divers rou­ages sociaux. Par conséquent, elle ne peut revendiquer à sa base nj. cohésion ni sérénité. Le fameux char de l'Etat grince et se disloque. Une politique réelle devrait, au contraire, s'effor­cer de construire un tout homogène, par une adaptation progres­sive des instincts et des intellects aux lois générales de la spiritualité. Jadis il en était ainsi. Lisez Manou, Platon, Ari3~ tote, lisez le Pentateuque ou l'évangile, toujours vous verrez les événements journaliers et contingenta subordonnés à l'univer­sel. Notre opportunisme étroit est relégué au second plan, c'est un pis-aller; il se résorbe avec les circonstances qui l'ont vu naître, seule apparaît, dans la pérennité doctrinale, la norme eschatologique. Où rionc réside la différence entre la politique moderne et celle de nos ancêtres? Répétons-le sans cesse; dans1 le cantonne'-ment des appétits en leur sphère légitime, dans la recherche du bonheur et de la perfection sur un plan toujours plus haut, grâce au dynamisme engendré par les réactions de l'esprit sur la matiè­re, par le canal de l'intelligence. Ces notions peuvent-elles s'appliquer à une réalisation pratioue de la cité, de l'Etat, du monde politique! Essayons d'en poursuivre l'analyse. La politique, avons-nous dit, est d'abord individuelle, En effet, son premier soin est de considérer l'homme en lui-même, comme entité ou cellule sociale. Quelles règles va-t-elle donner à cet individu, vis-cà-vis de son essence particulière? Elle pose comme principe le "Gnothi seauton" (4) socratique. Connais-toi d'abord; examine tes possibilités, tes aspirations et les moyens de réalisation. Développe-les dans la mesure où ils peuvent te conduire vers l'équilibre parfait, seul susceptible d'assurer 10 l'épanouissement total de ta personnalité consciente. Qu'est-ce à dire, sinon arriver par la discipline librement acceptée, dans la paix physique, intellectuelle et spirituelle, au fonctionne­ment normal de toutes les facultés humaines? N'est-ce pas l'invita tion à freiner les instincts et les désirs incompatibles avec l'intelligence et la raison? N'est-ce pas la conquête progressive et parfois douloureuse de la vertu, de la force morale d'où jail­lissent les grandes pensées, sources exclusives des grandes actions? N'est-ce pas un appel direct à la solidarité de tous les hommes, dont l'un ne peut se développer sans l'ascèse générale des autres? N'est-ce pas là, par conséquent, l'assise première de la fraternité? Sur ces bases, la politique va s'élargir, car elle vise plus haut encore. Si l'homme est un individu dans l'univers, il est aussi, et surtout, une cellule sociale, cellule indépendante, sou­veraine dans son "particularisme", mais parcelle d'un tout idéal, parcelle de l'humanité. C'est pourquoi la politique régie les rap­ports nécessités par l'assemblage harmonieux des parties consti­tutives. Elle édicté donc, suivant notre affirmation liminaire, les lois qui régissent la famille, la cité, l'Etat; celles qui rendent possibles les contacts internationaux, dans un droit égal et juste pour tous les individus et tous les peuples» En somme, elle élève, sur l'ordre particulier aux cellules et molécules so­ciales, un ordre universel, sans favoriser un homme, une classe, une nation au détriment des autres; elle sanctionne la justice. Résumons la théorie et essayons d'entrevoir un schéma cons-tructif. L'homme est un atome destiné à vivre dans une molécule ou cité. Cette molécule fait partie ô7 ' un organisme supérieur, de l'Etat. Les divers Etats ferment une collectivité dont les inté­rêts généraux doivent êère harmonisés comme le sont les éléments d'un temple bien construit. 11 Dans un temple, tout est ordonné, à la place définitive exigée par l'utilisation cérémonielle de l'édifice. Chaque pier­re revêt donc une forne adéquate, est reliée aux autres par un cinent indestructible, reçoit enfin une destination en rapport avec le but poursuivi. Les bonnes, nous l'avons vu, se divisent en trois classes: les instinctifs, les intellectuels, les spirituels. Les premiers sont des apprentis, des manoeuvres non spécia­lisés; ils préparent les matériaux, les anènent à pied d'oeuvre» Les seconds, les compagnons ouvriers, vont s'emparer de ces ma­tériaux, le? affiner, les digérer en quelque sorte pour réaliser l'ensemble. Les troisièmes sont des maîtres, ils ont conçu le plan, dirigent les travaux, coordonnent les efforts pour assurer la solidité de la masse et donner à celle-ci l'harmonie dans les proportions. Mais nous construisons un édifice tout frémissant de vie et de réalité, nous pouvons donc emprunter une autre comparaison, symbole de son intime essence. Les apprentis sont, eux-mêmes, la matière du temple, la pierre encore brute, perfectible et malléable, nécessaire à l'é­conomie du projet; il faut la débarrasser de ses scories, lui donner les arêtes ou les courbes voulues. Les compagnons, grâce à leur métier, à leur science, accomplissent cette besogne, ils feront passer leur âme dans la pierrev tandis que les maîtres la pénétreront de leur esprit en passant par l'âme et la main des ouvriers. Pour arriver à ce résultat, les actions et réactions des éléments constitutifs et organisateurs doivent être synchroni­sées selon un rythme infiniment souple, incapable de se déshar-moniser au souffle des contingences éparses dans le temps et l'es­pace. Ce rythme s'établit sur deux modes: le premier idéal, le second pratique. Dans l'idéal, le rythme est amour. L'amour, comme un fluide issu de toutes les volontés conjuguées, sature de ses effluves les architectes, les artisans et la matière, indissolublement liés dans la gestation de la beauté, d^ns la création du grand oeuvre. 