4/24/2011

Les écritures de l'Agent inconnu et la franc-maçonnerie ésotérique au XVIIIe siècle

Christine Bergé Identification d'une femme. Les écritures de l'Agent inconnu et la franc-maçonnerie ésotérique au XVIIIe siècle In: L'Homme, 1997, tome 37 n°144. pp. 105-129. Citer ce document / Cite this document : Bergé Christine. Identification d'une femme. Les écritures de l'Agent inconnu et la franc-maçonnerie ésotérique au XVIIIe siècle. In: L'Homme, 1997, tome 37 n°144. pp. 105-129. doi : 10.3406/hom.1997.370360 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1997_num_37_144_370360 Christine Berge Identification d'une femme Les écritures de l'Agent inconnu et la franc-maçonnerie ésotérique au xvine siècle Ecrire et signer de notre nom le texte que nous avons écrit nous paraît chose ordinaire. C'est là se reconnaître et se manifester comme auteur du texte. Le propre des écritures non ordinaires est au contraire d'introduire un décalage : celui qui écrit ne se reconnaît pas auteur des propos. Le mystique div inement inspiré, le médium en écriture automatique se posent en intermédiaires et désignent un Autre (Dieu, esprit) comme l'auteur véritable. L'effacement du sujet écrivant derrière la trace écrite s'accompagne de plaintes : sous la pression de l'invisible, celui qui en est l'instrument s'ouvre et se délite, souffre et presque meurt, mais se soutient de ce travail. L'écriture, en proie à cette épreuve des limites, n'est-elle que le vestige d'un passage numineux ? L'Autre, en passant, n'écorche pas seulement un réel de papier : on accueillerait ces lacunes, ces miettes d'ineffable. Il jette celui qui écrit dans les douleurs, comme si le corps intermédiaire devait payer d' être pénétré par F ineffable l . C'est au cours d'une recherche sur ces écritures non ordinaires, que j'ai ren contré un objet pour le moins déroutant, qui force à s'interroger. Si j'ai choisi de le présenter comme un objet anthropologique possible, c'est qu'il a le mérite de se situer au carrefour de plusieurs déchiffrages. Il s'agit des Cahiers reçus le 5 avril 1785 par le franc-maçon lyonnais Jean-Baptiste Willermoz, fondateur de la loge la Bienfaisance, et négociant en soieries. Celui qui les lui apportait, Alexandre de Monspey, commandeur de l'ordre de Malte et maçon de la même loge, décrit au récepteur les conditions extraordinaires dans lesquelles l'écriture s'est produite. Ces « missives miraculeuses venues du Ciel » avaient été « reçues » par sa soeur, Marie-Louise de Monspey, dite Madame de Vallière : des « esprits purs » s'emparaient de sa main et lui faisaient tracer des écrits, dont elle ne prenait l. Pour ce qui est du lien entre écriture et mysticisme, je me réfère ici aux analyses éclairantes de Michel de Certeau (1982). L'Homme 144, oct.-déc. 1997, pp. 105-129. 106 Christine Berge connaissance qu'en se relisant. Lorsqu'elle eut le sentiment que l'ensemble des messages était destiné à Willermoz, afin que celui-ci dispensât l'enseignement qui s'y trouvait, Madame de Vallière pria son frère de remettre les Cahiers au princi pailn téressé. Désigné par les puissances divines comme le « pasteur » d'un nou veau genre d'élus, Willermoz était appelé à fonder une nouvelle loge, la Loge Élue et Chérie de la Bienfaisance, qui recueillerait l'Initiation secrète. Mais celle qui recevait les messages, et qui n'avait que deux fois rencontré le négociant, désirait rester dans l'ombre. En se faisant désormais appeler l'Agent inconnu, elle entamait sa carrière d'« écrivain sacré », ainsi qu'elle se désigne elle-même. Je retracerai plus loin l'histoire de ces Cahiers. Rappelons seulement que leur écriture se poursuivit de 1785 à 1799, et que les originaux furent presque tous détruits, plus tard, par leur auteur. Les divers fragments parvenus jusqu'à nous sont en grande partie le fruit du patient travail de copiste de Louis-Claude de Saint-Martin2, philosophe et franc-maçon longtemps resté proche de Willermoz. La plupart de ces copies appartiennent au fonds ancien de la Bibliothèque muni cipale de Lyon3. Mais le manuscrit sur lequel j'ai travaillé, établi également par Saint-Martin, est le Livre des Initiés, texte de cent seize pages conservé dans les papiers du maçon grenoblois Prunelle de Lière4. Il semble avoir été destiné à l'instruction de ceux des membres de la loge qui n'habitaient pas Lyon, et contient une partie des écritures de l'Agent produites entre 1785 et 1796. Un texte presque illisible L'écrit que j'aborde ici appartient à cette famille d'objets indésirables et sou vent refoulés des terres de la recherche. Quelques-uns se sont aventurés dans sa lecture, à la fois attirés par son étrangeté et rebutés par le caractère obscur de la forme et du contenu dont je me propose d'explorer certains aspects. Tour à tour perçu comme un écrit médiumnique avant la lettre, puis comme le prototype d'un texte délirant, l'objet cristallise en lui, de manière sauvage, à la fois les attentes, les souffrances et les découvertes naissantes en cette fin de xvnie siècle. Mon hypothèse repose sur une interrogation de la mystique (au sens où l'enten daiMti chel de Certeau) dans ses variations culturelles, et confrontée aux diffé rents contextes représentés par l'ésotérisme, le magnétisme et le christianisme autour des années 1780 et 1790. On doit à Alice Joly d'avoir tenté la première approche sérieuse des écrits de l'Agent inconnu5, et on peut la remercier d'avoir surmonté la « fatigue » que, non 2. Louis-Claude de Saint-Martin fut un des membres de la Loge Élue et Chérie de la Bienfaisance, fondée par Willermoz. 3. Fonds Willermoz, Ms. 5477, B. M. Lyon. Deux manuscrits autographes sont conservés dans le fonds Encausse, M Encausse 1, B. M. Lyon. 4. Livre des Initiés, Papiers Prunelle de Lière, T 4188, B. M. Grenoble. 5. Archiviste-paléographe, Alice Joly a travaillé sur l'ensemble du Fonds Willermoz. Ses deux ouvrages (1938, 1962) sont une belle approche du contexte historique des écrits de l'Agent inconnu. La franc-maçonnerie ésotérique 107 Une page du Cahier des Initiés. Bibliothèque municipale de Lyon (cote Ms. 5477, pièce 3). 108 Christine Berge sans ironie, elle confesse avoir ressentie en déchiffrant ces textes. Ayant décou vertc eux-ci avant de lire les ouvrages de l'archiviste, je fus tout d'abord aussi perplexe que peut l'être un lecteur non averti. Comment décrire cette langue étrange, complexe et poétique, qui se déroule sur un fil continu, à peine ponctué de façon vagabonde ? S'enchaînent, en réseaux entrecroisés, des propos sur l'anatomie, la médecine, les sciences et la religion, sur les relations entre hommes et femmes, ou sur les sacrements et l'histoire des initiations secrètes. On passe d'une idée à une autre, ou d'un fragment d'idée à un autre fragment, selon une libre association des images. Écrit comme sous l'inspiration d'un rêve éveillé, le texte emprunte un ton récitatif, se déploie au sein d'un temps mythique, puis se projette dans un futur lointain, avec l'accent des voix prophétiques. Le lecteur se déplace tout d'abord dans un dédale de termes inconnus, mais devient peu à peu familier de ce style, qu'il retrouve dans les diverses copies : « Être pur, seul être, plénitude en triple ur, vue inaccessible aux seur, vue infinie, innocent amour, vivez en lui... » Ainsi s'ouvre, écrite à la plume, une longue invocation adressée aux « Maçons d'Ecosse », et qui forme la majeure partie du Livre des Initiés. Le texte est accompagné d'un lexique grâce auquel les Initiés tentèrent de déchiffrer les termes énigmatiques qui parsèment les Cahiers, termes dont la cita tion ci-dessus offre quelques exemples. Le lecteur contemporain parcourt avec étonnement ce répertoire qui commence par le mot « amos », dont la définition emprunte à la langue même qu'elle déchiffre : « Amos est la loi en voos assurée où elle est armée en vie corporelle. Voos en est toujours le support. » Ainsi com mence un voyage au pays de ceux que Marina Yaguello (1984) désigne comme les « fous du langage », ces inventeurs de langues qui suscitent notre curiosité. Pour suivre les méandres de cette écriture, les Initiés dressèrent donc une liste de près de trois cents mots qui représente ce qu'ils appellent la « langue primitive ». Le Lexique en donne tout d'abord un aperçu pour ainsi dire music al: la déclinaison des amros, espos, consuros, imaos et possos que nous pre nons parmi d'autres, répond aux consonances plus fluides des amiel, ael, cycloïde, dórela, Gabriel, Seliel, auxquelles s'opposent les sons âpres des Congor, involox, oulog, Raabts, savoudor. L'oreille perçoit nombre de ces sonorités comme l'écho lointain des langues grecque et latine, parfois émaillées d'éléments sémi tiques. La « langue primitive » n'apparaît que par fragments (mots, expressions ou graphismes), l'essentiel du texte est en français. Elle ne semble pas avoir été destinée à l'expression orale, et présente même des graphes imprononçables. Le 18 avril 1785, l'Agent coucha par écrit la définition de quelques termes (ms., pp. 34 à 49) et dévoila sa « Voie inconnue » sous le titre « Love's Law with words explanation ». Le lecteur y apprend par exemple que la voos est « l'amour appuyant sa vue sur l'objet qu'il invoque où est l'amour en acte éclatant » et que vivos est « la porte intellectuelle où atteint l'homme par les voies surnaturelles en or ». Les définitions appartiennent à un vocabulaire sacré. En effet, la langue inventée par l'Agent touche spécifiquement aux registres ésotériques, aux parties cosmologiques et théologiques de son discours : à chaque fois qu'un être sacré ou un sentiment très pieux sont évoqués, ils le sont dans la langue dite primitive. La franc-maçonnerie ésotérique 109 Outre des graphes originaux et des mots inconnus, le Lexique présente quelques termes qui furent certainement puisés dans des textes ésotériques : tels sont les eloïm, et un ensemble de noms propres comme Amiel, Babilone (sic), Gabriel, Seliel, Seth, qui désignent des anges ou des puissances dont le statut est parfois réinventé. Enfin, l'Agent emploie certains termes de sa langue maternelle, dans une syntaxe et un sens inédits : c'est le cas pour Y âme sensible, qui est « l'émanat iodne l a estos coupable » ; ou le Verbe, qui est « la seos des vertus intelligentes ». On peut se demander avec quelle oreille les Initiés reçurent ces textes. Pour nous qui approchons cet écrit dans le silence des bibliothèques, il est agréable d'imaginer qu'ils les lisaient ensemble. Rappelons que Willermoz en avait fait la matière d'un enseignement, et que les Initiés de Lyon se réunissaient pour étudier la Voie donnée par l'Agent inconnu. D'emblée, le lecteur perçoit dans ces textes une forme de musique qui, à elle seule, véhicule tout un climat. Ne comprenant guère que des bribes, tant le contenu est étrange au premier abord, le voilà embarqué. Il se trouve aux prises avec quelque chose de vertigineux. Cette manière dont l'écrit emporte son lec teur dans un état indéfinissable m'amène à poser la question suivante : dans quel état ces écrits ont-ils été produits ? Il est remarquable que les sonorités de la langue primitive, hormis le fait qu'elles évoquent une sorte de temps archaïque, se combinent aussi dans le texte avec une poétique de la langue française qui n'est pas seulement celle du xvme siècle. C'est bien Madame de Vallière qui invente une manière d'écrire sa propre langue. Et l'usage qu'elle en fait nous la laisse entrevoir comme une langue mythique. Ce que le lecteur perçoit alors comme une plongée dans un temps hors du temps, serait-il lié à un état de conscience particulier, celui dans lequel écrivait la comtesse ? Ces questions, sur lesquelles je reviendrai plus loin, signifient déjà que les écrits de l'Agent demandent de s'engager plus avant dans le texte, en acceptant de se laisser porter par cet état indéfinissable, afin de suivre l'entrelacs des réseaux de signification. Car, si l'on en reste à l'usage froid de la raison, on rejettera vite ce texte comme une des élucubrations dont l'esprit humain est capable6. Autrement dit, le presque illisible demande, pour devenir déchiffrable, une manière de lecture appropriée. La quête de la langue adamique Pour comprendre le contexte dans lequel ces écrits sont apparus, il faut rappel ercom bien ils semblaient pouvoir combler les attentes des maçons conduits par Willermoz. Le lecteur qui découvre le Livre des Initiés dans les papiers du maçon grenoblois Prunelle de Lière, rencontre aussi les larges feuilles sur lesquelles Prunelle copiait les exercices de traduction graphique des langues anciennes. Ces tableaux, où la même lettre en hébreu, copte, syrien, grec, égrène ses variations 6. C'est ce qu'a fait Paul Vuillaud (1928) avec un mépris inacceptable. 110 Christine Berge dans de petites cases, témoignent d'une tentative pour trouver la combinatoire qui permettrait de remonter à la langue unique des origines. En soi, la recherche d'une telle langue était déjà dans l'air du temps. Mais pour des Initiés, ce ne pouvait être qu'une langue sacrée : celle de la Vérité. Dès lors, on comprend que les écritures de l'Agent inconnu aient été per çues comme issus de la langue attendue. Le Livre des Initiés définit le sens de quelques termes de la langue originale, puis mentionne, à la date du 8 mai 1785, un nouveau titre : le Livre de la Truth, accompagné d'un credo et de ses articles qui désignaient onze membre sacrés conduits par Jésus. À l'Agent revenait d'écrire la « Science » en son unité. S'il écrit dans la langue originelle, c'est qu'il est relié au monde d'avant la faute. Tel est le sens de sa demande : « aucune faute ne doit être attribuée à sa main ». L'écriture est décrite comme une source sans calcul, dont la raison s'af firme étrangère. L'Agent dit mettre « son espoir en inconnu travail où il ne sait jamais un mot que lorsqu'il l'a tracé » (ms., p. 1 1 1). L'ignorance qui préside au déroulement du texte se donne ainsi comme une preuve de l'avènement sacré de l'écriture. Mais cette ignorance n'est en rien profane. Elle est ici une des ver sions de la docta ignorantia, reprise par une femme dont on verra qu'elle fut tout sauf une ignorante. En réponse à la quête de la langue adamique semblent donc être nées les écritures de l'Agent inconnu, qui désormais leur voua son existence. Mais cette correspondance entre l'attente des maçons et le travail de l'Agent, comment futelle nouée ? Histoires secrètes, savoirs voilés L'histoire du Livre des Initiés n'est que la pointe extrême d'un iceberg caché. Une bonne partie des documents recueillis par Willermoz fut détruite7, et de nombreux écrits furent brûlés ou cachés par les protagonistes eux-mêmes. La découverte du Livre permit que soit dévoilé aux lecteurs d'aujourd'hui ce qui restait gardé sous le sceau du secret maçonnique. C'est ainsi, on va le voir, que le travail de l'Agent inconnu fait écho à plusieurs histoires secrètes qui éclairent alors la distorsion propre à ce texte. Il faut décrire ici le contexte ésotérique dans lequel ces écrits furent reçus. On connaît bien aujourd'hui, en ce qui concerne l'histoire de la franc-maçonnerie, le rôle capital qu'a joué la ville de Lyon dans la formation du Régime Écossais Rectifié (Le Forestier 1970). Le principal auteur de ce système, Willermoz, y fit converger deux sources : l'enseignement de Martinez de Pasqually et les orienta tionsd e la Stricte Observance Templière, un ordre allemand. Le négociant avait en effet été initié dès 1767 à l'ordre des Élus Coëns, conçu par Pasqually comme 7. Une des deux malles dans lesquelles Willermoz avait rassemblé ses archives fut détruite par une explosion lors du siège de Lyon en 1793. La franc-maçonnerie ésotérique 111 la pointe ultime de la science maçonnique. Cet enseignement est contenu dans le seul ouvrage que celui-ci ait écrit, le Traité de la réintégration des êtres (voir Martinez de Pasqually 1974). Les Élus y étudiaient l'herméneutique de la Genèse : outre un déchiffrage des conditions ésotériques de la chute de l'homme, le texte donnait les clés d'une voie de « réparation ». Les Coëns deviendraient les instruments de régénération de l'humanité, grâce aux pratiques théurgiques par lesquelles ils invoquaient les anges de lumière. À la mort de Pasqually, en 1774, Willermoz se fit le gardien des clés secrètes de son maître. Il en rédigea les étapes initiatiques dans les Instructions destinées aux maçons les plus élevés dans la hié rarchie, l'ensemble du dispositif étant couronné par le grade de Grand Profès. Roger Dachez (1996) a montré comment l'enseignement de Pasqually déve loppe une lecture ésotérique de l'histoire : le travail sacré des Coëns appartient à une histoire secrète dont les protagonistes sont des êtres voilés. Cette idée, chère à Willermoz, rejoint alors la deuxième source du Régime Écossais Rectifié, à savoir la Stricte Observance Templière. En forgeant ce système en 1773, le baron CG. von Hund se prétendait le continuateur de l'ordre du Temple (détruit en 1314) qui, selon la légende, n'aurait jamais totalement disparu. Ses chefs se seraient cachés sous un nom et une condition d'emprunt. Willermoz, affilié à la Stricte Observance Templière, restait assez attaché à cette version. Comme on va le voir, sa réaction face aux textes de l'Agent inconnu prouve son désir d'appartenir à l'histoire secrète. Bien avant d'être mis en présence des écritures de Madame de Vallière, Willermoz avait fait sienne la vision de l'histoire que professait son maître. Pour Pasqually, l'homme d'avant la chute avait accès à la science divine. Mais cette science, conservée par Noé, fut trahie par un de ses descendants. La major ité des hommes, coupée du vrai savoir, ne put désormais produire que de fausses sciences. Seuls quelques initiés se transmirent en secret l'ancien savoir. C'est à cette tradition qu'étaient censés appartenir les Élus Coëns. On ne sait comment ces connaissances étaient parvenues à Pasqually, lequel disait que la science qu'il transmettait « ne vient pas de l'homme »8. De même, Willermoz ne se désignait pas comme l'auteur des Instructions. D'où vient cette vérité révélée ? Dachez (1996 : 83-84) rappelle que si la vérité n'a pas de source humaine, « les textes qui la rapportent, s'il en existe, ont à peine un scripteur, une main qui tient la plume, mais rien au-delà ». Cette « main qui tient la plume », ce non-auteur des vérités, se dévoilait pour Willermoz en avril 1785. L'Agent inconnu reprenait le même thème et se plaçait dans la chaîne des élus en affirmant que son travail prolongeait l'initiation des Maîtres d'Ecosse (ms., p. 27). L'écrivain caché se donnait par là comme parti cipant de l'histoire secrète. En lisant le vocabulaire employé, on est frappé par ces termes qui déclinent le secret et le caché : « voie voilée », « voile d'amour », « inno centes voilé », « voile indéchiffrable », termes qui s'adressent à Willermoz comme conducteur des Initiés désignés par voie d'écriture (ms., p. 84). Quels étaient ces voiles et ces secrets ? 