12 Dans la pratique, le rythne c'est la règle sociale, c'est-à-dire la loi, expression humaine de l'amour, en d'autres ternes, de la solidarité et ^e 1'altruisme. Ce concept de loi examiné dans ses incidences diverses va, peut-être, nous donner un cadre parfait pour notre thème social. Qu'est-ce que la loi? C'est la norme qui détermine les droits et les devoirs de chacun vis-à-vis des autres, comme les sanctions applicables aux délinquants éventuels. Pour être juste et équitable, une loi doit faire la part des "besoins matériels, celle des idées et celle de l'esprit. En consé­quence, elle doit policer les instincts, réglementer la plastici­té des idées, pour ouvrir à tous, dans la mesureidès'possibilités individuelles, la coupole spirituelle. Toute loi étrangère à l'un ou à l'autre de ces principes directeurs est une loi de circons­tance. Elle peut lier pour un temps, en vertu de la discipline, mais ne peut servir de forme intangible aux consciences et remé­die seulement à un mal transitoire ou trop pressant, à supposer qu'elle ne soit pas dictée par des considérations moins nobles encore. Dans ces conditions, comment doit être établie la loi? La réponse est simple. La loi doit faillir du sein de l'humanité comme Minerve du cerveau de Jupiter. Mais, et c'est l'évidence même, l'enfantement ne peut être abandonné en d.es mains inexper­tes. Les Sages seuls peuvent présider à l'éclosion des lois, si­non le droit est faussé, le devoir méconnu et les sanctions ina­déquates. Si l'on veut, en effet, transformer la société, renouveler ses assises, va-t-on faire appel à l'instinct comme base autori­taire et régulatrice?Si oui, la foule commande, ses caprices et ses appétits sont érigés en lois. Alors, les intellectuels, dont l'influence devrait logiquement agir comme un réactif, les intel­lectuels suivent la foule et exploitent ses passions dans le but évident d'en faire un marche-pied pour leur oligarchie. Quant aux spirituels, ils seront piétines ou tout au moins relégués au ma­gasin des accessoires, ils n'auront plus aucune voix dans le con­cert politique. Or, au point de vue rationnel, les instincts re- 13 présentent très exactement l'étape animale. Le chanp de l1anima­lité est divisé en deux parties, à peine délimitée par une bar­rière imprécise. L'une est caractérisée par l'instinct égoïste, partant sauvage, aveuglé par un besoin continu de satisfaction immédiate; l'autre par un instinct collectif ou domestiqué, au sens propre du mot. Celui-ci prévoit l'avenir et convoite, outre sa satisfaction propre, la satisfaction corrélative exigée par les individus de la même catégorie. Combien n'ont pas dépassé le premier degré instinctif?C'est un problème insoluble et troublant, leur légion est innombrable. Mais, confier, même aux autres le droit de régler les rapports sociaux, les suivre dans leurs aspirations terre à terre, c'est inévitablement rabaisser la fin humaine à une question de police dans la jouissance des biens de ce monde. Pansons aux intellectuels. Beaucoup d'hommes excipent de ce titre; bien peu le méritent, eussent-ils parcouru le cycle com­plet de l'enseignement moderne. Nos programmes universitaires, machines compliquées et sans souplesse, créent des savcnts et surtout des demi-savants, en série. Ils vulgarisent la science, en imposent la lettre et non l'esprit. Le résultat inévitable de ce dogmatisme d'un nouveau genre, c'est le"primaire", c'est-à-di­re l'homme des formules, d'une seule formule le plus souvent. Le primaire connaît plus ou moins bien une chose, mais ignore totale ment les autres et il est impuissant à formuler les synthèses, à conjuguer les phénomènes d'une série avec les séries concomitan­tes, pour en former un tout harmonieux. C'est un orgueilleux, de bonne foi, certes, et peut-être de bonne volonté, mais dont le but est faussé par une vue trop exclusive dans son étroitesse»Le Primaire, à la longue, enfermera l'humanité dans un cachot, dans l'in-pace de sa formule matérialiste. L'homme spiritualisé, au contraire, sait comment les ins­tincts doivent être cultivés et satisfaits, dans la mesure où ils sont nécessaires à la vie corporelle, véhicule de toute activité supérieure. Il sait combien la raison et l'intelligence doivent être respectées et sans cesse élargies pour élucider les lois na­turelles, les asservir à une fin plus haute. Mais il sait encore que la félicité humaine ne réside pas exclusivement dans le 14 corps et l'intellect. Il la situe dans la conscience du "bien, dans 1 ' amour de la perfection et il voudrait entraîner la foule à sa suite vers ce but lointain, par la limitation des appétits et la discipline de l'intelligence. Cet aperçu rapide va corroborer nos premières constatations. Il faut choisir parmi les spirituels, pami les sages, les ber­gers, les chefs, en un mot les hommes d'Etat. Car ceux-là seule­ment pourront donner aux humains, avec le pain du corps, les con­ceptions plus nobles, seules capables de juguler, à Jamais, la haine, l'envie, les rivalités de clan et de clocher et d'instau­rer, à la place des guerres fratricides, le règne de la frater­nité et de l'amour. Seuls, ils pourront conduire la communauté vers son but réel, tout en se servant de la matière comme d'un utile tremplin. Pourquoi la politique théocratique était-elle supérieure à la politique moderne présumée démocratique? La première était basée, nous l'avons dit, sur les principes même de la Providence divine, expression des lois universelles. Elle avait un idéal sublime: construire un avenir meilleur,relié à l'histoire des siècles révolus. Juste sans rigueur, équitable sans faiblesse, comme une tutelle bienveillante surveille et gui­de l'enfance inexpérimentée, elle présidait dans l'ordre et la mesure, cà l'évolution toujours lente des masses. Mais la foule instinctive, lasse des disciplines traditionnelles, a rejeté le progrès lent et sûr pour se tourner vers des contingences immé­diates, souvent sans contact avec le réel. Suivant l'exemple don­né par Tarquin le Superbe, elle a décapité ses chefs, et, comme elle peupla 1'Olympe de dieux à son image, elle a choisi ses gui-d.es et ses législateurs dans ses rangs nivelés. Aussi, la politi­que nouvelle établie sur les ruines de l'ancienne n'a plus d'au­tre base qu'une courte expérience. Ballotée au gré des événements quotidiens, elle travaille dans l'incohérence. Les jeunes mépri­sent les anciens et les sages et poursuivent la chimère insaisis- 15 sable du moment présent. De ce chef, leur attitude démocratique est trop souvent un nasque sans pensée. Car le bien du peuple n'est pas fait du seul présent, il doit emprunter la route des ancêtres pour atteindre l'avenir, et surtout, il ne doit pas s'é­garer sur le plan matériel, le premier, certes, mais le moindre de tous. A la lumière de ces observations trop véridiques, nous pou­vons, dès maintenant, concevoir le rôle et la responsabilité d'un chef. Le chef, pour son compte personnel, a claustré les contingen-, ces instinctives dans leur sphère légitime, il a gravi l'échelle de l'intelligence par l'étude approfondie des sciences et des arts, il s'est élevé jusqu'au sommet spirituel en communiant avœ la sagesse divine, seule capable de lui infuser l'esprit des traditions et des lois cosmiques, en dehors desquelles le progrès humain est un supplice analogue à la roue d'Ixion. Arrivé sur ce faîte, il n'y restera pas dans un nirvana idéologique : par un procédé inverse, il rayonnera dans la foule sa puissance spiri­tuelle, canalisant tous les instincts et toutes les forces vives, comme la science et la raison, vers l'idéal. Il n'improvisera pas les constitutions, ne les tirera pas de son fonds proprement hu­main, mais il adaptera les lois universelles, les lois de l'équi­té à la contingence sociale et guidera l'évolution du peuple, en suivant le rythme de l'ascèse générale. En un mot, le chef crée une foi aussi subtile qu'intelligente, la foi dans la fin derniè­re de l'humanité régénérée. Nous disons bien la foi, car le peuple n'est pas habitué et ne peut s'habituer, du jour au lendemain, à manipuler les idées générales. L'erreur fondamentale de la démocratie moderne, c'est de vouloir mener la foule avec des idées trop spéculatives. La foule fausse les idées aussitôt que reçues et les trQïlipOI© en réalisations instinctives, au lieu de s'en servir en vue de la conquête d'une vie supérieure. 16 Les solutions proposées, de nos jours, pour satisfaire au problème démocratique, peuvent-elles engendrer l'épanouissement total et progressif des facultés humaines, apporter la paix et le bonheur universel? C'est à voir* Socialisme et communisme, aujourd'hui, constituent le pôle attractif de la démocratie. Ce sont là deux vocables pour une même doctrine. Nous n'avons donc pas à les discriminer, sinon dans certains points de détail assez insignifiants, car nous n'envisageons pas les moyens de réalisation, mais les principes et le but sociologique, indiscutablement communs, Disons-le,tout de suite, du reste, socialisme et communisme sont l'aboutisse­ment inévitable d'une véritable théocratie. Seulement, les con­cepts recouverts par les termes peuvent avoir, suivant le cas, une portée bien différente, comme nous le verrons plus loin. Les deux doctrines modernes, en effet, puisent leur physio­logie, et partant leur psychologie, dans l'Encyclopédie et dans Darwin; Karl Marx est leur théologien et leur moraliste. De ce fait, c'est le triomphe du matérialisme intégral, avec une mysti­que, c'est-à-dire une religion et une foi, réduite au mètre de 1'animalité. Darwin considère l'homme comme un animal lentement diffé­rencié des autres par le développement d'une intelligence fonc­tion de ses centres cérébraux, Marx applique cette théorie à la société, mais il voit celle-ci comme un tout, sans se préoccuper des cellules constitutives, et il échafaude des raisonnements, d'une logique parfois implacable, qui s'appliquent à ce tout sans tenir compte des diversités individuelles. Sur ce thème ini­tial, on a construit dans l'idéal du genre, une société sans sou­plesse. Tous les hommes sont égaux en besoins physiques, intel­lectuels et moraux. L'humanité, en principe, est devenue un trou­peau, et les dirigeants des éleveurs patentés. Prenons les enfants. A tous la même hygiène, le même cube d'air, la même nourriture, le même enseignement, dosé d'une manie re identique. Pour l'adolescence, le même nombre d'heures de sport et d'études