8. Traité de la réintégration..., p. 39, cité par R. Dachez (1996 : 83). 112 Christine Berge On entend, dans le texte de l'Agent, comme un écho des écrits de Willermoz. Écho bien étrange, en vérité, parce qu'il propose une lecture de l'histoire secrète qui complète de façon originale les vues de Pasqually et de son disciple. Mais la perception de cet écho s'appuie, pour le lecteur d'aujourd'hui, sur l'idée que l'Agent inconnu devait avoir lu les textes de Pasqually, sinon ceux des Instructions aux Grands Profès, grade auquel avait accédé son frère, Alexandre de Monspey. Or comment Marie-Louise de Monspey pouvait-elle les avoir lus, puisque ce dernier affirme avoir toujours observé son devoir de silence ? Les receveurs des écritures de l'Agent ne laissèrent pas d'être étonnés par cette ressemblance avec les enseignements de Pasqually : la hiérarchie des esprits, l'histoire de l'ini tiation, les méditations sur la Genèse et jusqu'à l'emploi de graphes illisibles pour désigner l'ineffable... Une même vérité surgissait par deux voies séparées ! Il ne semble pas que la comtesse ait jamais été instruite des mystères martinéziens9. Pour nous, la question reste entière. Son frère, violant le secret maçonn ique, lui avait-il dévoilé quelque chose de la doctrine de Pasqually ? Dans ce cas, ils auraient menti tous deux. Ou bien Madame de Vallière avait-elle, en l'absence de son frère, fouillé dans les papiers personnels où il consignait le fruit de ses études ? On peut imaginer de quelle culpabilité, alors, aurait été nourrie la source d'écriture. Ou encore, aurait-elle capté quelques bribes de di scussion secrète entre Coëns, bribes à partir desquelles elle aurait tissé ses propres interprétations ? Plus invraisemblable : fut-elle clairvoyante au point de lire en l'esprit de son frère le palimpseste de la science martinézienne ? Le style contourné et l'incroyable entrelacs qui caractérisent les textes de l'Agent, vien draient-ils de ce qu'il lui fallut ruser pour cacher ce qu'il savait, étant pour lui un savoir interdit ? Ou sont-ils l'empreinte d'un savoir oublié, refoulé, dont la réminiscence aurait été favorisée lors d'un état somnambulique ? Laissons pour l'instant ces questions. Comme il m'est impossible, dans le cadre de cet article, de donner une vue d'ensemble sur le travail de l'Agent inconnu, je choisirai quelques thèmes qui illustrent l'esprit dans lequel ces écritures ont réorienté les aspirations des Élus Coëns10. Les écrits de l'Agent reprenaient l'idée d'une tradition des sages, à laquelle appartiendrait Willermoz, mais retendaient à l'ensemble des êtres qui seraient « réparés » de la faute s'ils suivaient l'Initiation proposée. Quel était le secret de cette réparation ? C'est ici que l'Agent complétait la symbolique maçonnique du temple de Salomon, selon laquelle le corps de l'homme est la pierre brute que l'initié doit travailler afin de participer aux énergies salvatrices de l'univers (Faivre 1986). L'Agent proposait une autre lecture du corps, invitant à de nou velles relations entre hommes et femmes. Il appelait les initiés à déchiffrer le savoir caché dans ce « voile réduit aux informes violences de l'anatomie ». La 9. Une lettre de Saint-Martin à Willermoz (Bordeaux, 18 janvier 1772, publiée par R. Amadou 1981 : 34) nous apprend que ce dernier demandait à Pasqually des instructions pour ouvrir aux femmes une partie de son enseignement. Mais le Maître ne semble pas avoir donné suite. 10. L'Agent avait entrepris une réforme importante des orientations maçonniques des Coëns, bien plus inspirée du catholicisme que celle préconisée par Pasqually. Cf. Joly 1962. La franc-maçonnerie ésotérique 113 science anatomique, qui pour l'Agent était une fausse science, contenait cepen dantu n accès secret à la vraie science du corps. Ainsi fragmentée, entrelacée à d'autres thèmes, se dégage toute une doctrine de la chair qui appelait à « dévoiler l'intérieur du triste cadavre ». Connaître le corps revient à ceci : lire son vrai désordre, sa « mesure inversée » par lesquels Dieu dit aux hommes l'histoire répétée de la faute originelle. Madame de Vallière voit dans la position penchée du coeur, dans l'ordre de la digestion, ou dans celui par lequel nos sens informent notre pensée, la « preuve écrite » de cette inversion. Ce savoir devait être, pour les Elus, l'entrée dans une voie de salut. A la dif férence de Pasqually, l'Agent ne préconisait ni jeûnes, ni rituels compliqués. Certes, des prescriptions alimentaires étaient données. Mais la clé de tout était la purification de l'amour. À la dégradation des voies charnelles depuis la faute originelle devait répondre tout un art, une forme d'alchimie de l'âme et du corps. Les accents à la fois ardents et sévères, par lesquels l'Agent réclamait pour les femmes une haute considération, allaient à rencontre des moeurs liber tines du siècle. Ses méditations sur l'anatomie ouvraient à l'espoir que « l'amour juste en or » libérerait l'homme et la femme de ces humiliations (ms., p. 104). Nous pourrions nous en tenir à cette vision mystique d'un couple d'Élus. Mais ce serait donner une image optimiste et par là même inexacte. Les pages écrites par l'Agent contiennent en réalité un appel assez désespéré. Ce ton de feu, comme pressé par l'idée de la mort, hanté par la culpabilité, peut troubler le lecteur. Certaines phrases resteraient totalement incompréhensi blesi sell,es ne semblaient livrer les bribes d'un autre secret. L'Agent inconnu, qui affirme souvent que « C'est Marie qui a tenu la plume », se place sous le signe de celle qui représente pour elle le chiffre de l'amour suprême. Cela est dit depuis le début, par renonciation de la « Love's Law ». Le lecteur du Livre, au fur et à mesure des pages, voit avec stupéfaction le texte envahi, presque conta miné par le mot amour, qui se décline aussi amurs, amure, et se divise en caté gories explicites comme l'amour sensitif ou vil amour ; pur amour, amour infini, amour appuratoire ou amour purificatoire. Pour suivre la bonne voie, l'Agent demande aux Élus de suivre Marie, la « mère voilée » du Christ. Marie apparaît peu à peu comme le modèle idéal de l'Agent. À Marie, femme restée vierge, la comtesse demandait de soutenir « l'amour désorienté qui pour vivre en vie humaine n'a plus d'entrée libre qu'une honteuse » (ms., p. 57). Était-ce le sien ? Cet amour désorienté, joint à l'expression d'une ardeur qui déborde le texte, se perçoit musicalement dans l'afflux de la consonne m comme une sorte de plainte. Sous le voile de cette « voie d'amour » que pro fesse l'Agent, perce une douloureuse confession sans cesse dite et retenue. Estce un appel à l'adresse d'un être « réparé » avec lequel serait possible une union pure ? Au désir réprimé fait écho quelque chose comme le sentiment d'une faute ineffaçable qui infiltre le texte. Est-ce la faute de l'Eve primitive ? Entre Eve et Marie, l'Agent balance parfois. On peut comprendre cette forme de solidarité féminine qui demande que l'on rende à la femme « son innocente destinée ». 114 Christine Berge Mais comment lire ce passage où l'Agent semble mêler, dans un même récitatif, le temps du mythe et du réel, mais d'un réel qui serait comme décalé dans sa mémoire personnelle : « Ici il est ordonné à la main de s'avouer un ur en lui por tant — l'amour des infirmes ne lui parut qu'une action matérielle ; voie sainte en son désir sur un corps languissant, il en rétablit la pure harmonie en le demandant en libre voos au nom sacré de Jésus-Christ. Ici sous les titres d'un coeur qui reconnaît son bienfaiteur, un être réparé osa s'unir à l'agent où était sa loi espos [...] » (ms., p. 110). Dans les écrits, l'histoire secrète comme chiffre de la destinée des hommes cache plusieurs autres histoires. Celle qui lie l'Agent à la personne de Willermoz n'est pas seulement lisible en filigrane, dans les énoncés du pur amour envers une « forte soeur » avec laquelle partager « encore une fois les plus doux trésors ». Elle se prolonge dans un temps qui excède le Livre et appar tient aux années ultérieures. Leur rencontre, brouille et réconciliation n'ont d'intérêt pour nous que parce qu'elles ont accompagné et peut-être suscité l'écriture des Cahiers. Des temporalités emboîtées Pour atteindre le coeur du système initiatique (Faivre 1986), il fallait aux Élus un long travail qui partageait leur vie entre un temps sacré et un temps pro fane. Dans l'un, Willermoz était pasteur des Initiés, dans l'autre un soyeux lyonnais. Les engagements spirituels de Willermoz sont cependant lisibles comme le corrélat d'une quête, très profane celle-ci, d'élévation sociale. Il est intéressant d'interroger l'origine de ceux qui aspiraient aux postes maçonniques (Garden 1975 : 302-310). Alice Joly (1962 : 109) souligne que les fils spirituels de Willermoz « appartenaient tous aux milieux de l'aristocratie et de la bour geoisie qu'on peut qualifier d'avant-garde, volontiers mus par la sensibilité à la mode, curieux de lumières, de progrès et d'innovations en tous genres ». Willermoz et l'Agent inconnu partageaient les inquiétudes et les passions du temps : Mesmer et ses cures magnétiques, les prodigieuses percées de la science, mais aussi le rapide changement des moeurs, et le christianisme battu en brèche. C'est ici qu'il faut présenter la face « magnétique », pour ainsi dire, de nos deux personnages. Cet aspect nous intéresse en ce qu'il s'articule d'une façon originale à leur nature mystique. Il nous permet aussi d'éclairer le proces supsar lequel prirent naissance les écritures de l'Agent. Marie-Louise de Monspey vivait avec son frère dans le domaine familial de Vallière. Françoise Haudidier (1981) nous fait connaître le milieu particulier qui fut celui de l'Agent inconnu. Elle retrace l'histoire de l'abbaye de Saint-Pierre de Remiremont, où les cinq soeurs Monspey (dont l'Agent était l'aîné) furent chanoinesses. L'abbaye tirait fierté de la lignée des nobles dames qui y pre naient fonction, et on peut imaginer l'influence de ces lieux, à la fois mystiques et mondains, sur la personne de Madame de Vallière. C'est à l'âge de quaranteLa franc-maçonnerie ésotérique 115 cinq ans qu'elle entre à Remiremont, après ses quatre soeurs qui avaient déjà accédé au Chapitre depuis plusieurs années. D'après la correspondance conser védean s les archives du comte11, il est clair que les chanoinesses étaient culti vées et ouvertes aux avancées de leur siècle. Elles lisaient Buffon, discutaient de Mesmer et de Lavoisier, se passionnaient pour les sociétés secrètes lyon naises. Elles écrivaient, aussi. Annette de Monspey publiait ses poèmes dans le Journal des Savants, et Marie-Louise fit connaître ses Réflexions philo sophiques12. Ces femmes lettrées n'étaient pas non plus dépourvues de vocation religieuse. L'histoire du Chapitre montre même que, depuis la réintroduction de la règle bénédictine par la fervente Catherine de Lorraine, l'esprit mystique et charitable guidait les abbesses. De cet élan mystique, Marie-Louise de Monspey a laissé une trace visible dans le portrait que fit d'elle un peintre lorrain. Nous la voyons, visage tourné vers le ciel : son regard à la fois ardent et nostalgique est presque extatique. Neuf ans après son entrée au Chapitre, l'Agent inconnu com mençait ses écritures inspirées. Ainsi, pendant que Willermoz pratiquait les rituels théurgiques, Madame de Vallière s'engageait dans la voie mystique. Mais ce fut le magnétisme qui mit en présence nos deux protagonistes, grâce au rôle d'intermédiaire joué par le frère de la comtesse. Alexandre de Monspey, très tôt intéressé par la doctrine de Mesmer, fut un des premiers magnétiseurs de la région. Devenu Grand Profès, il était proche de Willermoz ; les deux maçons travaillaient dans la même société de magnétisme lyonnaise, La Concorde, où Willermoz tentait de spiritualiser les pratiques mesméristes en les faisant accompagner d'invocations aux anges. En 1784, quatre jeunes filles vinrent s'y faire soigner, dont Jeanne Rochette qui devint célèbre pour ses Sommeils, notés par les maçons13. Ce magnétisme lyonnais, conduit par les Élus Coëns, a donné naissance à des pratiques inspirées de leurs préoccupations ésotériques. Grâce au jeu des questions et réponses, la jeune Rochette commença, dès le début de 1785 (quelques mois avant les manifestations de l'Agent), à voir les âmes des morts, à se faire l'oracle du sort des Templiers et de la « vraie » Initiation... Elle en vint à construire une doctrine du sommeil magnétique. Willermoz prêta toute son attention à celle-ci, qui faisait de Y état magnétique un état d'extase dans lequel, selon Jeanne Rochette : « l'âme se rapproche de son état originel et devient sus ceptible d'une communication avec son ange gardien par lequel elle apprend la vérité des choses qu'elle ignore dans son état naturel » (ms. 5478, pièce 4). Pour les Coëns, la somnambule devenait un instrument de connaissance métaphys iqueet, l 'état magnétique un moyen de renouer avec la nature adamique. En cela, ils s'éloignaient des recherches de Puységur, qui au même moment explor aitav ec un souci scientifique les étonnantes capacités diagnostiques et théra peutiques dont faisaient preuve ses patients endormis : vision de l'intérieur du 11. Archives aujourd'hui confiées à Hélène de David-Beauregard, archiviste de la famille de Monspey. 12. Cf. Joly 1962 : 43. 13. Les Sommeils de J. Rochette, 11 cahiers manuscrits. Ms. 5478, B.M. Lyon ; cf. aussi Joly 1938, Edelman 1995 : 21-30. Pour le contexte magnétique lyonnais, cf. Berge 1995 : 13-55. 116 Christine Berge Marie-Louise de Monspey ou « Églé de Vallière » (Archives de Mlle Hélène de David-Beauregard). Renaissance traditionnelle, octobre 1981, 48 : 271. La franc-maçonnerie ésotérique 111 corps, dictée des remèdes appropriés et précognition des étapes de la guérison14. Ils ne prêtèrent pas l'oreille à ce « médecin intérieur » qui pouvait hic et nunc parler par la bouche des malades (Peter 1993). Le contexte magnétique dans lequel les écritures de l'Agent firent leur appar ition ouvre un ensemble de questions qui nous intéresse ici. Monspey avait-il essayé sur sa soeur les effets de sa méthode personnelle en matière de magnét isme ? C'est ce que laisse entendre Alice Joly (1962 : 21) : « Sa technique semble avoir eu sur le miracle de sa soeur une grande influence. » Willermoz paraît avoir été, lui aussi, persuadé de l'ascendant de Monspey sur les produc tionsd e l'Agent. Ainsi, on pourrait penser que, mise en état magnétique, Madame de Vallière développait un genre d'écriture de transe. Mais, si la transe somnambulique éclaire le processus de ses écrits (cette forme de rêverie qui associe les images par contiguïté), elle n'éclaire pas leur contenu. Comment fut inventé cet alliage original entre des éléments martinéziens, des idées propres à Willermoz et des propositions inédites dont seule la comtesse était respon sable? Non seulement le contenu, mais encore le flux ardent qui l'anime, ne sau raient être expliqués par l'état de transe. Ce dernier pourrait être évoqué comme un état permettant l'expression de ce qui autrement n'ose se dire. Le style réci tatif des écrits de l'Agent, souligné par l'emploi fréquent du passé simple, donne le ton à ce commentaire mythique. Le déchiffrage du temps des origines s'appuie sur la seule trace présente qui reste, le corps, objet de nostalgie : « Les chastes mesures d'Adam et Eve eurent leur perfection sur la terre ; ils étaient diaphanes ; ils étaient libres de parcourir les sphères ou les Plostos ou Lunes [...] La pesante lenteur de l'homme actuel l'étonné » (ms., p. 57). La perte d'un corps parfait est le thème d'une plainte répétée. Madame de Vallière n'écrit-elle pas ici un fragment de sa propre histoire, dans laquelle la nostalgie du corps parfait, perdu à cause de « la faute » (la sienne ?) emprunter ailat voi e de l'expression mythique pour s'universaliser ? C'est alors à l'his toire profane qu'il faut nous adresser, pour tâcher d'y déchiffrer le temps décalé dans lequel vécut l'Agent : retranchée dans son domaine ou entre les murs de l'abbaye, suffisamment proche de Lyon pour en avoir des échos, mais pas assez pour y tisser des liens ; coupée, en tant que femme, du monde ésotérique ; douée pour l'écriture mais ne s'en donnant pas tout à fait le droit ; toute emplie de désirs mais frustrée, et barrée de craintes, d'interdits. Le corps et la plume En revenant à la source du mystère, c'est-à-dire au processus par lequel les écritures prirent naissance, Alice Joly a pensé pouvoir résoudre le problème de leur interprétation. Si le premier mouvement était louable, le second me paraît 14. Cf. Puységur 1986, et aussi Peter 1993. 