sur des programmes en série. Pour l'homme, 17 pour le travailleur, le même salaire, l'effort pareillement nesu-ré, la besogne du manoeuvre appuyée par la machine. C'est pour employer des expressions consacrées par l'usage, de l'industria­lisation, de la rationalisation à haute dose. Une seule cbrse a été oubliée, le roseau de Pascal, attaché bon gré, mal gré au tuteur social actuel, est un roseau pensant, un roseau doté d'une âne immortelle. On a oublié les besoins de cette âne, besoin d'air et de lumière, besoin de ne pas étouffer dans la gangue rigide des appétits matériels. On a même oublié l'impossible égalité de ces corps et de ces âmes, car chaque hom­me est une entité à nulle autre semblable, dont les aspirations, la réceptivité et la capacité varient continuellement et rendent illusoire l'application d'une commune mesure. Les conséquences de cette politique à courte vue ont été néfastes. Un exemple seulement. Voyons le monde ouvrier. Jadis, il y avait des artisans; ils étaient tour à tour apprentis, com­pagnons et maîtres. Ils ont construit ncs cathédrales et nos pa­lais, fabriqué des meubles, des ustensiles et des bibelots. Cha­cune d.e leurs oeuvres était marquée du sceau de leur génie parti­culier et enchantait les yeux et l'âme. Ils avaient acquis la souple maîtrise de leur métier, dans la joie et la sérénité et surtout la libre initiative laissée à leur talent. Aujourd'hui, au sein d'une même corporation, on impose à tous la même besogne strictement délimitée dans le temps, l'espace et le mécanisme des réalisations; ils sont devenus des automates manoeuvrant des machines. Regardez les églises, le^ gratte-ciel, les appartements et leur contenu; tout est propre, linéaire, confortable, mais dans tout cela, jamais, ou presque jamais, une étincelle de cette sublime beauté qui transporte les âmes sur les cimes, rien que de la matière domestiquée. Partout, sur tous les plans sociaux, nous trouverons cette même carence esthétique, morale et spirituelle. D'où vient cela? De la conception démocratique moderne elle-même. Dans cette con­ception, tout est exact, logique, mesuré normalement, mais la me­sure est fausse. Notre civilisation est un monde à deux dimen­sions, l'envol a été négligé. On a considéré et on considère 18 l'homme conne "un animal de luxe. Or 1'animal est matière; la fin de l'homme aninal est donc dans la matière, dans le bien-être qui peut en découler. Dès lors, la règle de conduite sera la conquête exclusive des "biens matériels, selon le rythme de l'ex­périence scientifique. Quant à la répartition du bien-être,elle se fera sur une cadence identique pour tous, dans une justice rigide, étrangère à l'équité, c'est-à-dire aux considérations individuelles dont les variantes ne peuvent être exprimées en va leurs mathématiques. Et, sur tout ceci s'étend la loi du moindre effort; il ne faut demander au nourrisson élevé en serre chaud,e aucun travail superflu, sans rapport avec le but fixé; Certes, la loi du moindre effort est essentielle en mécanique, mais, dans le domaine humain, c'est une hérésie mortellement préjudi­ciable à la perfection et à la poursuite de l'idéale La vicilisation moderne n'a qu'un soucii le corps* Quant à l'esprit, sans le nier peut-être, elle le néglige totalement. Qui parle, aujourd'hui, d'esthétique, de morale, de vie spiri­tuelle et intérieure ou de conscience? On forme des athlètes, superbes pendant quelques courtes années, dont les forces s'u­sent avec la rapidité de l'éclair. Où donc sont les athlètes d'antan, nourris aux jeux du stade mais élevés dans les temples d'Eleusis ou d'Olympie? Tels sont les résultats dûs à l'application exclusive du matérialisme Darwinien et Marxiste à notre politique sociale. On peut résumer la genèse de cette évolution en quelques mots: Le socialisme-communisme moderne est né avec la Réforme et son libre-examen. Il était soigneusement caché dans les prémis­ses, à l'insu même des réformateurs, et a mis deux siècles à mû­rir. Le libre-examen, en effet, a rejeté en bloc les lois tradi­tionnelles cristallisées, par des apports étrangers à leur essen­ce première, en dogmes trop rigides, II a donc introduit dans la foule l'individualisme politique au même titre que l'individua­lisme religieux. Comme la foule ne s'embarrasse pas de philoso­phie, elle a conçu la civilisation comme une assise accordée à la satisfaction de ses appétits. Ainsi, l'individualisme mal compris, a renforcé et élargi ï'égoïsme populaire. Puis, de grands clercs sont venus, sortis des officines du positivisme matérialiste; ils ont codifié le nouveau courant social, en éle- 19 vant le particulier à la puissance du collectif, et nos théories contemporaines ont apparu. Celles-ci assimilent la véritable culture au progrès indéfi­ni de la technique, de la science expérimentale, au progrès de la machine. Sur les ruines dogmatiques anciennes, on a bâti un nouveau dogme intangible, sans s'apercevoir de sa fragilité, sans soupçonner le côté vraiment réel et sublime de la civilisa­tion. Science, technique, machines sont des moyens d'une incon­testable utilité, mais non pas une fin. La fin, c'est 1'affine­ment de l'espèce, l'harmonie des facultés individuelles et des rapports sociaux, la conquête d'une perfection progressive,seule capable d'offrir une base au bonheur relatif ou absolu dont nous rêvons depuis toujours. En somme, le socialisme-communisme actuel n'est pas psycho­logue dans le haut sens du mot. Il l'est à sa manière; ainsi le magnétiseur se sert de la réceptivité de son-sujet pour lui in­culquer une idée, vraie ou fausse, commander un acte, bon ou mauvais, pour le galvaniser dans un sens voulu, sans tenir comp­te des prédispositions de l'individu, ou même en les exploitant pour arriver à ses fins particulières. Comme le magnétisé, la foule moutonnière, sous l'influx des flatteurs, s'engage dans la voie ouverte à ses instincts. Les exploiteurs, dévorés eux-mêmes par les mêmes passions, savent jouer de cette tendance, pour consolider une domination trop précaire à leur gré. A la lu-ière de ces observations, pouvons-nous maintenant voir clair dans l'état social actuel et envisager la solution susceptible d'amener la paix et le bonheur parmi les hommes, sous l'égide de l'équité? Il vous le semblera peut-être. Une formule typique a été lancée récemment pour synthétiser les désirs de la foule. Elle est, r*u reste, vieille comme le monde, autant que profondément humaine et juste : Le Pain - La P-^ix - La Liberté. Le Pain? Personne ne peut contester la nécessité vitale de l'aliment corporel, de la nourriture substantielle et saine,capa- 20 ble d'assurer le libre jeu des organes, de prolonger l'existence en vue de l'effort collectif sur lequel s'échaffaude la cité matérielle. Le droit au apin est imprescriptible. La Paix? La paix universelle,jamais réalisée au cours des siècles historiques, serait-elle une chimère? Jusqu'à nos jours on l'impose, dérision suprême, par la force des armes ou l'inti­midation. Lorsqu'on prêchera la paix avec l'amour au coeur et non la haine, le vieil adage "homo homini lupus" (5) tombera en désuétude. Nous vivrons, sans nous bercer de chimères, dans la joie et la sécurité, sous condition expresse de recevoir la cé­leste parole avec le même amour. La Liberté? La saine liberté dont le nom est inscrit au fronton de tous les temples et de tous les palais est combien méconnue. Personne ne sait plus la norme de la vraie liberté. Comme tout appareil électrique bien constitué, elle comporte deux pôles. Un pôle positif^ c'est le droit strict de l'individu un pôle négatif, ensemble des droits d'autrui. Au milieu se trou­ve l'équilibre, "in medio stat virtus" (6). Ce juste milieu se résume dans l'aphorisme "Fais ce que dois", et ainsi la totali­té des droits sociaux est harmonisée dans la notion du devoir. La liberté est donc un compromis entre le positif et le négatif; elle consiste à respecter le rayonnement de tous les individus groupés en société. Mais elle réclame une juste contrepartie : si en effet, par une transposition d'un mot de Kant: le droit de tous est la mesure du droit individuel, la réciprocité est ab­solue . Pain, Paix, Liberté, voici donc une base pour la construc­tion du temple social, base réclamée depuis des millénaires et jamais atteinte encore. Comment en assurer la possession défini­tive et l'aménagement équitable? C'est un problème difficile, mais non la quadrature du cercle. Difficile certes; il y aura toujours des pauvres et des riches, des forts et des faibles, des intelligents et des sots, des hommes de volonté et des vel­léitaires; il y aura toujours la bonne et la mauvaise étoile. A cela, nul ne peut rien, pas même Dieu, car nous sommes nous-mêmes, les artisans de notre destin. L'homme est ce qu'il se fai"Ç Mais on peut trouver une solution moyenne et cette solution est celle-ci: diminuer progressivement la misère matérielle et les 21 entraves à la libre expansion des facultés de charme individu* La seconde partie de la solution est à notre portée inné-diate, c'est l'acceptation volontaire de la discipline sociale, c'est reconnaître et faciliter les aspirations légitimes de tous les citoyens. La première partie: diminuer la misère matérielle est moins facile à obtenir, car elle a contre elle l'"auri sacra famés" (7) des anciens. Abordons pourtant la question. Il y a trois facteurs de richesse mondiale: La nature dis­pensatrice des matières premières, réceptacle des forces princi-pielles; Le travail, dont l'incidence aide la nature, la contraint selon le rythme des besoins et transforme les forces comme les produits bruts; Le capital qui prend sa source dans les deux autres et, par un effet de choc en retour, les vivifie en les multipliant; tel un lac alimenté par les ruisseaux et les rivières, leur restitue, par 1'évaporation, leur vitalité en v^ie d'épuisementi La nature est un esclave et ne doit qu'obéir. Cette parodie d'un vers célèbre est exacte, la nature obéit toujours à l'ef­fort qui la sollicite. Cet effort constitue le travail. Tu mange­ras ton pain à la sueur de ton front a dit l'Eternel; sans tra­vail tout est stérile et la vie humaine n'a plus de sens. Il est l'humble et vigoureux artisan de la soei'té, il l'a édifié de tou te pièce.", à travers les siècles, et c'est pourquoi la civilisa­tion actuelle est solidaire du passé. Le travail est la source du capital. Qu'est-ce que le capital? C'est une accumulation de tra­vail mise en réserve pour l'avenir. L'or et ses succédanés ne sont pas des capitaux proprement dits, ils en sont les signes re­présentatifs. Il faut donc considérer le capital comme une possi­bilité de travail immédiat ou futur, un moyen de rémunérer l'ef­fort productif et de le diriger, dans un sens