118 Christine Berge insatisfaisant : au lieu de chercher une seule réponse, je choisirai plutôt d'enri chirle s données du problème. Je voudrais montrer ici qu'on approche davan tagela personne de l'Agent inconnu et le secret de ses écrits en écoutant ce qui d'informulable se glisse entre les lignes. L'écriture des Cahiers, si elle s'étale sur quatorze années, subit une coupure profonde. Entre août 1786 et janvier 1789, Willermoz ne publie plus aucun message. Que s'est-il passé ? Le destinataire des Cahiers avait accueilli sa charge avec le même espoir qui l'animait chaque fois qu'il rencontrait un ense ignement secret inédit. Mais la voie des écritures entra peu à peu en conflit avec les paroles de Jeanne Rochette. Bien moins érudite, cette dernière ne pouvait manipuler les nombres sacrés ni les hiérarchies célestes qui leur correspondent. En regard du monde de plus en plus complexe que proposait l'Agent, la som nambule offrait un miroir rassurant aux Élus. Elle ne critiquait rien et surtout ne promettait rien. Au contraire, Madame de Vallière s'était avancée dans la dan gereuse voie de la prophétie. Un certain livre devant figurer à la Bibliothèque Royale ne s'y trouva pas, un témoin annoncé ne se présenta pas. En homme épris de résultats concrets, Willermoz fut agacé. Il se froissait d'avoir à réorien tecerrt aines de ses vues sur l'injonction d'une soi-disant voix divine. En outre, les écrits restaient obscurs, difficiles à déchiffrer. Mais les relations entre le négociant et la comtesse ne se gâtèrent vraiment qu'à partir du moment où Willermoz remit en cause le processus des écritures. Disposant alors de deux émissaires du monde invisible, il décida de les asso cier. Il confia son désarroi à Jeanne Rochette, et l'Agent inconnu fut appelé auprès de la somnambule pour apprendre de cette dernière comment maîtriser sa plume. Contrainte de subir l'épreuve de la confrontation, la comtesse dut révéler son identité. En ce jour d'avril 1787, sous l'impulsion de Willermoz, la somnamb ulteâch a de faire percevoir à Madame de Vallière ses égarements, et lui pro posa une cure de six semaines à base de bouillons calmants et de prières pour « rééduquer sa volonté ». Malgré l'angoisse que, bien plus tard, l'Agent confia avoir éprouvée face au revirement de Willermoz, la plume continua de courir... Mais le « pasteur » ne jugea pas utile de publier ces nouveaux Cahiers. À ses yeux, le contenu en devenait beaucoup trop mystique. Willermoz, moins spirituel que pragmatique, rêvait d'une forme de religion scientifique dotée d'outils méta physiques capables de fournir des preuves. La manipulation d'une somnambule (on ignorait alors la force de la suggestion) lui semblait-il un processus adéquat ? N'était-il pas manipulé en retour par l'habile Rochette ? Cependant, il trancha. Le 10 octobre 1788, il trahit le secret de l'Agent. Il convoqua les Initiés, mit en doute devant eux le caractère miraculeux des écritures, et révéla « le mode et la forme de l'action ». Madame de Vallière, pendant près de vingt ans, ne pardonna pas à Willermoz cet affront. Dès 1790, elle le démit de ses fonctions dans l'Initiation et le remplaça par le frère Paganucci. Commence alors une lutte de l'Agent pour reprendre possession de ses écrits. Il s'agissait surtout des Cahiers de la pre mière année et d'un document contenant une confession personnelle sur La franc-maçonnerie ésotérique 119 laquelle la comtesse désirait le secret absolu. Le négociant, refusant de s'en séparer, lui promettait d'effacer au pinceau les passages compromettants. Excédée, Madame de Vallière réitéra sa demande. Nous devons à Alice Joly (1962) d'avoir suivi la brouille entre l'Agent et Willermoz15. Cela nous permet de souligner le lien entre ce nouvel aspect de secret (dont l'Agent voulait voir effacer les preuves) et le processus des écritures. Par là nous pouvons interroger la part inspiratrice de Willermoz. En effet, tant que le négociant fut le destina tairdee s Cahiers, l'ardeur qui en émanait fut pour ce dernier une source de trouble. Il avait souvent demandé à la comtesse de retenir ses effusions, mais l'écriture vacillait de plus belle. Plus tard, il lui reprocha de n'avoir pas écouté ses mises en garde données dès le début des écritures et d'avoir continué à lais ser s'épancher « ces saillies involontaires d'une imagination trop préoccupée ». Or il est remarquable qu'une fois changé son destinataire, l'écriture des Cahiers se soit assagie. Sous la conduite de 1'« Ange » se développèrent, bien plus lis iblement, des entretiens sur la Bible, les prières et les sacrements, les sciences de la nature et même une critique de l'oeuvre de Saint-Martin. Revenons donc au processus par lequel furent engendrées les écritures. Pour le connaître, on dispose de deux sources. D'une part, Madame de Vallière s'en explique elle-même à Willermoz16, d'autre part, Willermoz en ayant été témoin, le décrit au maçon Bernard de Turkheim17. Le négociant tenait à distinguer le phénomène de ceux du magnétisme et du somnambulisme. La comtesse, quant à elle, livre les débuts de l'action, dans cette lettre tardive écrite à Willermoz, quand ensemble ils ont tenté de se réconcilier : « Où ai-je appris à écrire ? Dans le silence d'une retraite, accablée d'une longue maladie et ne considérant qu'un dépérissement prochain. J'ai cru à la batterie qui me surprit et effraya ma raison. Seule et en présence du Tout-Puissant, j'ai invoqué mon ange gardien et la bat terie m'a répondu. Voilà le commencement » (ms. 5885, lettre du 26 juillet 1806). Entre le mal et l'écriture, le lien passe par un corps et une raison troublés. Une crise, certainement. De quelle nature ? Ici, la description de ces « batteries » apporte autant de questions que de réponses. Il s'agit de sensations kinesthésiques par lesquelles s'annonçait l'esprit qui allait écrire par la main de l'Agent, sensations qu'elle décrit comme des « coups frappés », tantôt sur sa main, tantôt sur d'autres parties du corps, et qu'elle comptait pour savoir le rang de l'esprit qui se manifestait. Ce décryptage du nombre de coups s'appuyait sur la symbol iqued es nombres sacrés, familière aux Élus, et que l'on retrouve dans les sep ténaires, huitenaires ou autres termes qui parsèment le Livre des Initiés. Pour en saisir le sens ésotérique, il faut non seulement se reporter au Lexique du Livre, mais encore s'informer de leur signification, livrée par Pasqually dans son Traité. Il est donc à nouveau difficile d'imaginer que l'Agent fut totalement ignorant de ces savoirs... 15. Consulter aussi la correspondance entre Willermoz et Madame de Vallière (Ms. 5885, B.M. Lyon, lettres du 16 juillet au 7 novembre 1806). 16. Madame de Vallière à Willermoz, lettre du 26 juillet 1806, Ms. 5885, B. M. Lyon. 17. Willermoz à Bernard de Turkheim, lettre de décembre 1785, Ms. 5668, B. M. Lyon. 120 Christine Berge L'évocation de coups frappés fait penser aux pratiques spirites de déchiffrage. Alice Joly a repoussé l'hypothèse, ces pratiques étant bien postérieures à l'époque considérée. En revanche, les coups se conformaient aux usages maçonniques et reprenaient la cadence de ceux donnés par le vénérable de la loge pour annoncer l'ouverture ou la clôture des travaux. Ainsi, l'Agent ne les interpréta pas, comme ce fut l'usage un siècle plus tard, selon un code alphabétique. Il est remarquable que ces coups aient été non seulement sensibles (pour l'Agent) mais encore visibles, apparents : Willermoz affirme en avoir été témoin. Ces « batteries » de coups sont comme une annonce qui précède le phénomène d'écriture. La comt esse décrit alors la plume « courant à bride abattue » ou rapidement « croisant jusqu'à noircir la page ». Elle déclare en avoir été étonnée et disait céder avec obéissance à un pouvoir irrésistible. À l'âge de soixante-quinze ans, revenue en possession de ses Cahiers, elle les considéra comme « un recueil de vérités noyées dans des paraphes aussi incompréhensibles que repoussants » (Ms. 5885, Lettre à Willermoz, 7 novembre 1806). Ce sentiment d'étrangeté, joint au désir d'en gar der les secrets, confirma sa décision : « Je brûlerai tout » (ibid.). Pour qui a vu des écritures médiumniques (du xixe et du xxe siècle), la re ssemblance s'impose avec les « écritures automatiques », dont l'art fut codifié par Allan Kardec (Berge 1990). Alice Joly note à propos de Madame de Vallière : « Devenant Agent, elle donnait asile en elle-même à un autre. » Si les médiums spirites apprirent justement à donner en eux-mêmes asile à un autre, ce fut en maîtrisant leur transe, en réglant l'entrée et la sortie de l'esprit qui se manifestait. Se trouver « possédés » par un esprit était pour eux l'écueil majeur. On peut alors interpréter l'expérience de l'Agent comme une forme de transe sauvage qu'aucun modèle culturel ne permettait de réguler. Cependant, quelles que soient ses conditions de vie, et même emprisonnée lors du siège de Lyon en 1793, la comtesse continua d'écrire avec une profonde satisfaction. Délivrée par elle-même de la tutelle de Willermoz, elle avait retrouvé une part de son identité. Paganucci recevait les Cahiers sans jugement, sans être non plus l'objet de passions contradictoires. Le mysticisme de l'Agent pouvait désormais s'exprimer, dans un flux libre de tout ressentiment. Eu égard à la souffrance qui accompagna leur naissance, de quel déchiffrage ces textes relèvent-ils ? En 1958, Alice Joly apporta les écritures de l'Agent inconnu à la Société lyonnaise d'histoire de la médecine : « Ce fut l'analyse de ses maux qui m'entraîna à penser que l'interprétation historique et psycholo giqudee c es faits leur convenait moins qu'une interprétation médicale » (1962 : 146). L'archiviste reconnaît qu'à l'époque, il y avait bien là des chefs de cl inique et des psychiatres, mais pas de psychanalystes. Tout en regrettant « la dis parition de la confession de Madame de Vallière doublement détruite par le feu et le pinceau » (ibid. : 147), elle écouta et entérina le diagnostic de délire établi par les médecins à propos des écritures de l'Agent. Le psychiatre Louis Bourrât lui déclara qu'au xixe on aurait diagnostiqué une « médiumnie hystérique ». Quant à lui, il préféra ranger ce cas « si intéressant » parmi les « délires d'influence à thème mystique »... La franc-maçonnerie ésotérique 121 Si je me refuse à penser que l'Agent inconnu puisse se réduire à une telle interprétation, c'est parce qu'elle n'éclaire rien. Elle classe. Cette lecture, qui trouva satisfaite l'archiviste après tout un travail de dépouillement rigoureux, ne fait que révéler un désir très normatif. Elle fait de l'Agent un cas, qui illustre une série. Elle la dépersonnalise. Et cela coupe court à l'abîme des questions. L'archiviste fut elle-même frappée des qualificatifs banalisants donnés par les médecins qui établirent le diagnostic : « Cette chanoinesse restée célibataire fait preuve, tout en répudiant les gestes, d'une préoccupation particulière pour le domaine de la sexualité. C'est une constatation habituelle chez les femmes déli rantes à la phase ménopausique » (ibid. : 148). Mais le diagnostic vieillit aussi vite que la nosographie au sein de laquelle il est produit. Cette « explication » ne permet pas l'investigation des multiples réseaux de l'histoire secrète qui enserr aitla comtesse. Si tant est qu'il y ait eu maladie, on pourrait, il est vrai, réabor delre t exte à partir des réflexions sur la notion de « secret pathogène », telle que l'a développée Moriz Benedikt (Ellenberger 1995), c'est-à-dire : « L'effet pathogène produit par un lourd et douleureux secret est connu de temps immém orial, ainsi que l'action thérapeutique de la confession dans certaines circons tances» (ibid. : 183). Car il est probable que l'Agent a été porteur de plusieurs secrets, dont la lecture (interdite) des textes ésotériques étudiés par son frère et l'amour (interdit) envers Willermoz étaient les plus lourds. Le Livre des Initiés, comme les premiers Cahiers, contiennent cette ébauche, sans cesse reprise, d'une confession impossible. Ce serait cet effort constant, porté vers une subl imation des désirs, qui donnerait au texte cette distorsion, ces élans avortés, ces replis inexplicables et cette syntaxe brisée. Mais il y a plus. Car si, par hypot hèse, on prend en considération l'interprétation psychiatrique, voilà que beau coup reste encore dans l'ombre et que la personne de Madame de Vallière est ici fragmentée. Non seulement reste inclassable, dans le délire, le fait réel que la comtesse, avec son frère, soigna des centaines de personnes par le magnétisme, et ce avec un succès attesté par les témoins locaux de l'époque. Mais encore, une telle interprétation ne tient pas compte de l'évidente logique (fut-elle étrange) qu'entend bien une oreille attentive. De même, la question du savoir réel des secrets maçonniques se heurte aux aveux d'ignorance énoncés par l'Agent. N'était-il qu'un menteur, un simulateur ? Le problème reste entier, dans la mesure où ce que les Élus reconnurent pour proche des enseignements de Pasqually n'est en aucun cas réductible au délire. En revanche, l'action de l'Agent occupe une place intéressante dans le contexte de l'époque. En effet, à travers Madame de Vallière, certains se livrè rent une guerre de pouvoir. Le roturier Willermoz accusa l'action d'être aristo cratique (il reprochait au chevalier de Monspey, noble en un régime finissant, d'avoir secrètement influencé les travaux de l'Agent). L'ambiguïté du soyeux lyonnais envers la comtesse ne fut pas moindre que celle de ses engagements politiques-. Toujours il oscilla entre un désir d'aristocratie et une tendance « radi cale ». Robert Darnton (1995) a en ce sens bien souligné le lien entre l'aventure du radicalisme et le mouvement mesmériste. Comme un miroir fragmenté, mais 122 Christine Berge non déformant, l'écriture de la comtesse nous donne un aperçu sur quelques véri tés. Non celles du Ciel, mais d'un groupe d'hommes et d'une société. Elle révèle des conflits entre savoirs et traditions, entre religion et occultisme. Elle aide à connaître la condition des femmes en cette fin de xvme siècle. Elle nous livre à son insu les données d'un problème qui ne sera abordé qu'un siècle plus tard, lorsque la science de l'inconscient commencera de naître : le problème de la « relation », qu'il nous faut considérer maintenant dans un autre sens, pour don ner sur ces textes un nouveau regard. Car la plume rivée au corps de l'Agent fut comme un couteau qui la déchirait : disant et ne pouvant dire. Entre mysticisme et psychanalyse On sait aujourd'hui tout ce que la science naissante de la psychanalyse dut aux approches faites au xixe siècle en direction des phénomènes « occultes », c'est-à-dire ceux que présentaient les somnambules et les médiums, des femmes le plus souvent. Soulignons d'emblée le statut par lequel elles servirent d'objets « bons à penser » et très propices à illustrer des théories parfois déjà toutes faites18. Les états de transe somnambulique ou médiumnique, souvent pris comme prototypes des états hypnotiques, puis aujourd'hui classés dans le vaste ensemble dit des « états modifiés de conscience », furent tout d'abord décryptés comme des manifestations pathologiques. Heureusement, les recherches qui suivirent ont mis en garde contre la fabrication artificielle (par les savants euxmêmes) de ces produits de laboratoire, ou d'hôpital plus précisément, que furent les hystériques modèles. Ces femmes, soumises au modèle suggéré, donnaient avec obéissance la réponse attendue. Après quoi les savants n'avaient plus qu'à lire ce qu'ils avaient eux-mêmes inscrit dans la personne des patientes. Dans ces mêmes années, de rares chercheurs se sont intéressés aux médiums et ont su les considérer comme des acteurs, créateurs d'une réalité particulière. Le psychiatre suisse Théodore Flournoy, parmi ceux-là, mérite notre attention. Contrairement à Freud, il fit des phénomènes dits « occultes » le terrain de ses observations19. Son « Étude sur un cas de somnambulisme », publiée en 1900 sous le titre Des Indes à la planète Mars, présente les phénomènes médiumniques de celle que Flournoy rebaptisa Hélène Smith. Ce cas nous intéresse par ticulièrement, en ce qu'il présente des analogies avec celui de l'Agent inconnu. Il est remarquable que le psychiatre suisse n'ait pas considéré Hélène Smith comme relevant de la pathologie. Au contraire, il vit en elle une personne équi librée et très intelligente. Cette attitude le distingue des autres savants (Breuer, Freud, Janet) dans la lignée desquels il se place pourtant lui-même. Mais il tra- 18. Sur les relations entre le contexte magnétique et la psychanalyse, cf. notamment Carroy 1991, 1993 ; Chertok & Stengers 1989 ; Méheust 1988 ; Peter 1993, et Roussillon 1992. 19. Dans sa postface au livre de Flournoy (1983), Mireille Cifali montre bien le déni de Freud envers son rival suisse : non seulement Flournoy empruntait la voie que Freud refusait, mais encore il par vint à des hypothèses similaires. La franc-maçonnerie ésotérique 123 vaille aussi dans une direction proche de celle de Myers, qui introduisit le concept de « conscience subliminale ». Étudiant les phénomènes médiumniques, c'est la complexité de la conscience humaine que Flournoy entend aborder. Son interprétation de la médiumnite fait de celle-ci un travail auto-thérapeutique fécond, et non pas un produit de la pathologie. Née dans une famille très honorable mais qui « ne correspondait pas à ses aspirations », Hélène Smith fut une enfant rêveuse, émotive et sujette de manière épisodique à des visions qui disparurent après la puberté. Puis elle devint une jeune femme active, assumant bien son travail dans un commerce de mercerie. Durant l'hiver 1891-1892, elle entendit parler de spiritisme. Ses dons médiumniques se manifestèrent dès les premières séances. Dans le parcours spirite de la jeune femme, trois faits nous permettront de porter un nouveau regard sur l'Agent inconnu. Tout d'abord, Hélène se mit à écrire sous l'influence de son guide, l'esprit Leopold. La médium décrit la manière dont il fait irruption et s'empare de sa main, alors même qu'elle est en train d'écrire à Flournoy : « Je sens une secousse très forte dans mon bras droit, je dirais mieux en disant une commotion électrique et qui, je m'aperçois, me fait écrire tout de travers » (Flournoy 1983 : 128). D'autres commotions vont jus qu'à la secouer des pieds à la tête, phénomène qui provoque en elle une grande émotion. Hélène affirme qu'elle ne peut lutter. Écrire est parfois douloureux, mais on lui prend la main, et elle doit obéir. Ces manifestations d'une altérité impérieuse sont très semblables à celles que dut vivre l'Agent inconnu. Ce que l'une décrit en termes de coups frappés dans son corps, l'autre le décrit en termes de secousses électriques ; et de même que la graphie naturelle de l'Agent est tout autre que celle des Cahiers, de même la graphie naturelle d'Hélène Smith est tout autre que celle due à Leopold. Les deux femmes ressentent cette impossibilité de résister et imputent l'écriture à leur guide. Pour ce qui est du contenu, les deux écritures sont imprégnées du contexte culturel dans lequel elles ont pris naissance. Entre autres, Hélène développe ce que Flournoy appelle le « roman martien », une exploration à la fois naïve et fantasque des êtres de la planète qui est alors le sujet de conversation à la mode. La découverte des fameux « canaux » martiens débouchait sur la question : « Mars est-il habité ? » Le roman martien semble ainsi répondre à l'attente fo rmulée par l'un de ceux chez qui se déroulaient les séances, Auguste Lemaître. En effet, en novembre 1895, pendant qu'Hélène « voyageait » en direction de Mars, la table écrivit par coups frappés « Lemaître, ce que tu désirais tant ! » Encouragées par le jeu des questions et réponses, selon l'usage des séances spirites, les rêveries d'Hélène Smith se structuraient autour de thèmes chers aux participants. Flournoy reconnaît cela, en avouant qu'il ne fut pas étranger à la tournure que prirent les choses. Il émet alors l'hypothèse d'une « suggestion » faite par ceux qui assistaient aux séances (dont lui-même), suggestion qui aurait pris place au sein du jeu des questions et réponses. Mireille Cifali confirme cette hypothèse en citant un extrait de séance (in Flournoy 1983 : 375-376). 