déterminé, pour le bien de tous. C'est d'avoir perdu de vue ces vérités, pris le si­gne pour la chose, l'apparence pour la réalité, que sont mortes les antiques civilisations; c'est de la même erreur que nous nourrons, si nous n'y prenons garde. Or, les biens de ce monde matériel, fournis par la nature et transformés par le travail à l'aide du capital, sont la propriété 22 commune de tous les bonnes. Chacun d'eux a le droit strict d'y puiser selon ses besoins innédiats, et le droit, non moins strict d'en^avoir sa part à l'heure où ses forces le trahissent. Mais les riches ont oublié qu'ils étaient les dépositaires et non les maîtres absolus des biens à eux confiés. Ils les ont trop souvent administrés en égoïstes, pour eux-mêmes, accaparant l'intégralité des revenus à leur seul profit, sans le souci cons­tant d'en effectuer une répartition intelligente, conforme à la volonté divine, parmi les déshérités. C'est pourquoi, Jésus, il y a vingt siècles, proclame la difficulté pour les riches égoïs­tes d'entrer dans le royaume de Dieu, réservé aux pauvres en esprit. Mais les patrons de l'industrie, du commerce et de l'agri­culture ont oublié leur rôle. Instruments de Dieu et de la théo­cratie dans la répartition des produits du travail, ils se sont taillés la part du lion et considérés presque toujours, conne dèff bénéficiaires exclusifs* Tous ont oublié la grande maxime prêchée par le Christ:"A chacun selon ses oeuvres et ses besoins". Par cette masse d'oublis, la société de tout temps a été viciée et déséquilibrée. Beaucoup a été réparti à quelques-uns et peu à beaucoup. Les crises sociales n'ont pas d'autres causes elles sont inévitables et périodiques. Mais toutes les réactions connues, depuis les temps historiques, se sont inspirées du prin­cipe même qui les avait engendrées, elles ont simplement entéri­né le déplacement des incidences ploutocratiques selon la norme de la prétendue loi de la lutte des classes. Et le monde roule indéfiniment dans la même erreur, il se débat dans un matérialisme dont il refuse de s'évader. Les hom­mes ne pensent ni à leur origine spirituelle ni à leur fin der­nière. Ils ont été, sont et seront le jouet des instincts, des passions et des appétits, en un mot de l'égoïsme 23 Supposons pourtant la difficulté surmontée, les instincts policés et plus ou moins assouvis, les "biens matériels répartis selon l'ordre et l'équité, c'est-à-dire selon les besoins immé­diats et le souci de l'avenir* L'humanité sera-t-elle satisfaite Pas encore, car l'homme est double. Il y a en lui deux êtres,un animal et un esprit; il repose sur une base matérielle et s'a­chève sur un plan supérieur. Il est humain et divin à la fois. A quoi bon satisfaire l'humanité si la divinité ne reçoit rien en partage? L'esprit et le corps doivent se nourrir simultané­ment, et pour cela, il faut répartir les biens spirituels comme on a réparti les biens temporels. Comment opérer? Toute difficulté semble, ici, écartée. Sur ce plan, en effet, tout le monde peut puiser sans réticence, sans offusquer ou désavantager son voisin, car la source des ri­chesses spirituelles est inépuisable * elle se prête, sans aucun amoindrissement, à tous les partages» Dins le domaine spirituel, il n'y a ni riches ni pauvres, chacun est rassasié selon sa capa­cité particulière. Si l'un possède plus, c'est qu'il veut et peut prendre plus. Si l'autre est moins riche, il ne le sait pas car, étant comblé, il ne saurait recevoir davantage; mais si son désir vient à s'accroître, il reçoit aussitôt la manne corres­pondante, puisque le don, en quelque sorte, crée la puissance réceptive. En quoi consistent les biens spirituels? Ils se résument dans la connaissance, c'est-à-dire dans la Gnose. Et cette Gnose, prêchée par tous les grands initiés, rénovée et complétée par le Christ, cette Gnose est la science de notre fin dernière. L'homme involué dans la matière, nous dit-elle, est un fils de Dieu; il doit donc, ainsi s'exprime 1'Aréopagite, se déifier, c'est-à-dire se rapprocher de Dieu jusqu'à s'identifier à lui, selon la norme des contingences. Se déifier, n'est-ce pas en arriver à concevoir les biens matériels comme de simples moyens d'ascèse? Se déifier, n'est-ce pas communier avec Dieu dans le triple amour du vrai, du beau et du bien, les trois aspects de la divinité? Jusqu'ici, cette Gnose a été le privilège d'une élite res­treinte. La répartition des biens spirituels élèvera la masse 24 humaine jusqu'à l'élite, elle la sauvera en l'arrachant aux atteintes de 1'animalité et de l'égeïsne, II faut amener chaque individu, non pas à tout savoir,com­me le prétend, bien à tort, la science expérimentale, mais à pouvoir comprendre, dans leur double interprétation matérielle et spirituelle, tous les problèmes soulevés par l'expérience et la raison. Il faut amener tous les hommes à la sagesse, c'est-à-dire à conjuguer, dans leur être devenu complet, la force maté­rielle et la puissance divine. Or, que voyons-nous depuis des siècles? La révolte insensée de la force instinctive aveugle des masses contre la puissance spirituelle de l'élite. Est-ce la faute de cette dernière? Non pas. C'est la faute lourde et peut-être voulue dans certains cas des berscers mauvais ou ignorants qui ont capté l'oreille de la foule, l'ont murée dans la prison passionnelle, sans jamais lui ouvrir les horizons de la Gnose. Lorsque la Gnose