124 Christine Berge Dans ce contexte, Hélène inventa plusieurs langues. En séance, elle parlait entre autres un idiome chuintant : il s'agit du « martien ». Ce « parler extatique » semble inspiré, note Flournoy, par « une disposition émotive particulière, se reproduisant de temps à autres, à peu près toujours identique » (1983 : 157) qu'il finit par appeler « l'état martien d'Hélène ». Le psychiatre analyse la langue dont il recueillit le corpus entre 1896 et 1899, et en décrit la musicalité, qui « semble nous apporter l'écho d'un âge reculé, le reflet d'un état d'âme pri mitif » {ibid. : 220). En alternance avec ce que le psychiatre nomme le « cycle martien » se déroulait le « cycle indou », lequel eut également sa langue. L'apparition, dans cette dernière, de termes sanscrits et de noms indiens éveilla la curiosité de Flournoy et du linguiste Saussure qui F étudia avec attention. Comment Hélène pouvait-elle avoir eu connaissance de ces termes ? Une minutieuse enquête fit découvrir les sources réelles par lesquelles la jeune femme avait pu connaître ces fragments de sanscrit, ainsi que les noms de personnages dont l'existence fut attestée. Loin de supposer alors une mystification de la part d'Hélène, Flournoy entreprit au contraire d'observer l'état dans lequel la médium invent aitce s langues. À la suite de Myers, il approfondit l'idée de « mémoire subl iminale » : il fit l'hypothèse que la jeune femme, ayant oublié ce qu'elle savait, l'aurait retrouvé par fragments à l'occasion de la transe médiumnique. Ce mode de souvenir paradoxal n'est pas, selon lui, un « simple retour d'anciens produits tout faits ». Flournoy voit au contraire dans cette faculté de combiner des él éments de sources diverses « un processus actif en pleine évolution ». Est-ce donc un processus de même nature qui conduisit l'Agent inconnu à composer sa pensée en y insérant des fragments de l'enseignement de Pasqually ? Revenons maintenant à la manière dont le processus médiumnique se sou tient d'un certain mode de communication avec les participants : c'est là que la « relation » nous réserve des surprises. Car le contenu des monologues somnambuliques de la jeune femme, contenu en partie lié au désir ou aux attentes de cer tains assistants, manifeste une distribution des rôles qui rappelle, elle aussi, le climat de l'Initiation. En effet, Flournoy se voit attribuer une place de première importance dans le cycle hindou : il n'est autre que le prince Sivrouka, Hélène étant la princesse Simandini. Dans le scénario médiumnique, elle joue la femme éprise qui attend le retour de son bel époux. Le psychiatre note que si parfois elle venait s'appuyer contre lui et chanter sa romance d'un autre monde, toujours elle restait pudique. Des gestes tendres, aucun débordement, juste une mélancolie adressée à l'être invisible par lequel elle souffrait. Ne soyons pas étonnés alors, si parmi les termes sanscrits revenaient souvent des mots comme marna priya qui, d'après Saussure, signifient « mon bien-aimé, mon chéri ». Manière voilée de dire ce qui l'animait. De nouveau, comme pour ce qui liait l'Agent à Willermoz, une histoire secrète double les histoires imaginaires. Et Flournoy est loin de tout dire lors qu'il avance que ces créations « incarnent une tournure ou un idéal secret de son être ». La linguiste Marina Yaguello (1984) n'hésite pas à nommer le rapport La franc-maçonnerie ésotérique 125 romanesque entre le docteur et son sujet une « histoire d'amour ». La nature complexe de la « relation » a échappé à Flournoy. Il dut pourtant payer le prix de cette méconnaissance. Car la médium, avouant s'être « dévouée » à lui pen dant des années, protesta lorsque, une fois finies les observations, le docteur en publia le contenu. Elle désira vivement, au long de dix ans d'une aigre corre spondance avec lui, rentrer en possession de ce qu'elle estimait être ses product ionsO. r, comme Willermoz, Flournoy n'en faisait-il pas son oeuvre ? Stigmatisant cette erreur relationnelle, reconnaissons pourtant que le psychiatre s'est conduit avec humanité envers Hélène Smith. Rien de comparable avec l'impardonnable mépris qui fut celui de Jung envers la somnambule S.W, dont les observations furent publiées dans sa thèse en 190220. Mais le problème reste entier : il s'agit ici de souligner la nature étrange de la relation entre ces hommes, forts d'une autorité en matière de savoirs, et ces femmes que le statut de sujet barré trans forme en objets transversaux, en outils d'investigation21. Dans le contexte culturel où se joignent le xixe et xxe siècle, on voit se nouer la trame complexe qui donna naissance à l'importante hypothèse de la « relation » (les magnétiseurs parlaient dès le xvme siècle du « rapport »), laquelle donna lieu, au sein des milieux psychanalytiques, aux conflits que l'on connaît. Peut-être cette hypothèse échappa- t-elle à Flournoy, parce qu'il ne cherchait pas à fonder une thérapeutique. Cet art d'inventer, à mi-chemin entre rêve et réel, entre mémoire et actualité, entre soi et autrui, voilà ce qu'est pour Flournoy la médiumnité. Mue par un désir d'exploration de l'invisible, portée par un mouvement vers le mythe et l'utopie, elle est pour lui de même nature que la création artistique. Une sorte d'échappée au monde, inscrite d'une manière décalée dans l'histoire présente, mais y apportant du réel. Non pas folie, mais réponse aux attentes d' au trui comme aux insatisfactions personnelles, dans une expérience exaltante. Car, comme l'Agent inconnu, Hélène Smith fut une femme qui ne trouvait pas sa place. On peut alors comprendre le sort de l'Agent selon cet éclairage d'une his toire des femmes entre xvme et xixe siècle. Certaines d'entre elles, prisonnières d'une condition difficile, tentaient une voie de sortie et d'accomplissement. Il est frappant de voir comment ces tentatives pouvaient se retourner contre elles. Combien de médiums furent dites aliénées, hystériques, parce qu'une autre en elles cherchait à sortir ? Flournoy mérite notre estime pour avoir affirmé : « II est loin d'être démontré que la médiumnité soit un phénomène pathologique » (1983 : 59). Mais de plus, le psychiatre suisse relève ici un stigmate de nos cul tures. Car il note qu'en Angleterre et aux États-Unis, les savants y voient au contraire une « faculté avantageuse, saine, dont l'hystérie serait une forme de dégénérescence, une contrefaçon pathologique, une caricature morbide » (ibid.). 20. Contrairement à ce que dit une note d'éditeur (Ellenberger 1995 : 387), la thèse de Jung a été tra duite en français : il est vrai queje n'ai trouvé qu'un seul exemplaire de cette traduction, à la biblio thèque de l'EHESS, sous la cote MSH 29723. 21. Jean-Pierre Peter (1976), qui a exploré cette relation, en ce qui concerne femmes et médecins, tra vaille actuellement sur la même relation entre femmes et psychanalystes. Quelques pistes sont aussi données par Ellenberger (1995 : 375-388) à propos de l'attitude de Jung envers la somnambule S. W. (laquelle était sa cousine). 126 Christine Berge La différence que nous pouvons faire alors entre l'Agent inconnu et Hélène Smith est la suivante : la comtesse, dans sa solitude, vécut une forme de transe qu'aucun modèle culturel ne venait ritualiser, qu'aucun espace social autorisé ne reconnaissait. Au contraire, comme le dit Flournoy, la médium suisse, un siècle après, trouvait dans les cercles spirites où elle tenait le rôle de médium une issue pour canaliser les flots de l'imagination subliminale et leur servir d'exutoire. Cependant, prise entre deux voies, celle de médium et celle de sujet de la science, Hélène rompit avec les deux milieux où elle cherchait son ident ité, et s'orienta vers le mysticisme. Sans doute était-ce là, comme pour l'Agent inconnu, la voie qui lui convenait le mieux, puisqu'elle y persévéra. Une ouverture envers l'invisible, mais sans intermédiaire humain, tel est la forme de chemin vers l'Autre que les deux femmes choisirent finalement. Étaitce en consolation de l'amour déçu ? Pas seulement. Car il semble qu'on puisse faire appel ici aux belles analyses de Michel de Certeau (1982) sur le ressort de la mystique, et c'est dans cette direction queje compte poursuivre ma recherche. De Certeau discerne en effet un lien entre la parole mystique et le sentiment d'un exil personnel, entre le secret (l'indiscible, le mysticus ou le « caché ») et la douleur. Il analyse le mobile de cette quête d'un parler originel et l'élan qui pousse à créer cette « belle écriture, mais illisible ». Les mystiques, ces êtres à la fois si féconds et de haut idéal, sont aussi pour lui des êtres décalés d'eux-mêmes et de leur société. Brûlant d'un amour pour l'Autre, ils le vivent dans son impossibilité même et créent des chemins extatiques au long desquels ils voyagent, comme arrachés à leur propre corps. Des investigations plus pous sées nous permettraient de trouver un lien entre la voie mystique telle qu'elle se développa du Moyen Âge aux Temps modernes, et les fragments qui en sont encore lisibles dans les phénomènes conjoints du somnambulisme et de la médiumnité. Car il m' apparaît clairement que les écritures somnambuliques ont une parenté avec les écritures dites « inspirées » des mystiques. En outre, les phénomènes d'extase, de vision, les douleurs corporelles, etc., que présentent mystiques et médiums suivent un modèle suggéré par la culture dans laquelle ils se manifestent. Mais, après la Révolution française, le temps s'est infléchi et Fosbcurcissement de l'idéal religieux a entraîné le rejet de ces « fous sacrés ». On se plut à ne les penser que comme des hystériques : manière de stigmatiser ce qui d'indiscernable nous échappe. Bel exemple de ce refoulement induit par la culture, la part mystique devient une personnalité seconde, une sorte de moi rêvé, mis à distance. Double refoulement, d'ailleurs. Par le sujet qui scinde son identité et par ceux qui en sont témoins. Chez ceux qu'on s'accorde à désigner comme « mystiques », l'essor des forces spirituelles s'accompagne de déploiements semblables. En tant que modèle de dépassement de soi, cette manière déchirante d'accueillir l'Autre est vécue comme une quête d'accomplissement. Peut-être pouvons-nous, de même, tâcher de suivre le processus créateur, le travail régénérateur et certainement auto-thérapeutique des médiums. Nous y trouverions quelque chose de bien plus proche de l'art que de la pathologie. Il reste encore à déchiffrer ce qui, La franc-maçonnerie ésotérique 1 27 refoulé, a fait de la mystique une voie culturellement rendue peu à peu insoute nable, voire interdite. De ce processus, l'Agent inconnu est comme le premier témoin historique. Groupe de Recherches sur les Interactions communicative s UMR 5612, CNRS, Lyon. Université Lumière Lyon II, 5 Av. Pierre Mendès France, CP II, 69676 Bron Cedex Je remercie Jean-Pierre Peter pour ses suggestions fécondes et son exigeante lecture de cet article, ainsi que la Fondation Singer-Polignac pour la bourse de recherches qu'elle m'a accordée. mots clés : écriture — franc-maçonnerie — magnétisme — mystique — psychanalyse BIBLIOGRAPHIE Manuscrits de la Bibliothèque municipale de Lyon Ms. 5425 : Correspondance J.-B. Willermoz / Jean de Turkheim. Ms. 5477 : Copie des Cahiers des Initiés (Agent inconnu). Ms. 5478 : Sommeils de Jeanne Rochette : 1 1 cahiers manuscrits. Ms. 5526 : Documents mystiques. Ms. 5668 : Correspondance J.-B. Willermoz / Bernard de Turkheim. Ms. 5885 : Correspondance J.-B. Willermoz / Agent inconnu. Ms. Encausse 1 : Deux manuscrits autographes de l'Agent inconnu. Ms. Encausse 40 : Correspondance P. Encausse / A. Joly au sujet des deux Cahiers conservés de l'Agent inconnu et photocopie de ces Cahiers. Manuscrits de la Bibliothèque municipale de Grenoble T 4188 : Livre des Initiés. Papiers Prunelle de Lière. Ouvrages Amadou, R. 1981 «Lettres de L.C. de Saint-Martin à J.-B. Willermoz, 1771», Renaissance traditionnelle 48, octobre : 273-290. 1 987 « L' occulte à la bibliothèque municipale de Lyon », 1 1 2e congrès des Sociétés savantes, Histoire moderne et contemporaine, II. Lyon. Benedikt, M. 1995 «Le secret pathogène», in H. F. Ellenberger 1995 : 183-205. [Éd. orig. «The Pathogenic Secret and its Therapeutics », Journal of the History of the Behavioural Science, janv. 1966, 2 (I)-] Berge, C. 1990 La voix des Esprits. Ethnologie du spiritisme. Paris, Anne-Marie Métailié. 1995 L'au-delà et les Lyonnais. Mages, médiums et francs-maçons du xvnf au XXe siècle. Lyon, LUGD. Carroy, J. 1991 Hypnose, suggestion et psychologie. L'invention des sujets. Paris, PUF. 1993 Les personnalités multiples. Entre science et fiction. Paris, PUF. 128 Christine Berge Certeau, M. de 1982 La fable mystique 1, xvf-xvif siècle. Paris, Gallimard (« Tel »). Chertok, L. & I. Stengers 1989 Le coeur et la raison. L'hypnose en question, Lavoisier à Lacan. Paris, Payot. Dachez, R. 1996 «Sources et fonctions de l'histoire secrète chez J.-B. Willermoz (1730-1824)», Política Hermética 10 : L'histoire cachée : 79-89. Darnton, R. 1995 La fin des Lumières. Le mesmérisme et la Révolution. Paris, Éd. Odile Jacob, nouvelle édition. Première traduction française : Paris, Librairie académique Perrin, 1984. [Éd. orig. : Mesmerism and the End of the Enlightenment in France. Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1968.] Edelman, N. 1995 Voyantes, guérisseuses et visionnaires en France (1785-1914). Paris, Albin Michel. Ellenberger, H.-F. 1994 Histoire de la découverte de l'inconscient. Paris, Fayard. Première traduction française : Villeurbanne, SIMEP Editions, 1974. [Éd. orig. : The Discovery of the Inconscious. The History and Evolution of Dynamic Psychiatry. New York, Basic Books, Harper Collins Publishers Inc., 1970.] 1995 Médecines de l'âme. Essais d'histoire de la folie et des guérisons psychiques. Textes réunis et présentés par É. Roudinesco. Paris, Fayard. Fabry, J. 1989 Le théosophe de Francfort J.F. Von Meyer et l'ésotérisme allemand au XIXe siècle (1772-1849), I-II. Berne - Francfort-s.Main - New York - Paris, Peter Lang. Faivre, A. 1986 Accès de l'ésotérisme occidental. Paris, Gallimard. Flournoy, Th. 1983 Des Indes à la planète Mars. Paris, Le Seuil. (lre éd. Genève, 1900.) Garden, M. 1975 Lyon et les Lyonnais au xvme siècle. Paris, Flammarion. Haudidier, Françoise 1981 « Portraits de chanoinesses », Renaissance traditionnelle 48, octobre : 258-272. Joly, A. 1938 Un mystique lyonnais et les secrets de la franc-maçonnerie. Mâcon, Protat. Joly, A. & R. Amadou 1962 De l'Agent inconnu au philosophe inconnu. (Première Partie : A. Joly, J.-B. 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Violences et singularités dans les discours du corps et sur le corps d'après les manuscrits médicaux de la fin du xvme siècle », Ethnologie française VI (3-4) : 341- 348. 1993 «Le sommeil paradogmatique. Les découvertes et avancées thérapiques de Puységur», Chimère, automne : 179-195. Puységur, A.M.C. 1986 Mémoire pour servir à l'histoire et à l'établissement du magnétisme animal (1784). Paris, Privat. Roussillon, R. 1992 Du baquet de Mesmer au « baquet » de S. Freud. Paris, PUF. Vuillaud, P. 1928 Les Rose-Croix lyonnais. Paris, Nourry. Yaguello, M. 1984 Les fous du langage. Des langues imaginaires et de leurs inventeurs. Paris, Le Seuil. RÉSUMÉ Christine Berge, Identification d'une femme. Les écritures de l'Agent inconnu et la franc-maçonn erésioteériq ue au xvnf siècle. — À la fin du xvme siècle, dans le milieu des francs-maçons lyon nais, parviennent des cahiers porteurs d'un nouvel enseignement ésotérique. L'auteur, qui souhaite cacher son identité, se fait appeler l'Agent inconnu, et dit écrire sous l'inspiration de l'esprit de la Vierge Marie. La manière dont seront reçues ces écritures témoigne de l'inquiétude du siècle et de la quête des savoirs en un temps où la science prend son essor. Abstract Christine Berge, Identifying a Woman : The Unknown Agent's Writing and Esoteric Freemasonry in the 18th Century. — During the late 18th century, in freemason circles in Lyon, France, note books appeared that contained a new esoteric knowledge. The author, who wanted to hide her ident ity, called herself the Unknown Agent and claimed to have written under the inspiration of the Virgin Mary's spirit. The reception given to these writings shows how apprehensive the century was and how the quest for knowledge was pursued at a time when science was making strides.

Elie Steel-Maret

Jean Saunier
« Elie Steel-Maret » et le renouveau des études sur la Franc-
Maçonnerie illuministe à la fin du XIXe siècle
In: Revue de l'histoire des religions, tome 182 n°1, 1972. pp. 53-81.
Résumé
Sous le pseudonyme d'Elie Steel-Maret, deux jeunes hommes, Gervais-Annet Bouchet, libraire et chiromancien, et le Dr Marius
Boccard, plus tard député, publièrent à Lyon, en 1893, les "Archives secrètes de la Franc-Maçonnerie" qui reproduisent de
nombreux documents tirés des archives de Jean-Baptiste Willermoz, qui étaient alors complètement oubliées. Cette étude,
fondée sur des correspondances inédites, met au point la biographie et la bibliographie de ces deux personnages et définit leurs
rapports avec les francs-maçons, et plus généralement les occultistes de leur temps, au premier rang desquels se trouve le Dr
Gérard Encausse (Papus).
Citer ce document / Cite this document :
Saunier Jean. « Elie Steel-Maret » et le renouveau des études sur la Franc-Maçonnerie illuministe à la fin du XIXe siècle. In:
Revue de l'histoire des religions, tome 182 n°1, 1972. pp. 53-81.
doi : 10.3406/rhr.1972.9880
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1972_num_182_1_9880
« Elie Steel-Maret »
et le renouveau des études
sur la Franc-Maçonnerie illuministe
à la fin du dix-neuvième siècle
GerSvoauiss- Alen pnseelu Bdoouncyhmete, dli'bErlaieir Sel eete lc-hMiraormeta;n dcieeunx, jeetu lne eDsT h Momamrieuss,
Boccard, plus tard député, publièrent à Lyon, en 1893, les
Archives secrètes de ; la . Franc-Maçonnerie qui- reproduisent
de nombreux documents tirés des archives de< Jean-Baptiste"
Willermoz, qui étaient alors complètement oubliées.
Cette étude, fondée sur - des correspondances ' inédites, mel
au point la biographie et la bibliographie de ces deux person
nages et définit leurs rapports: avec les francs-maçons, eVplus
généralement les occultistes de leur temps, au premier rang
desquels se trouve le DT Gérard Encausse (Papus).
En 1893, parut à Lyon, pendant quelques mois,. sous la
signature ď « Elie Steel-Maret » qu'on n'a jamais revue?
depuis, une assez curieuse publication, dénommée Archives
secrètes de la Franc-Maçonnerie. Collège Métropolitain de:
France, à Lyon. Deuxième Province, 1765-1852:
II \ s'agissait de livraisons, elles furent onze, destinées à
être réunies en. volume ; et bien que ces pages aient eu le
défaut de ne comporter qu'un appareil critique* et scienti
fiquet rès réduit, elles reproduisaient des documents maçonn
iques (rituels, correspondances, instructions historiques et
symboliques) d'un immense intérêt.
Ces pièces, inconnues du plus grand nombre des francsmaçons
de la fin du xixe siècle, démontraient, sans aucun
doute possible, que certains, courants de la. Franc-Maçonn
erdui seiècle précédent avaient été animés d'une religiosité
et de préoccupations spirituelles tout à fait oubliées par la
54 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS
suite. En dépit de leur intérêt, ces livraisons passèrent prat
iquement inaperçues et le mystérieux « Steel-Maret » en sus
pendit la publication qui n'a jamais été reprise, du moins
de façon méthodique.
On constate qu'elles ne furent pourtant pas sans influence.
Depuis cette époque en effet, la quasi-totalité des auteurs
qui ont. écrit sur la Franc-Maçonnerie souvent appelée, . à
tort ou à raison, « illuministe » ou « mystique » ont fait figurer
les Archives secrètes en bonne place dans leurs bibliographies.
On constate aussi que, dès la fin du siècle, les milieux occul
tistes se sont hâtés de tirer parti des éléments apportés par
Steel-Maret pour étayer le « spiritualisme » qu'ils entendaient
opposer au matérialisme scientiste. Dans le domaine des obé
diences maçonniques enfin, il est bien certain que la. publi
cation de Steel-Maret fut pour une part à l'origine du renou
veau du courant « traditionaliste », centré sur le Rit Ecossais
Rectifié, qui s'est manifesté depuis le début du siècle. .
Sans doute les documents qui servaient de base au livre
en question ont-ils,, pour, la plupart, rejoint depuis lors :1a?
Bibliothèque de Lyon, à la suite de la vente d'Amsterdam
de janvier 1956, de telle manière que les chercheurs sont
aujourd'hui à même de les étudier à loisir.
Il demeure pourtant intéressant de chercher, à savoir qui;
fut cet auteur, quels étaient ses desseins, d'où il tenait ses
documents ; ne fût-ce que parce qu'on chercherait en vain
la moindre indication sur lui chez ; les auteurs spécialisés :
René Le Forestier lui-même qui le cite une vingtaine de fois
dans sa Franc-Maçonnerie lemplière i et ' occultiste, n'a pas un
mot sur son* identité véritable.
Sans doute l'érudit archiviste Henry Joly, ou le rédacteur
de la notice du catalogue Hetzberger1 n'ignorent-ils pas que
1) Henry Joly, Les archives maçonniques de J.-B. Willermoz à la Bibli
othèque municipale de Lyon, in Bulletin des bibliothèques de France, juin 1956,
pp. 420-424. Aussi : « Bibliothèque Chateau, Le Brigon », Gières (Isère), France..
Seconde partie. Manuscrits et autographes maçonniques des archives de
J.-B. Willermoz «... Vente publique. International Antiquariaat. » Amsterdam
(janvier 1956).
« ELIE STEEL-MARET » 55
ce nom d'Elie Steel-Maret masque un libraire lyonnais,
G. Bouchet, et un docteur en médecine, Marius Boccard,
mais ce sont là les seules indications précises sur la question ;
on conviendra que c'est bien peu.
Enfin cette étude, et c'est peut-être là l'essentiel, permet
d'apporter, quelques précisions sur un épisode curieux de
l'histoire de l'occultisme de la fin du xixe siècle, et, à ce titre,
elle peut être une modeste contribution à une plus vaste
recherche qu'il faudra bien un jour se décider à mener à
bien, si l'on veut sortir des légendes qui entourent encore
trop souvent ce mouvement.
Il convient de préciser à cet égard que cette étude est le
résultat partiel d'une enquête que j'ouvris, alors que, réunis
sant les éléments d'une bibliographie du Régime Ecossais
Rectifié1, je fus confronté à de nombreuses incertitudes et
carences en la matière. Je pris alors comme thème de recherche
La véritable histoire des archives secrètes de la franc-maçonnerie ;
on a ici un chapitre de cette étude, qui réserve bien des
surprises2.
* * *
Dès l'abord, il est nécessaire de souligner le fait qu'une
des principales raisons pour lesquelles les Archives secrètes
et leur auteur sont demeurés dans l'obscurité tient à l'éclipsé
que leur fit subir, à cette époque, l'activité de Papus (le
Dr Gérard Encausse), alors adonné à la propagation de son
« ordre martiniste » de fondation récente et dont la « filiation
traditionnelle » demeurait à démontrer.
Précisément, les archives découvertes à Lyon par « Steel-
Maret », et lui seul, furent l'objet d'une utilisation à cette fin.
Cela n'aurait aujourd'hui que peu d'importance si. Papus
n'avait produit un récit de leur invention qui a jusqu'ici été
pris à la lettre par tous les auteurs, sans exception. Un seul
n° 318)7 E(loécmtoebnrtes -dd'éucneme bbirbel io1g9r6a8p),h ipe pd.u ГR>6é-g6i8m. e Ecossais Rectifié, Le symbolisme,
2) Etude d'ensemble à paraître, sous ce titre.
56 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS
fit des critiques : Paul Vuillaud ; mais , à l'accoutumée il
s'agissait de sarcasmes blessants et non d'objections sérieuses
et précises1.
Il; demeure donc nécessaire, pour bien préciser l'état de
la question, de procéder à une analyse rigoureuse durécit,
d'ailleurs assez bref, de Papus, pour le recouper, en repérer les
lacunes ou les erreurs éventuelles et lui apporter les complé
ments indispensables.
L'essentiel s'en trouve dans l'introduction d'un ouvrage
publié en 1895 et consacré à Martinès de* Pasqually et qui
était le premier d'une série dévolue précisément à l'exploi
tation de ces riches archives2.
Papus écrit; :
« Jusqu'à présent on ne possédait aucun document sérieux per
mettant d'élucider la vie d'un de ces hommes qui ont le plus contribué
au ! développement et à la propagande de l'illuminisme en France,
Martinès de Pasqually, l'initiateur de Louis-Claude de Saint-Martin,
dit le Philosophe inconnu, et le fondateur du Rite des Elus Coens.
« Représentant de la tradition •> martiniste, nous avons été mis à
même, grâce à notre Loge de Lyon, d'étudier les archives miraculeu
semensta uvées et qui permettent de jeter une lumière décisive sur
1) Paul Vuillaud, Les Rose-Croix lyonnais au dix-huilième siècle d'après
leurs archives originales, Paris, 1929. Ces archives originales seront nettement
précisées dans la présente étude : il s'agit uniquement de la partie qui vint en
la possession de Papus ; on verra dans quelles conditions. La seconde compagne
du Dr Gérard Encausse, Mme Jeanne Robert (et non pas son fils Philippe,
comme l'indique par erreur Henry Joly, op. cit.) les vendit au libraire Nourry,
et c'est alors que Vuillaud les exploita, fort mal, dans l'ouvrage précité et dans
une étude restée inédite, dont le manuscrit est conservé à la Bibliothèque de
l'Alliance Israélite Universelle.
Cet aspect de la question a été définitivement mis au point par Robert
Amadou, Note sur l'histoire posthume des Archives de Papus, Cahiers de la
Tour Saint-Jacques, IX, 1962, et surtout Les archives Papus à la Bibliothèque
municipale de Lyon, L'iniiiation, avril-mai-juin 1967.
2) Papus se proposait de publier, sous le titre : L'illuminisme en France,
les trois ouvrages suivants :
1767-1774. Marlines de Pasqually. Sa vie, ses pratiques magiques. Son
oeuvre. Ses disciples. D'après des documents entièrement inédits.
1771-1790. Louis-Claude de Saint-Martin. Sa vie. Sa doctrine- ésolêrique.
Son oeuvre. D'après des documents entièrement inédits.
1767-1810. Jean-Baptiste Willermoz. Les Elus Coens. La Stricte Observance.
Les groupes initiatiques de Lyon. D'après des documents entièrement inédits.
Ces projets devaient être modifiés sur certains points puisque si le Martinès
parut en 1895 chez Chamuel, et le Saint-Martin en 1902 chez Chacornac sous
la forme prévue, le Willermoz fut transformé et devint Marlinisme, Willermozisme,
Martinisme et Franc-Maçonnerie, Paris, 1899 (Chamuel).
« ELIE STEEL-MARET » O/
l'histoire de l'illuminisme en France au xvine siècle et sur les rap
ports des loges avec la Stricte Observance du baron de Hundt.
« Ces archives proviennent d'un homme à peine connu des auteurs
spéciaux, J.-B. Willermoz, placé à la tête du mouvement ésotérique
à Lyon et qui a joué un rôle des plus importants dans l'histoire du
Martinisme. »
Pour l'heure, je prie simplement le lecteur de garder pré
sentes à l'esprit les phrases soulignées, qui sont fort révéla
trices des intentions de Papus, à l'époque.
Notre auteur, en bonne méthode, donne alors le class
ement des documents en sa possession1, indique les grands
traits de son travail, et justifie l'authenticité des pièces dont
il dispose. Il ajoute, il faut aussi le retenir, car cette précision
paraît importante à ses yeux comme si elle démontrait une
antériorité :
« C'est l'étude consacrée à Martinès de Pasqually que nous livrons
aujourd'hui au public. Ce travail fut commencé par nous à Lyon,
sur place, en juillet dernier (1893) et poursuivi jusqu'à ce jour
(16 octobre) sans interruption. »
Or c'est en 1895 que paraît cet ouvrage ; entre-temps,
en 1893 justement, sont parues les Archives secrètes, mais
Papus n'y fait aucune allusion, puisque sa préface est...
théoriquement antérieure à leur publication. Pour quiconque
n'a pas eu connaissance des travaux de Steel-Maret, Papus
révèle bien l'existence des archives lyonnaises que d'obscurs
disciples ont eues entre les mains, mais dont « le Grand Maître
Martiniste » seul a su connaître la valeur.
La réalité est pourtant tout autre, on le verra.
Continuant son récit, Papus esquisse l'histoire antérieure
des archives. Il rappelle les efforts et les peines de Willermoz
pour les sauvegarder pendant la Révolution en s'appuyant
sur la lettre de 1810 au prince Charles de Hesse (que Steel-
1) Ces pièces étaient principalement :
— correspondance de Martinès et Willermoz ;
— 48 lettres échangées par Willermoz et Saint-Martin ;
— lettres diverses dont celles de l'abbé Fournie.
« Steel-Maret » conserva par-devers lui de très nombreux autres documents
dont Papus n'eut jamais connaissance.
58 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS
Maret •■.avait publiée in extenso) ; ce récit doit être 'd'ailleurs
largement complété, mais je m'en abstiendrai ici, puisqu'il
s'agit principalement de la « résurgence » de 18911. Papus
poursuit, et l'on trouve le i passage ' maintes fois reproduit :
« Quelques i années plus tard; Willermoz mourait et léguait le
précieux dépôt à son; neveu qu'il avait initié lui-même et nommé
G. M. Profès. A la mort de celui-ci, sa femme confia les papiers à <
un ami sûr et profondément dévoué à ces idées, M; Cavarnier. »
II faut signaler en passant que ce grade de « G. M. Profès »
est une invention pure et simple. Il exista bien des Profès
et des Grands Profès2, mais de G. M. (Grands Maîtres ?)
Profès — point. Et que vient faire ici le neveu de Willermoz ?
Ou bien il s'agit du légataire spirituel et dépositaire de
confiance de Willermoz, Joseph-Antoine ' Pont, figure atta
chante encore que trop méconnue, mais il ne s'agit pas d'un
neveu. Ou bien il s'agit d'un i neveu, fort lié d'amitié avec
Pont, d'ailleurs,, mais alors il ne s'agit pas du « dépositaire
de i confiance ». Cette confusion . s'accroît encore avec l'allu
sion à, une veuve, car Joseph-Antoine Pont, qui fut bien le:
possesseur de ces archives, est mort lui-même le 30 novemb
re183 8... veuf de Jeanne-Julie Allard !
Au surplus, il paraît assez difficile qu'une personne de la
génération de Pont ait pu léguer quelque chose à « Cavarnier »
qui est né. le, 9 'mai; 1833 à Lupersat et n'a guère pu s'inté
resser à ces questions avant les années 1850.
1) Pendant les événements révolutionnaires, Willermoz détruisit volontair
emedne tn ombreuses pièces qu'il ne pouvait conserver ; d'autres furent détruites
par l'éclatement d'une bombe et, enfin, une malle entière de documents fut égarée
au cours des transferts, notamment à Г Hôtel-Dieu dont Willermoz fut l'adminis
trateur:P eut-être cette dernière fut-elle retrouvée par le Dr Boccard (cf. infra).
2) Voir Ostabat, Les origines du R.E.R., in Le symbolisme, n° 385-386
(juillet-septembre 1968) ; Ostabat, Les chevaliers Profès de la Stricte Obser
vance et du Régime Ecossais rectifié, Le symbolisme, n° 389 (avril-juin 1969).