aura été répartie dans la masse, aurons-nous établi la suprême égalité de tout temps rêvée par les Sages? Oui, dans toute la mesure humaine, malgré les divergences et les erreurs, Inhérentes à la justice distributive. Nous serons arri­vés à la solution moyenne, la seule possible en notre univers. Comme nous disions: II faut diminuer la misère matérielle, nous dirons maintenant: travaillez, pour vous et pour les autres, à l'augmentation continue de la béatitude spirituelle. Et, dans ce nouveau cadre, le riche, dispensateur et non propriétaire absolu et égoïste, sera pauvre en esprit; le miséreux sora plus riche que tous les riches de la terre dans son esprit et sa déifica­tion reconquise. Ainsi, nous nous trouverons devant un être sublimé. Il ne sera ni un autocrate, ni un anarchiste. Il admettra tous les ac­commodements et jamais les compromissions.Il saura, tour à tour, réprimander son prochain et jeter sur ses fautes le voile si doux de l'oubli. Il réprouvera les révolutions sanglantes et les guerres mondiales; en un mot II saura aimer, car il n'aura ni envie ni haine. Ce sera un homme» Sur cette cellule humaine ennoblie et régénérée, nous pou-rons établir la démocratie théocratique, la démocratie idéale, dans laquelle chacun se contentera, du nécessaire d'abord, de 25 l'utile ensuite et enfin 4e l'agréable, sans jamais vouloir at­teindre le superflu qui s'acquiert toujours au détriment des au­tres. Les biens, tous les biens bunains se trouveront automati­quement répartis entre tous, selon la loi de solidarité, de fra­ternité et de charité. Nous aurons instauré le socialisme et le communisme véritables sur les débris de la démocratie démagogi­que moderne, génératrice d'envie, de haine et de luttes intes­tines. Nous aurons construit l'ordre social dans la paix du coeur et des passions, subordonnée à la sérénité, de l'esprit» De cet exposé, des conclusions multiples peuvent être ti­rées. Tout d'abord, créer, par une initiation judicieuse, des personnalités puissantes, susceptibles, par le rayonnement et la maîtrise de leur conscience, de réagir sur la tendance collec­tive des foules. Ensuite, combattre le matérialisme intégral sous toutes ses formes et faire appel aux forces spirituelles innées et latentes chez tous les hommes, pour en faire l'assise de la société moder­ne. Enfin, établir des Centres où les lois de l'esprit, les lois" universelles seront étudiées et comparées avec les nécessités de la vie quotidienne, D?.nr ces centres, l'humanité apprendra à "...ov"1 nourrir son esprit, comme elle se nourrit de pain par le travail et de science dans les Universités, Elle y découvrira progressi­vement la norme du bonheur et la voie de la béatitude. Ainsi,elle aiguillera sa vie dans le sens des suprêmes réalités en soule­vant le voile trompeur de la matière» Mais, à l'origine de cette oeuvre de longue haleine, un pre­mier travail est à effectuer; travail intime, indispensable à chaque individu, la formation de son moi sur les bases lumineu­ses de la tradition spirituelle. 26 APPENDICE Toutes les formules constitutionnelles peuvent réaliser l'équilibre social nécessaire à la vie des peuples, si le régime d'équité établi à leur base est suffisamment souple pour s'adap­ter à tous les besoins légitimes, combler toutes les aspirations individuelles et collectives. Monarchie absolue ou libérale, Empire, République, Démocratie, tout cela ce sont des mots. Seu­les sont à considérer la sécurité et les satisfactions de tous ordres, accordées aux masses populaires et à l'élite de la na­tion, Mais, comment, dans la mêlée t des égoïsmes, obtenir un résultat positif et concilier des intérêts le plus souvent opposés? L'autorité, partant le devoir de répartir les biens physi­ques, intellectuels et moraux, patrimoine de la famille humaine, doit être remise entre les mains des meilleurs parmi les citoyens Non pas entre les mains des purs théoriciens, issus des univer­sités - ce serait déjà beaucoup - mais entre les mains des sa­vants d"ont l'esprit de réalisation est à la hauteur de la scien­ce, entre les mains des Sages. Tous les hommes doivent produire un effort utile, riches ou pauvres, savants ou ignorants, faibles et forts, chacun en son milieu, dans l'intégralité de ses moyens. L'oisif est un para­site de la société; celui qui veut réduire son effort au mini­mum est un poids mort. L'oisiveté et la paresse sont des plaies sociales, elles engendrent la haine et l'envie, elles détruisent la paix. Transposer la puissance spirituelle sur le plan de la vie moyenne, édicter les justes lois capables de conduire la foule vers un but vraiment humain, diriger les aspirations générales dans la voie de la fraternité, telle est l'oeuvre réservée aux Sages. Repérer les lois du Cosmos, les contraindre à servir la civilisation, est l'apanage du savant. Recueillir et multiplier les matières premières, les trans- 27 former et les mettre à la disposition de tous, sous la forme d'a­liments, de machines et d'objets usuels, tel est le rôle de l'ou­vrier. Tout ce travail est éminemment noble; les artisans, tous les artisans, chacun dans sa sphère, ont reçu une mission admira­ble, une mission sacrée. Ce n'est pas tout encore. Il faut trouver un lien suprême pour unir les individus aux individus et les nations aux nations. Il faut un idéal commun, une fin unique acceptée et poursuivie efficacement