Cette dernière étude reproduit de larges extraits du Rituel en usage dans la
Stricte Observance, et de Г Instruction secrète des Grands Profès. Il est donc,
tout à fait surprenant que cette dernière ait été présentée comme un document
« étonnant » et « inédit » dans l'appendice de La Franc-Maçonnerie occultiste
et lemplière de René Le Forestier, Paris, 1970, p. 1021, document « inédit »
présenté par Antoine Faivre.
Voir aussi Maharba, A propos du R.E.R. et de la Grande Profession qui *
apporte des précisions inconnues ailleurs [Le symbolisme, n° 391).
« ELIE STEEL-MARET » 59:
Je précise au passage que ce personnage; dont on verra -
le rôle dans cette affaire, s'appelait en réalité Michel Garvanier.
Son petit-fils, que j'ai eu le privilège*de rencontrer, et qui
m'a réservé un accueil dont je garde le souvenir ému, dans
un i admirable petit village de la Creuse, m'a confirmé que
sa famille a dû depuis longtemps s'accommoder d'une inver
sion « fatale » de Carvanier en Cavarnier.
Papus écrit à son propos :
« Au milieu des succès matériels et des labeurs quotidiens, cet
homme de bien trouva le temps de poursuivre ses études et fut amené
progressivement à approfondir l'occultisme dont il devint un fervent
adepte, travaillant seul et sans confier ses recherches à aucune société.
« Mais sentant la lourdeur de la responsabilité qui pesait sur lui
si les archives se perdaient, Cavarnier eut sans doute une seconde
le désir intense de sauver le dépôt sacré et nous savons tous la puis
sance avec laquelle le désir se propage dans l'invisible.
« Un jour, passant devant une petite boutique de librairie, Cavarn
ieres t attiré comme malgré lui -vers ce magasin. Il entre, cause à
la personne qu'il trouve là et constate, peut-être sans étonnement
car les intuitifs sont sujets à cet ordre de faits, qu'il se trouve en
présence devant le représentant du martinisme à Lyon, M. Elie Steel,
et qu'il a été conduit chez les successeurs directs de ceux dont il possède
les archives.
« Que dire après cela. Averti de ce qui se passait, notre ami.Vitte1
n'hésita pas à me mander à Lyon où pendant une semaine je compulsai
1) Ce Vitte, connu dans le petit monde occultiste sous le nom d'Amo,
est le dédicataire de l'ouvrage de Papus : « A l'ami Vitte, ingénieur, ancien
élève de l'Ecole Polytechnique, à l'apôtre de l'Unité, je dédie ce résumé des
efforts de Martinès. » On consultera sur lui, Papus, L'oeuvre d'Amo, dans
L'initiation, 1893 ; mais on retiendra surtout les intéressantes précisions qu'ap
porte sur lui René Guenon, in Le théosophisme, histoire d'une pseudo-religion,
chap. XVII : « Au Parlement des Religions » (p. 173 de la réédition 1965).
« Une idée plus ambitieuse fut émise par un ingénieur lyonnais, P. Vitte, qui
signait du pseudonyme d'Amo et qui voulut transformer le « Congrès des
Religions » en un « Congrès de l'Humanité », « rassemblant toutes les religions,
les spiritualistes, les humanitaires, chercheurs et penseurs de tous ordres, ayant
pour but commun, la progression de l'Humanité vers un idéal meilleur et la foi
en sa réalisation »... Après avoir exposé les raisons pour lesquelles les diverses
organisations théosophistes et occultistes ne parvinrent pas même à s'entendre
entre elles pour organiser en 1900 ces grandioses « assises solennelles de l'Human
ité», R ené Guenon ajoute à propos de P. Vitte : « Saint- Yves d'Alveydre lui
ayant dit que « l'esprit celtique est aujourd'hui dans les Indes », il voulut aller
s'en rendre compte et s'embarqua en septembre 1895 ; mais à peine arrivé il
fut pris d'une sorte de peur irraisonnée et se hâta de revenir en France où il était
de retour moins de trois mois après son départ; celui-là était du moins un
esprit sincère, mais ce simple fait montre combien il était peu équilibré. »
60 REVUE DE L'HISTOIRE. DES RELIGIONS
et copiai les principaux documents. J'eus le plaisir de me rendre
auprès de Cavarnier et je trouvai en lui l'homme de coeur dignement
choisi par nos Maîtres pour être le gardien de leur spiritualité..))
Le ' récit . de Papus se termine alors par. des protestations
de modestie, qui ne laissent pas de paraître suspectes, d'ail
leurs, car il n'entend être que le commentateur, fidèle de ces
documents que les « Maîtres » — rien moins que les « Supé
rieurs Inconnus » — ont bien voulu lui confier.
Tout, le récit baigne donc dans une aura providentielle
quelque peu trompeuse, car Papus se garde bien de dire
qu'il n'a vu qu'une partie des documents (certains ne lui
ont pas été communiqués) et que ceux qu'il publie ont tout
simplement été acquis par une transaction assez ordinaire
en librairie.
En fait, l'atmosphère surnaturelle n'est là que pour
« envelopper » le souci de Papus qui transparaît clairement :
il s'agit de démontrer/ que les Martinistes sont les « succes
seurs directs » de ceux dont Carvanier possède les archives :
Martinès, Saint-Martin, Willermoz. Or ils: ne le sont pas ;
comment expliquer qu'ils ne possèdent pas ces archives si
leur filiation est ininterrompue ? Un seul moyen : une inte
rvention des « Supérieurs Inconnus »...
La préoccupation de Papus est d'ailleurs si tenace qu'il ;
oublie de s'intéresser aux autres archives, ainsi que le confiera
Elie Steel à l'un de ses correspondants (lettre inédite- du
6 juin 1895). On ne peut reprendre ici toute la question des
origines véritables du Martinisme1, mais ceci permet assuré-
1) Aucun historien sérieux ne considère plus que le « Martinisme » de Papus
ait jamais eu un rapport de filiation avec l'Ordre des Elus Coens de Martinès,
avec la Stricte Observance et le Régime Ecossais Rectifié, ni même avec Louis-
Claude de Saint-Martin, qui n'a jamais fondé un « ordre ».
On consultera sur ce point les nombreuses mises au point publiées par
Robert Amadou, ainsi que les fort honnêtes conclusions de Jean Chaboseau et de
Philippe Engausse, dans son Papus (Paris).
Ce qui demeure frappant en l'occurrence est le désir d'utiliser des documents
incontestablement authentiques. pour accréditer une pure légende. Une telle
tentative de captation se poursuivra vers 1914 par des démarches auprès
d'Edouard de Ribaucourt en vue d'utiliser la loge « Le Centre des Amis » (R.E.R.)
etla G. L.N.I.R. naissantes... Elle se produira de manière encore plus abusive avec
l'affaire « Lagrèze » (cf. Le symbolisme, n° 388, janvier-mars 1969, pp. 183-192).
« ELIE STEEL-MARET » 61
ment de comprendre pourquoi le rôle de Steel-Maret était en
quelque sorte condamné à rester dans l'ombre, dès lors que
Papus tenait le devant de la scène.
Mais qui était donc Steel-Maret ?
Ce pseudonyme, on le sait, recouvre deux personnes dont
on va maintenant tenter de tracer un portrait, à partir de
pièces pour la plupart inédites ou méconnues.
* * *
Elie Steel, dont on a déjà rencontré le nom, est donc le
véritable inventeur des archives, ou du moins, puisque avec
Carvanier elles n'étaient pas perdues, le premier dépositaire
qui ait essayé de les faire sortir de l'ombre où elles se trou
vaient. Mais « Elie Steel » c'est aussi « Elie Alta », et pour
l'état civil : Gervais-Annet Bouchet. (En ce qui concerne
les détails bibliographiques, pour des raisons pratiques je
renvoie le lecteur à une notice complète, en note1. Je procé
derai de même pour « Maret ».)
Ses années de formation demeurent inconnues, mais de
rares confidences dans ses ouvrages donnent l'impression
d'une origine humble et de grandes difficultés ; il insiste
1) II convient de ne pas confondre Elie Alta avec un autre auteur fort
prolixe qui signait « Alta, docteur en Sorbonně », en réalité l'abbé Calixte
Melinge fortement influencé par Saint- Yves d'Alveydre et l'abbé Roca. Notice
relative à Gervais-Annet Bouchet : né à Lyon le 31 octobre 1863, fils de Benoît
Etienne et d'Antoinette Bernand. Divorcé en premières noces de Louise-
Philomène Foray, époux en deuxièmes noces de Marie Dreyfus. Décédé à Vichy
le 1er mars 1927.
Outre sa revue L'union ncculle et les Archives secrètes, Bouchet a publié
sous le nom d'Elie Alta :
— « Cosmogonie humaine. Essai de synthèse des sciences divinatoires. Chiromancie
complète. Clé de la physiognomonie, de la phrénologie, de la graphologie, du
symbolisme et de l'architecture religieuse, Vichy, 1917 (Bouchet-Dreyfus,
Librairie générale, 17, rue Sornin).
France veille ! La fin des temps, Vichy, 1919 (Alta-Dreyfus).
— Signum. Le mystère de la vie, Vichy, 1922 (Bouchet-Dreyfus).
Signum. Le mystère et médicale, Vichy, 1922 (Bouchet-Dreyfus).
— - Le larol égyptien. Ses symboles, ses nombres, son alphabet. Comment on
lit le larol. L'oeuvre d'Elleila restituée, Vichy, 1922 (Bouchet-Dreyfus).
Signum. Troisième cahier. Traité complet de chiromancie pratique, Vichy,
1924 (Bouchet-Dreyfus).
N. B. — Les trois livraisons de Signum ont été réunies en un seul volume.
62 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS
d'ailleurs souvent sur la modestie de sa formation scolaire :
« Je suis un simple, n'ayant jamais fréquenté les universités ;
mes connaissances ont été acquises à l'école de la nature
par la méditation, l'observation et les souffrances... », « Je
n'ai que les facultés d'um autodidacte et l'arsenal' de mon.
érudition est trop restreint pour me permettre d'exprimer
toute ma pensée... »ь
En tout cas, c'est dans les années 1889-1890 (il ar alors;
26 ou 27 ans) qu'il paraît s'être intéressé à l'occultisme. Une
lettre conservée à la Bibliothèque de Lyon — Fonds Papus —
nous le montre en relation avec Papus en novembre 1890,
et, apparemment cette rencontre est récente, car Bouchet
en est à se présenter : « Je ne suis qu'un employé de commerce,
père de famille, ayant mon ménage pour seul repos et pour
seule distraction les études occultes. Je ne possède pas beau
coup d'instruction,, mais le peu que je sais me suffît pour
étudier avec profit leurs enseignements. Du reste le. temps
me manque aussi. Je suis enfermé de 7 heures du matin à.
7 heures du soir dans un bureau où le jour vient à peine, le
gaz toute la journée ; vous voyez que pour arriver à ce quej'ai
je me suis donné ce qu'on appelle du tourment » (a),
(les lettres renvoient à la nomenclature de la correspondance
inédite, placée en fin d'article).
Ce qu'a -Bouchet à cette époque, c'est une petite revue
dénommée : L'union occulte française, et qui n'avait pas un
grand rayonnement, car il propose à Papus de lui envoyer quel
ques numéros pour savoir si elle pourrait être diffusée à Paris.
Papus, qui n'est âgé que de 26 ans, fait déjà figure de chef
d'école. Deux ans avant, en 1888, il a rompu avec la Société
Théosophique et publié son Traité élémentaire de science occulte
et son Tarot des bohémiens ; U initiation a été fondée ainsi que
le « Groupe Indépendant d'Etudes Esotériques ». Le Voile d'Isis
est sur le point de paraître, mais surtout, le « Suprême Conseil
de l'Ordre Martiniste » va être créé en 1891.
L'union occulte et son fondateur sont , beaucoup plus
modestes ; Bouchet confie ses espoirs à Papus : « J'espère
« ELIE -STEEL-MARET » 63
que L'union occulte pourra vivre et qu'enfin j'aurai pu mettre
au jour ces deux rêves : former un groupe et fonder un journal
qui * puisse plaire à tous les chercheurs quelle que soit leur
école. Croyez que j'ai rencontré bien des écueils ! Les groupes
spirites avec leurs présidents se sont d'abord mis en travers...
M. Bouvier seul, au bout de quelques discussions, s'est mis de
ma partie avec un de ses amis, M. Fayard, et le groupe des
indépendants fut fondé. Restait le journal. C'était plus
difficile et là personne ne m'a aidé. Seul je l'aurai fondé. Je
puis dire maintenant que l'affaire est en très bonne marche;
que ces messieurs épousent l'idée et semblent même très
contents de ce que j'ai fait ; comme pour le groupe mes deux
amis me soutiendront je le crois, dès à présent л1.
Papus dut, en tout cas, juger que cette nouvelle relation
était digne d'attention; puisque moins de trois mois plus
tard, en février 1891 \ le Voile ďlsis annonçait qu'au même
titre que L'initiation, L'union occulte française de Lyon était
un des organes officiels du « Groupe Indépendant d'Etudes
Esotériques ». C'est probablement à cette époque que Bouchet
fut admis dans l'ordre martiniste ; sur ce point je n'ai encore
trouvé aucune précision ; en tout état de cause, en 1895,
Papus le désigne comme martiniste, et dans des lettres privées
lui-même se prévaut de cette qualité.
Pourtant la ♦ collaboration avec Papus ne devait pas lui
apporter que des satisfactions, car avant de chercher à
s'assurer l'exclusivité des archives, Papus paraît avoir marqué
quelque désinvolture avec son modeste « disciple », comme
en témoigne une lettre de ce dernier, :
Lyon, le 25 juillet 1891.
Monsieur Papus,
Je ne sais plus que penser de v/ silence ainsi que de celui de
M. L. Mauchel2.
1) D'après des renseignements extraits de la « Bibliotheca Esoterica » qui
m'ont été aimablement communiqués par M. J.-P. Laurant, L'union occulte
parut ultérieurement sous le nom de La paix universelle, puis et jusqu'en 1908,
sous celui de Revue indépendante de magnétisme et de psychisme.
2) II s'agit de l'éditeur et occultiste Chamuel.
64 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONSr
Depuis fin Mars je suis sans réponse à toutes les lettres que je
v/ ai adressées ; les lettres de B. que je vous ai réclamées ne me sont
même pas encore parvenues !
Nous ne savons Mr. Fayard et moi sur quel pied danser !
Le plus cruel c'est que le service du« Voile » m'est faitd'une
façon déplorable. Ainsi aujourd'hui samedi je ne l'ai pas encore reçu
et ce journal porte la date du mercredi. Voilà deux jours que je cours
à la gare pour chercher le colis postal et rien de venu. Hier vendredi
je me dépêche à dîner je prends le tram / pour Perrache, rien de venu !
Aujourd'hui je fais demême : encore rien ; total :. 0,40 de dépensé
et beaucoup de dérangement pour rien.
Que feriez-vous à ma place ? J'ai créé un dépôt spécial de vos
ouvrages ; j'ai créé pour le voile d'Isis 25 Dépôts, vous voyez la
ronde que j'ai à faire dans tout Lyon ; enfin je fais tous les sacrifices
possibles de mon temps et même de mon argent pour, la défense de
votre cause et je n'ai même pas une pauvre petite lettre pour m'encourager,
pas même de réponse à tous les renseignements que je vous
ai communiqués.
A la veille de la fondation de la nouvelle branche, au moment où
Bouvier dans la séance de dimanche dernier vous appelle Jésuite
et promet d'en donner la preuve « Vous êtes l'homme de paille d'une
bande de Jésuites orthodoxes qui veulent accaparer le spiritualisme
moderne au profit de leur cause » voilà ce qu'il dit (lui) en pleine
séance des Indépendants lyonnais et ce qui a produit je puis vous
l'assurer le plus mauvais effet. C'est donc à ce moment critique que
vous nous laissez ? Nous désintéresser de la lutte '!:.. et c'est peut-être
ce que nous aurions de mieux à faire...
Sans réponse c'est ce que nous ferons car en toute justice nous ne
pourrons rester dans cette hypothèse.
Dans l'espoir que vous ne voudrez pas qu'il en soit ainsi et compt
ant sur vous par retour je vous serre amicalement la main.
Frère en la S. S., G. Bouchet, 17, rue Sully (b).
Outre le témoignage qu'elle apporte sur le comportement
de Papus, cette lettre permet de préciser qu'alors Bouchet
s'est établi; comme -libraire, et l'on verra plus loin que c'est
bien, en 1891 que les archives lui seront remises. D'ailleurs
parla suite Геп-tête de ses lettres le précisera, détail minime
sans doute, mais qui vaut d'être noté ; Papus avait écrit que
Garvanier s'était senti « attiré comme malgré lui» vers une
librairie ; Bouchet, lui, _ dira qu'il avait été « attiré par le
cachet occulte de sa librairie » et l'on comprend pourquoi, à
lire l'enseigne commerciale de sa > succursale : « G. Bouchet,
« ELIE STEEL-MARET » G5
« Librairie de la Préfecture », 9, rue de Bonnel. Seule succurs
ale: « A l'Enseigne d'Agrippa », rue des Bouquetiers, Lyon. »
Assez vite pourtant, Elie Steel paraît avoir connu de
nombreux déboires, ainsi qu'en témoigne sa correspondance :
— 4 juin 1895 : « Pour le moment je n'ai que faire de parler de
mes souffrances morales et de mes ennuis matériels... » (d)
— 1G septembre 1895 : « Mes chagrins hélas ne sont pas te
rminés. Je vis séparé de mon épouse tâchant par tous mes efforts à
réaliser ma situation. Je n'ai pas à me plaindre pour le moment,
mon cabinet commence bien, et nous sommes en mauvaise sai
son... » (e)
— 17 octobre 1895 : « Depuis ma dernière lettre, bien des choses
se sont passées, choses bonnes au fond. Mon épouse, revenue à de
meilleurs sentiments est maintenant avec moi. Ne pouvant plus tenir
ma librairie, je l'ai enfin cédée à une veuve plus riche que moi qui
continuera l'oeuvre que j'ai commencée, soit la vente des oeuvres
de science occulte. Mon cabinet subit les hauts et les bas du commen
cement mais j'ai de l'espoir et Dieu n'abandonne jamais ceux qui
ont confiance en lui » (f).
En fait, l'accalmie conjugale ne sera qu'une courte rémis
sion, puisque, en définitive, Bouchet devra divorcer.
Dès avant la cession de sa librairie notre homme s'était
résolument tourné vers une tout autre activité pour ouvrir
un cabinet, à la raison sociale suivante :
Elie Alta
Traitement magnétique. Divination
Tarot. Horoscope. Astrologie
Somnambulisme
34, rue de Marseille, au 3el
1) II paraît intéressant de reproduire ici le texte d'un « tract * élaboré par
Bouchet pour présenter ses activités, et que j'ai retrouvé annexé à une lettre
du 9 juillet 1895.
MA GNÉ TISME С UR A TIF
L'art de guérir est, avec la science matérialiste, tombé dans une
complète décrépitude, les remèdes chimiques inertes on producteurs
d'effets impossibles à prévoir et surtout à mesurer dans leurs consé
quences, ont plus abaissé le niveau de la sanlé générale qu'ils n'ont
contribué à guérir de maladies.
Le savoir malérialisle ignore que le corps est un résultat, la vie
humaine est faite par des forces subtiles, invisibles ; que ces forces
construisent le corps, le maintiennent dans Vélat de sanlé normale et,
66 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS
Je dois avouer, pourtant, qu'en dépit de mes recherches
pour retrouver sa trace au rôle de la contribution des patentes
(sa profession étant imposable sous la rubrique « Tenant un
cabinet d'occultisme ») je ne puis préciser pendant combien
de temps il exerça sa profession à Lyon.
On ne le retrouve qu'en 1916, installé à Vichy, où, remarié
avec Marie Dreyfus, il est revenu à la librairie et à l'édition.
La « Librairie générale Bouchet Dreyfus », 17, rue Sornin,
édite alors principalement les ouvrages de Bouchet-Steel-Alta
dont on reparlera dans un instant.
Il donne encore de nombreuses consultations et des cours
de chiromancie, graphologie et tarots, n'hésitant pas à se
déplacer puisqu'il séjournait assez fréquemment à Paris. A
titre anecdotique, je signale, entre autres exemples, que
Bouchet séjourna à Paris de novembre 1922 à mars 1923,
12, rue de Bucarest (ex-Hambourg), escalier B, lre gauche.
C'est chez lui, pourtant, 2, rue de Madrid à Vichy, que la
mort devait le surprendre, le 1er mars 1927. Il avait 63 ans1.
quand elles sont dérangées dans leurs rapports, produisent ce que
nous nommons des maladies.
La science antique savait cela ainsi que bien d'autres choses que
nous ignorons encore. Au siècle dernier, Mesmer rapporta dans
le monde un rameau du savoir de l'antiquité, Vart de guérir les
maladies en agissant directement sur les forces qui construisent le
corps, en rétablissant le jeu normal des énergies vitales dont tonte
maladie est un dérangement.
Depuis Mesmer l'art de guérir par l'action sur les forces subtiles
a fait de grands progrès et on arrive à faire disparaître des maladies
graves avec une rapidité qui parait un miracle aux matérialistes. Il
n'y a pas de miracles parce qu'il n'y a pas de surnaturel ; il n'y a que
du naturel inconnu. Une maladie grave, mortelle, peut résulter d'un
léger dérangement des forces vitales ; dès qu'on les rétablit dans leurs
rapports réguliers la maladie disparait.
Rien de plus simple et de plus rationel qu'un tel résultat.
Elie Alta
34, rue de Marseille (montée à pauche) Lyon-Guillotière
Consultations depuis 1 fr. Mardi, Jeudi, Samedi, de 1 h. à 5 h.
1) En dépit de nombreuses recherches qui me conduisent à remercier ici
MM. Dreyfus de Vichy, je n'ai pas réussi jusqu'ici à retrouver la trace de des
cendants (en 1891, il se dit « père de famille ») ou d'héritiers de Bouchet. Je crois
pourtant devoir signaler aux chercheurs cette « piste » intéressante, car on verra
plus loin que Bouchet avait réuni les éléments d'une histoire de l'occultisme ;
il serait, dès lors, utile de retrouver les documents qu'il avait amassés à cette fin.
« ELIE STEEL-MARET » 67
* * *
Ces quelques aperçus sur la figure peu commune deBouchet,
dont à vrai dire personne ne s'était guère soucié jusqu'ici,
demeureraient trop incomplets, si, avant de préciser son rôle
dans l'affaire des archives de Willermoz, on ne donnait
quelques indications sur son oeuvre écrite, dont il faut le dire,
la connaissance n'est point indispensable à l'honnête homme.
Car, outre sa revue, V union occulte et ses Archives secrètes,
Alta fut un auteur prolixe, adonné à la divination et surtout
à la chiromancie, se donnant pour le continuateur de
Desbarolles.
A vrai dire, s'agissant de l'aspect technique des travaux
chiromantiques de Gervais-Bouchet, je reprendrais à mon
compte et avec plus de raison encore quelques phrases de
Robert Amadou préfaçant une réédition de La chyromanlie
naturelle de Ronphilë : « Quoique l'usage en soit assez répandu,
je ne parlerai point ici de ce que j'ignore presque entièrement.
Sur le bien fondé de l'Art — ou de la Science ? — chiromantique,
je ne me prononcerai pas, faute d'une information
théorique et pratique suffisante »x. Je ne m'étendrai pas
davantage quant à la fidélité traditionnelle des travaux
d'Elie Alta. Sous ces réserves, capitales il est vrai, son ense
ignement de cette science traditionnelle mineure paraît en
conformité avec les classiques de cet art.
Ce qui est frappant, toutefois, c'est que Bouchet paraît
avoir accordé, jusqu'à la fin de ses jours, une importance
exagérée à certaines de ces sciences traditionnelles devenues
fragmentaires et même quelques fois dégénérées. Dans sa
Cosmogonie humaine ne va-t-il pas jusqu'à écrire (p. 446) :
« Oui nous le répétons et nous l'affirmons, la Divination est
la plus haute science. » De même, s'agissant de la chiromancie,
il affirme qu'elle n'est pas « une science occulte au sens vulgaire
du mot, elle est la science première car la main est l'instru-
1) Les Cahiers de la Tour Sainl-Jacques (V), 1er trimestre 1961.
68 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELICxIONS
ment du cerveau où siègent la pensée, l'esprit, l'intelligence ou
pour mieux dire l'âme. Née avec l'homme, elle en explique
la faute originelle et donne la signature de sa • destinée (...)
elle (la chiromancie) règne dans le ciel et sur. la -Terre,, elle
élève l'âme vers Dieu, fortifie la foi et ouvre les horizons des
plus hautes connaissances » (Signum, I, p. 9).
Pourtant, désireux de prendre quelques distances avec
«les charlatans, les ignorants et le superstitieux », notre
homme paraît, en 1917, soucieux de se distinguer des occult
istes, car, dit-il, « la publication de vieux grimoires et d'un
tas de stupidités faites pour répondre à la curiosité du public,
et cela par. des gens qui semblaient être très versés dans
ces questions n'a pas peu contribué à éloigner les hommes
sincères et sérieux de toutes les sciences dites occultes »
(Cosmogonie humaine, p. 236). D'ailleurs, le chapitre- XXX
de ce même ouvrage est fort clairement intitulé « L'occultisme
moderne, - les sorciers, les charlatans »! Je crois devoir en
citer un , extrait qui montre assez bien ce que devinrent les
sentiments de Bouchet à l'égard des occultistes et qui démontre
que l'on peut parfois manquer de discernement dans sa propre
conduite tout en jugeant exactement certains excès.
« Vint le spiritisme... et les âmes des morts flottèrent dans l'espace,
parlèrent aux vivants, remuèrent les meubles, frappèrent des coups
dans les murs et apparurent aux voyants. Toute une doctrine prit
naissance sur les vies successives et la réincarnation et les épreuves
que nous avons à subir ici-bas ; c'était en somme la théosophie adaptée
au- spiritisme. Puis vint l'invasion. du magnétisme. Le Bouddhisme
propagé par Jacolliot avec des histoires de fakirs; Allan Kardec par
ses ouvrages sur la doctrine spiritě; Eliphas Levi par ses ouvrages
sur la magie ; les publications théosophiques, Véclosion d'un soidisant
centre ď éludes ésotériques,, etc., toute une époque qui va
de 1870 à 1914 fut remuée par ces idées et ces manifestations d'outretombe.
De nombreux savants tentèrent quelques recherches, mais
s'égarèrent ou subirent des échecs, n'ayant pas le point de repère
pour pouvoir marcher à pas certains dans le dédale du monde des
fantômes! (...) S'il y avait eu vraiment une puissance morale dans
les communications spirites, un pouvoir occulte pouvant s'exercer
dans le sens indiqué par ces doctrines, il se serait produit des réformes
dans les esprits, des changements dans la conduite de l'humain ;.
mais il y avait dans la plupart des faits plus de mensonges, plus de
« ELIE STEEL-MARET » 69
bluff que de réalité (...) Nous avons voulu dans cet ouvrage sortir
de ces coutumes charlatanesques qui enflent à plaisir le moindre
phénomène et lui donnent de suite une tournure macabre. C'est ainsi
que procédèrent nos maoïstes modernes qui nous ont donné à part
quelques exceptions plus de vent que de réalité. Ils ont trafiqué sur
le dos des superstitieux et des ignorants, avec ceux qui pouvaient
répondre à leur mentalité ; ils ont été les démons démolisseurs
de cerveaux et proclameurs d'hérésies en ne répétant que des
vérités fondamentales habillées d'oripeaux mensongers » (Cosmogonie
humaine, p. 448-449).
On eût dit, au grand siècle : « Nourri dans le sérail, j'en
connais les détours... » mais quel témoignage !
Telles étaient donc les conclusions auxquelles parvint Elie
Alta, qu'il complétera plus tard en écrivant encore que « spiri
tisme, psychisme, hypnotisme, doctrines occultes relevant de
la théosophie, interprétation nouvelle du Christianisme. Voilà
le bagage de l'Antéchrist, c'est-à-dire du Christ tel que
l'inconscient le veut, homme seulement et non Dieu »
(Signum, I, 80).
A l'époque de la découverte des archives, pourtant, Bouchet
est encore tout adonné à ces « doctrines occultes ».
Toutefois il paraît bien avoir senti que la Maçonnerie tradi
tionnelle est aussi loin des illusions martinistes que des réalités
politiques de la Maçonnerie de l'époque. Il est même tellement
sûr que les premiers ne sont pas les « successeurs directs »
de Willermoz qu'il écrivit à un de ses correspondants :
« Mon plus grand désir serait de réveiller la province d'Auvergne
[il s'agit d'une « Province » de la Stricte Observance Templière]
endormie depuis si longtemps. L'oeuvre est belle, sublime, mais les
hommes sérieux manquent pour la réaliser ! Projets chimériques que
de compter sur les jeunes, hélas ! l'on voit bientôt à ses dépens qu'ils
ne sont point de taille pour une pareille besogne. (...) j'ai cependant
l'espérance d'assister à la renaissance de cette IIe Province avec
quelques hommes sincères et chrétiens. Assistez-moi, éclairez mes
pas chancelants, vous m'aiderez à vaincre les doutes qui dissolvent
les bons vouloirs. Quand je dis j'espère c'est que je sens que ça peut
se faire. Il faut de la Prudence et de la Tempérance.
« Vous savez qu'ici la M.', est morte, donc il n'y a plus rien à
faire en son sein. Nous ne pouvons construire que dans la solitude,
en secret »... (f).
70 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS
Le désir de retrouver les sources de la Franc-Maçonnerie
qui s'exprime ainsi, devait se réaliser, quelque vingt ans plus
tard, et justement par un petit groupe de maçons pratiquant
le Rit Ecossais Rectifié, qui fondèrent tout d'abord la loge
« Le Centre des Amis », puis l'obédience dénommée « Grande
Loge Nationale Indépendante et Régulière », devenue la
« Grande Loge Nationale Française » et qui est la seule à
être reconnue comme régulière en France.
* * *
Pour rectifier et surtout compléter le récit de Papus relatif
à la découverte des archives de Jean-Baptiste Willermoz,
on dispose grâce à Bouchet de deux sources principales.
La première, à laquelle on a déjà fait largement appel,
est l'importante collection de lettres qu'il adressa à divers
correspondants suisses, membres du Grand Prieuré d'Helvétie,
et notamment à Joseph Leclerc ; je dois la connaissance de
ces lettres à M. R. H. qui en est le dépositaire et à qui je
dois exprimer ici toute ma reconnaissance.
La seconde, par l'importance, mais par quoi on commenc
erae,st un texte par Gervais Bouchet lui-même mais qui,
semble-t-il, n'a retenu l'attention d'aucun historien de la
Maçonnerie. La raison en paraît simple : il a été publié dans
le deuxième cahier de Signum (1922), tout entier consacré
à la chiromancie, et il faut arriver aux dernières pages pour
le trouver. Mais peut-être, pressé par un correspondant,
Bouchet-Alta s'est-il souvenu de l'Elie Steel de sa jeunesse,
pour éprouver le besoin d'une mise au point, car ce texte
en est une. Comme il s'agit d'une notice assez brève, parue
il y a près de cinquante ans, dans une revue provinciale tirée
à 2 000 exemplaires, je crois utile de la reproduire :
« Les Documents Martinistes »
Les Chevaliers bienfaisants de la Cité Sainte.
Les Illuminés Coens. La Correspondance de Martinez
Pasqually et celle de St. Martin (sic).
« Peu d'occultistes savent comment les documents qui servirent
« ELIE STEEL-MARET » 71
à-Papus pour la publication de ses deux ouvrages sur Saint-Martin
et sur Pasquallys arrivèrent en sa possession.
Vers 1891, je fis connaissance à Lyon de Mr. Cavarnier, l'homme
le plus doux et le plus simple que j'aie jamais rencontré ; il était
grand amateur de documents anciens sur l'occultisme et la maçonn
erie et avait hérité de tous ceux qui appartenaient à Willermoz
qui fut Vénérable des Chevaliers bienfaisants de la Cité Sainte.
J'imprimai pour Cavarnier un catalogue très important de médailles
et de bibelots maçonniques1 ; pour me remercier de mon travail
et aussi en raison de sa grande amitié pour moi, car il aimait la
sincérité de mes opinions en matière occulte, il me fit cadeau d'une
quantité considérable de papiers ayant appartenu à Willermoz et
faisant partie des archives de la Maçonnerie mystique d'avant la
Révolution. Il y avait là dans des cartables originaux toutes les
correspondances des hommes de cette époque : Brunswick, St. Martin,
Martinès Pasquallis, Salzmann, Pernet de Vaucroz, etc. Il y avait
aussi des paquets de Rituels et de serments des Chevaliers Profès,
des croix, des tabliers et des ornements de l'époque..
J'eus le désir de publier ces documents avec le concours d'un ami,
qui était alors étudiant, aujourd'hui maire, et sous le titre ď Archives
secrètes de la Franc-Maçonnerie nous avions commencé cette publi
cation qui ne put continuer. Sur ces entrefaites, comme je m'occupais
beaucoup de propagande. pour les publications du groupe occultiste
de Paris, j'avais de longues conversations ésotériques avec un intime
ami, ingénieur à Lyon, ami également de Papus et ardent propagateur
des idées théosophiques ; il signait Amo.
Papus dut à mes relations de venir à Lyon ; c'est à un de ses
voyages que sollicité par Amo, je vendis à ce dernier pour une minime
somme les documents maçonniques importants concernant Villuminisme
dont il fil' cadeau à Papus. L'autre partie resta la propriété de mon
ami-B (Boccard) qui avait essayé avec moi la publication de ces
documents dont on demande paraît-il aujourd'hui un prix fabuleux !
J'écrirai quelque jour l'histoire du : mouvement occultiste2 mais
au. fond' qu'importe ! Les occultistes ont réveillé dans les sciences
et la philosophie des connaissances qui étaient endormies et c'est
là l'oeuvre utile de leur destinée » [Signum, II, pp. 67-68).
Les documents ont dono bien été achetés pour une somme
1) M. Marcel ('arvanier, petit-fils de Michel, se rappelle fort bien l'existence
de cette collection, dont, malheureusement il ne lui reste presque rien ; comme
il était encore enfant à l'époque où son grand-père dut s'en séparer probablement
pour des raisons financières, il ne peut aujourd'hui préciser qui en fut l'acquéreur.
De plus, son propre père, Francis Carvanier, étant décédé avant Michel Carvanier,
la « tradition familiale » se trouve fort imprécise.
2) Voir p. 61, n. 1.
72 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS
minime1 par l'ami Vittc (c'est-à-dire Amo) dont on a déjà
parlé.
Les lettres inédites de Bouchet vont encore permettre de
préciser certains points de détail, et surtout de connaître
mieux le rôle de « Maret » qu'on a peu évoqué jusqu'ici.
Peu après la publication des Archives, en effet, le
7 juin 1895, Elie Steel écrivait à son correspondant helvé
tique une relation de la découverte des archives, qui recoupe
exactement le récit qu'on vient de lire :
« Un jour, comme vous le savez par le livre de Papus,
M. Cavarnier entra chez moi, attiré par le cachet occulte
de ma librairie. A quelque temps de là, il me parla de docu
ments qui pourraient certainement m'intéresser. Je fus donc
un jour dans une chambre perdue dans un grenier et je
dégageai, absolument grisé par une pareil (sic) découverte,
un monceau de papiers enfouis dans des cartables à serrures
maç..*. de cette forme Д. Je prévins Papus qui est le
continuateur de Saint-Martin et dirige à Paris le grand mvt.
occulte de France. Il vint à Lyon exprès pour en prendre
connaissance et acheta la correspondance de Martinès Pasqualis
et de Willermoz ainsi que celle de Saint-Martin. C'est
donc avec ça qu'il a fait son livre.