par tous. Ce lien, cet idéal sublime, c'est la reli­gion universelle. C'est l'ensemble des dogmes, des idées, des sentiments susceptibles de relier les hommes et non de les divi­ser, comme il arrive trop souvent aux religions particularistes, aux religions inquisitoriales. Il faut tracer, devant les pas de la foule, une route large et ensoleillée que chacun pourra suivre au gré de sa fantaisie, sans risquer de s'égarer en de ténébreux labyrinthes, une route aboutissant au seul panorama digne de cap­tiver l'attention humaine. Et ce panorama, c'est le royaume de Dieu. Or, le royaume de Dieu, cet équilibre idéal des corps et des âmes, est à portée immédiate de notre main, à portée de notre intelligence et de notre volonté, II suffit de la saisir au pas­sage. Mais la volonté de l'homme est mauvaise, elle est sourde aux appels de la raison comme aux appels de l'esprit. Consultez l'histoire du monde: aussi loin que les archives des peuples peu­vent vous renseigner, vous trouverez des guerres, toujours des guerres, Des guerres provoquées soit par des appétits, soit par des dogmes, soit par des idées. Pourquoi cet état endémique de discorde et de haine?Parce que les hommes ne veulent pas s'entendre, sur une base commune, dans l'appréciation de leurs besoins, la confrontation de leurs idées et la poursuite du bonheur universel. Les divergences, les luttes fratricides étaient, peut-être, naturelles et obligatoires, dans les siècles préhistoriques, lors- 28 que la nature indisciplinée exigeait une compétition de tous les instants, pour la conquête des moyens de subsistance. Ne sont-ellespasanormales et inadmissibles, à notre époque, où l'homme policé est maître, dans une large mesure, par sa science et son expérience, des éléments matériels? Mais il veut imposer par la force ses conceptions particulières et égoïstes, il veut dominer, en s'assurant la part du lion dans les ressources de la commu -nanté. Ainsi le mal dont nous mourrons, par degrés insensibles, réside dans la volonté humaine; volonté de domination ou volonté de Jouissance. Nous voulons établir, à notre profit, une unité factice, selon nos vues du moment ou nos désirs; réduire à notre mètre, en sous-multiples de notre propre entité, les individuali­tés qui nous entourent. L'erreur fondamentale de notre société, c'est le péché dénommé par le Christ, le péché contre le Saint-Esprit:" Si tu ne penses pas comme moi, tu es mon ennemi". Alors, on détruit l'ennemi, on détruit son oeuvre et ses moyens de tra­vail, on lui dénie le droit à l'existence, et quand, par hasard, on épargne sa vie, on le courbe sous la botte du conquérant pour en faire un esclave. L'envie et la haine sont des moteurs irrésistibles. Que faut-il donc à l'humanité pour .jouir en paix des biens matériels et spirituels? La sagesse à sa tête; le travail dans ses rangs; un refuge unique, à l'abri duquel elle puisse oeuvrer et penser sans risquer l'ostracisme ou la vindicte. Et ce refuge c'est la fraternité, c'est l'amour, c'est la charité qui donnent à chacun ce qui, légi­timement, lui est dû. Malheureusement, dans la suite des siècles, la matière s'est toujours élevée contre la pensée, et la pensée a été pervertie par la matière; l'égoïsme est resté la loi des actes humains et la lutte animale des classes sociales le levier de la civilisation. Au moment précis où l'homme aura vaincu, dans la mesure du possible, c'est-à-dire discipliné son égoïsme et ses passions 29 instinctives, il aura trouvé la paix et la satisfaction de tous ses besoins. Et ce moment sera le triomphe de la religion uni­verselle. Tous les hommes dont la faculté de pensée n'est pas émous-: sée sentent, de façon plus ou moins précise le contenu de la re­ligion universelle. Les grands philosophes, les fondateurs des religions particulières, l'ont tous exposée sous un voile trans­parent. La religion universelle magnifie l'individu dans tout ce qu'il a de grand et de noble, c'est-à-dire de divin; elle cons­truit les assises de la famille, de la cité, de la :iation, dans le droit général et imprescriptible de l'humanité, sans négli­ger aucunement le plan matériel sur lequel repose l'édifice sociaT Par la religion universelle, les hommes les plus humbles appren­nent à apprécier les données de l'esprit, les intellectuels et les sages à rendre justice à la matière. Tout ceci peut se résumer en quelques sentences,trop connues pour qu'il soit nécessaire d'en indiquer la source: "Rends à César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu". Cette parole du Christ est identique à la maxime stoïcien­ne: "Subis la matière et ses lois en les rendant solidaires &)*, tes aspirations spirituelles". "Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front" . t Travaille et la nature obéira à tes efforts. "Aimez-vous les uns les autres" Combattrez les instincts, les passions, l'égoïsme qui vous dres­sent contre votre prochain. Assouplissez vos désirs sous le joug de la charité, car tous les hommes sont, comme vous, les enfants du Père universel, de Dieu l'unique. " L'homme ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. Le pain du corps est insuffisant. Il faut aussi la manne spiri­tuelle, la nourriture céleste susceptible de donner à l'humanité le sens de sa vie, l'orientation nécessaire vers la totalité de ses aspirations.

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