« L'autre partie des archives était composée spécialement de la
correspondance maçonnique des différentes lovoici quelques noms : Brunswick, duc de Hesse-Cassel, Frédéric de
Prusse, Saltzmann de Strasbourg, baron de Hund, Franck de Stras
bourg, etc., etc., correspondance de Grenoble, Besançon, Mars
eille, etc. Dans la correspondance de Lyon se trouvent celles des
FF.'. Pont2 et de quelques autres. Nombreux rituels des Gheva-
1) Je ne sais d'où Vulliaud tire le renseignement quand il écrit (op. cit.,
p. 35) assez méchamment : « Nous assistons à un spectacle qui ne manque pas
de drôlerie : un Souverain Pontife retrouvant ses titres, ses archives et des
prédécesseurs inespérés. Le tout pour la somme de deux cents francs ! Ce serait
même un point à examiner — - s'il en valait la peine - - je ne sais à quel degré le
Pontife ne fut point, grâce aux documents laissés par des fidèles morts depuis
longtemps, initié plus véritablement aux doctrines dont il s'était institué le
bruyant propagateur ? »
2) A plusieurs reprises, dans les lettres que j'ai pu consulter, Bouchet fait
allusion aux FF.*. Pont — le redoublement des lettres ne laissant aucun doute
sur le fait que, pour lui, il y en avait plusieurs.
A ma connaissance la correspondance de ce deuxième F.*.. Pont différent
« ELIE STEEL-MARET » 73
liers В.*. de la С*. S.*, de Gd. Profes, etc. Enfin beaucoup de
lettres de Willermoz et quelques manuscrits » (d).
A quelques mois de là, répondant à de nouvelles questions
de son correspondant, Bouchet va s'étendre longuement sur
les raisons de la publication des Archives secrètes de la Franc-
Maçonnerie au premier rang desquelles on ne sera pas surpris
de découvrir l'incompréhension et l'ignorance triomphantes
de certains dirigeants de la maçonnerie de l'époque. De plus
cette lettre montre bien que Bouchet ne fut pas un « âne
chargé de reliques » incapable de reconnaître la valeur des
archives dont il était dépositaire, et qu'il n'avait pas attendu
l'intervention de Papus pour en savoir le prix.
« J'avais dressé un petit catalogue de toutes ces correspondances
(plus d'un millier de lettres) lorsque j'écrivis à diverses puissances
pour leur offrir ces documents.
« J'écrivis à l'Université de Genève sur le conseil d'un ami et par
carte postale on me répondit que ça ne pouvait les intéresser.
« J'écrivis à la cour du Roi de Wurtemberg qui refusa d'acheter
la correspondance de Frédéric.
« Seule la bibliothèque ou les archives de... (je ne me souviens plus
du nom), toujours en Allemagne, me proposa d'acheter la corre
spondance du baron Weiler, du duc de Hesse-Cassel, de Saltzmann
de Strasbourg et de Frédéric de Wurtemberg (...)
« Donc vous le voyez, mon cher Frère, j'ai fait tout ce qu'il (sic)
dépendait de moi pour arriver à faire profiter une loge intéressée
de tous les documents que je possédais. Le Gr.'. Or.', ne répondit,
celui de Lyon se moqua de cette maçonnerie en disant : ça n'a jamais
été de la vraie maç.'., ces documents n'ont aucune valeur.
« De guerre lasse, je voulus leur donner une leçon en publiant et,
par cette diffusion, pour leur montrer que les vrais maçons furent
de vrais chrétiens. L'entreprise ne réussit pas, et mon ami le docteur
de Joseph-Antoine (f 1838) n'a pas été retrouvée. Je ne puis examiner ici
l'ensemble de cette question qui fait l'objet d'un chapitre de La véritable histoire
des archives secrètes. J'indique toutefois que les éléments que j'ai réunis per
mettent de tenir pour hautement probable l'hypothèse qu'il s'agissait d'un des
fils de Joseph-Antoine, Charles-Joseph Pont, né à Lyon le 1er mai 1810, qui
au décès de son père devint son seul héritier de droit (cf. Archives départementales
du Rhône, 52 Q '.)}. Il épousa le 3 mai 1812 Pauline Morin, institutrice, qui
pourrait bien être la « veuve Pont » qui, dans le récit de Papus, remit les archives
à Michel (larvanier, car ce détail n'a sûrement pas été inventé. L'ensemble
de ces présomptions est précis et concordant... il manque pourtant la preuve
décisive.
74 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS
Boccard qui avait entrepris la chose à ses frais mangea trois mille
francs.
« Le plus curieux, et c'était forcé, c'est que le clergé et les fr. maç.
furent furieux de cette publication » (g).
Telle fut donc l'origine de ces livraisons consacrées aux
Archives secrètes et tel fut, en cette affaire, le rôle de ce curieux
« Elie Steel ». La réalité on le voit ressemble bien peu au récit
« surnaturaliste » de Papus.
Mais jusqu'ici « Maret » n'apparaît guère que comme un
étudiant, devenu maire et qui aurait « mangé », comme dit
Bouchet, 3 000 F de 1893 dans l'aventure.
Si l'on y regarde de près, Maret est un personnage fort
attachant par sa destinée, et sur lequel je crois devoir livrer
aussi quelques renseignements qui inclineront à tout le moins
à méditer sur l'étrangeté de certaines rencontres.
* * *
A l'époque de la « découverte » des archives, en 1891,
Marie-Gabriel, dit Marius Boccard, est âgé de 22 ans. Après
des études brillantes à Belley puis au lycée Ampère de Lyon,
il fait sa médecine et soutiendra en 1897 une thèse, paraît-il
remarquée, sur « le traitement chirurgical de l'hydronéphrose
». La même année il retournera au pays natal, à Jujurieux
dans l'Ain, où il exercera son art avec dévouement et
acceptera toutes les charges publiques que ses concitoyens
lui confieront ; praticien désintéressé, il fut appelé le « médecin
des pauvres » et un monument lui a été élevé en témoignage
de gratitude1.
1) Je dois remercier tout particulièrement ici Mme Jean Boccard, de Jujurieux,
et surtout Mme Henri Bugnet, de Besançon, la fille du Dr Boccard,
qui, avec une extrême obligeance, a bien voulu me communiquer de nombreux
renseignements relatifs à ce dernier.
Boccard Marie-Gabriel, dit Marius, est né le 21 avril 1869 à Jujurieux (Ain),
fils de Joseph-Auguste, cultivateur, et de Claudine-Joséphine Bataillard,
ouvrière en soie. Marié à Lyon, le 1er avril 1902 avec Clémence-Rose Rangot.
Docteur en médecine. Décédé en son domicile au Grand-Champ, à Jujurieux,
le 23 août 1928.
Consulter :
— Le Docteur Boccard (1869-1928), Bourg, 1928 (Imprimerie Victor-Buthod),
« ELIE STEEL-MARET » /O
Je n'ai pu ■ savoir dans quelles circonstances il devint
l'ami de Bouchet, et pas davantage s'il s'affilia au Martinisme
et à la Franc-Maçonnerie ; en tout cas il déclara en 1899
n'être pas membre de cette dernière.
Ce qui est sûr, pourtant, c'est qu'il devait, partager les
vues d'Elie Steel sur la nature religieuse de la Franc-Maçonn
eriete as,se z pour engloutir une somme coquette dans. une
publication qui n'eût pas de lendemain.
Sans doute est-ce pour le dédommager que Bouchet lui
remit la totalité des archives qu'il; n'avait pas; vendues à*
Papus ; cette cession devait avoir lieu au 'plus tard; en 1894
puisque nous verrons: qu'en janvier 1895, Bouchet a dit à
ses correspondants qu'il ne possède plus rien2.
Or, à ce moment, des membres du Grand Prieuré d'Helvétie
vont une nouvelle fois essayer de retrouver les archives
de l'Ordre, comme leurs prédécesseurs avaient déjà tenté de le
brochure de 31 p. Tirage à part du Bulletin de la Société des Naturalistes et
Archéologues de VAin.
— Dictionnaire des parlementaires français (1889-1040), t. II, p. 640.
Pour donner une idée de la carrière politique du Dr Boccard, j'extrais de
cet ouvrage les précisions suivantes : « A partir de 1904, il est maire de Jujurieux
et depuis 1907, conseiller général de Poncin (Ain). Il se présente aux élections
législatives du 16 novembre 1919 sur la liste d'Union républicaine radicale et
démocratique conduite par Messiny. Mais les électeurs manifestent leur méconten
tementco ntre ce dernier, ancien parlementaire, en rayant son nom, ce qui
entraîne une baisse de la moyenne de la liste qui n'a qu'un seul élu, Antoine
Blanc. L'année suivante, Boccard perd la mairie de Jujurieux. Aux élections
générales du 11 mai 1924, il se présente sous la bannière du cartel des gauches,
qui gagne 20 000 voix et emporte quatre des cinq sièges à pourvoir. Il obtient
lui-même 37 985 suffrages sur 79 053 votants.
« Inscrit au groupe radical et radical-socialiste, il consacre son activité aux
travaux des commissions. Il fait ainsi partie de la Commission d'Hygiène dont
il devient secrétaire et de la Commission d'Assurance et de Prévoyance sociales.
Il est également nommé membre de l'Office national des Pupilles de la Nation,
et membre du Conseil supérieur des Sociétés de Secours mutuels. Marie-Gabriel
Boccard n'intervient pas en séance publique. En 1928, son état de santé ne lui
permet pas de se représenter aux élections législatives. »
Ecrits du Dr Boccard (d'après la Notice de la Société des Archéologues) :
— Etude sur le baron Amédée Maupetit.
— Elude sur Bichat.
— Origine de la famille des Savarin.
-- Vallée de VAin et de la Saône à Vépoque aurignacienne.
2) A plusieurs reprises, Bouchet affirme qu'il ne possède plus rien, après la
remise des documents à Boccard. Je. ne suis pourtant pas aussi sûr que Bouchet
n'ait conservé aucun document.
7G REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS
faire auprès do Joseph-Antoine Pont mais, comme eux, sans
succès.
Leur attention avait été mise en éveil par l'acquisition
qu'avait faite un des leurs, le chevalier Marc Henri, eques a
modeslia, des Archives secrètes qu'on bradait alors au prix du
papier, dans un bistrot lyonnais.
Aussitôt saisi, Joseph Leelerc, alors « préfet » de Genève,
et qui plus tard sera « Grand Prieur », entre en relations avec
Bouchet et fera même le voyage. Mais il est trop tard. Le
13 janvier 1895, Bouchet répond au chancelier d'Etat Leelerc
qu'il faut s'adresser à Marius Boccard, étudiant en médecine
à l'Hôtel-Dieu de Lyon (c). Une correspondance fort inté
ressante s'engagea pourtant, à la faveur de laquelle Bouchet
livre quelques précisions, non sans spéculer de manière un
peu choquante sur l'impécuniosité du jeune étudiant.
« Peut-être dans le courant de l'hiver pourrons-nous
décider M. Boccard à nous confier les archives... » ; « M. Boc
card est jeune (il a 26 ans), il est souvent dans le besoin
d'argent, il est probable que si on pouvait lui offrir une
somme à un certain moment il se dessaisirait de ses documents,
car il veut pour l'instant entrer dans son argent. Il a joint à
ces documents différentes trouvailles qu'il a faites concer
nantl 'Ordre... » (g).
Sur ce que furent ces trouvailles, ou du moins l'une d'entre
elles, on possède un témoignage de premier ordre recueilli
par Henry Joly1 qui rapporte que M. Justin Godard, ancien
ministre2, lui a confié un souvenir de jeunesse selon lequel
« vers 1892 un étudiant en médecine de ses amis lui avait
raconté que sa logeuse avait découvert, dans l'appartement
de la rue Sainte-Hélène où il occupait une chambre, une
grande malle pleine de documents maçonniques ». Ce camarade
était le Dr Boccard, le futur « Maret » des Archives.
1) Voir p. Г>4, ri. 1.
2) Le Dr Justin Godard ( 1871-1956) fut un des principaux organisateurs du
Service de Santé pendant la guerre de 1914-1918 ; plusieurs fois ministre sous la
IIIe République, il fut maire de Lyon à la Libération. Son nom est très souvent
cité sur les listes d'hommes politiques francs-maçons.
« ELIE STEEL-MARET » 77
Dans quel logis se trouvait cette malle ? Qu'on n'oublie
pas que la rue Sainte-Hélène est à mi-distance entre le quartier
d'Ainay où avait vécu Joseph-Antoine Pont, où vivait alors
Carvanier (son petit-fils se le rappelle fort bien) et l'Hôtel-
Dieu où Willermoz égara justement une malle pendant les
événements que l'on sait. Et l'on se prend à rêver, malgré
soi, à ces « autres trouvailles » : Boccard fut interne à l'Hôtel-
Dieu de Lyon... et s'il avait retrouvé la malle perdue par
Willermoz ? Je ne me hasarderai pas à répondre à cette
question, mais il paraît en tout cas légitime de la poser.
Toujours est-il que dûment introduits par Bouchet, les
frères helvétiques s'adressèrent à Marius Boccard pour savoir
ce que devenaient « leurs » archives. Il en résulta une corre
spondance fort courtoise, qui a de plus le mérite de nous ren
seigner sur les sentiments du docteur à l'égard de l'Ordre.
Sans doute les espérances mises en l'impécuniosité du
jeune homme furent-elles déçues, soit qu'il disposât de res
sources suffisantes, soit surtout qu'il possédât une assez exacte
conscience de la valeur de ces pièces pour ne pas s'en défaire
hâtivement, même dans une période critique.
Mais s'il ne céda rien, il réserva le meilleur accueil à
ses correspondants, ainsi qu'en témoigne l'extrait suivant
d'une lettre datée du 27 janvier 1899 : « Les lettres sont à
mon avis précieuses autant pour l'histoire de l'Ordre que pour
l'histoire générale de l'Europe. C'est à ce dernier titre que le
Père Thedenat, oratorien, membre de l'Institut, est venu en
prendre connaissance vaguement — pour me les faire acheter
par une bibliothèque de Paris. D'autres offres m'ont été faites
que j'ai également refusées. C'est vous dire que rien de cette
collection n'a été distrait, hormis ce qui a été vendu à Papus
et qui se composait exclusivement de la correspondance de
Pasqually. Je suis donc toujours à même de vous faire tenir
tous les renseignements qui peuvent vous être utiles ou
agréables. Ce me sera un véritable plaisir de répondre à
toutes vos demandes... » (h). Et surtout le docteur précise
dans un post-scriptum : « Je ne suis pas franc-maçon. Tout
78 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS
en préférant de beaucoup l'ancienne maçonnerie à la nouvelle,
je ne suis pas un adversaire. Vous pouvez ; donc m'écrire en
toute tranquillité d'âme... », ce que firent ses correspondants.
Il est enfin une dernière indication fournie par Bouchet
et qui mériterait d'être étudiée, s'agissant de Marius Boccard ;
exposant que ce dernier avait sacrifié 3 000 F à un -essai de
publication qui n'avait pas réussi, Elie Steel ajoutait : « II
conserve l'espoir de reprendre son oeuvre -(ce qui? laisserait
supposer que Boccard-Maret était le principal initiateur des
Archives secrètes) dans un fort volume in octavo, mais d'ici
quelques années... »
Je ne sais jusqu'à quel point, Boccard >: travailla? sur ce
projet... Animateur d'une Société Savante locale, le docteur
prisait assurément: l'érudition désintéressée et les patients
labeurs qui: produisent les monographies définitives, et sou
vent injustement méconnues. Toutefois, la- charge de' son
ministère médical qu'il assura de façon exemplaire, les nom
breux emplois publics qu'il devait accepter et une santé précairene
lui. laissèrent que peu de temps pour mener à bienson
projet.
A ce point, précisément, se pose une dernière question^
d'importance : comment ces archives, dont, le docteur fut
un dépositaire éclairé, passèrent-elles dans les mains d'un
collaborateur assez médiocre sur le plan de la compréhension
et des connaissances historiques, de la Revue internationale
des sociétés secrètes ?
Tout chercheur heureux (et je crois l'avoir été au coeur
d'une enquête dont le point de départ était de connaître
deux noms, sans plus) trouve sur son chemin une question
qui le contraint à l'aveu de son ignorance, le rappelle à
l'humilité. En l'occurrence, il a été impossible jusqu'ici de
déterminer comment tout ou partie des archives du Dr Boc
card arrivèrent entre les mains « d'Hiram » — le colonel
Ernest Bon — , dont, longtemps après, la bibliothèque fit
l'objet de la; vente d'Amsterdam évoquée en commençant.
Mme Bugnet, fille du = Dr Boccard, a eu la grande bonté
« ELIE STEEL-MARET » 79
de me confier quelques souvenirs sur cette affaire, dont il
ressort que le docteur avait prêté ces documents peut-être
pour permettre de les étudier ; or lorsque après son décès
sa veuve les réclama, en 1928, il lui fut répondu que les
archives avaient été rendues à Boccard qui, bien sûr, ne pou
vait infirmer le fait... curieuse affaire, en vérité, et qui ressemb
lerait fort à un détournement peu délicat. Mais à qui donc
Boccard avait-il confié ces pièces ?
Ce qui est sûr c'est que les documents publiés par Hiram
dans la R.I.S.S. d'abord, en un livre ensuite1 sont bien ceux
dont avait disposé Steel-Maret. Et dans la préface, Hiram
marque une singulière discrétion sur l'origine des archives qu'il
détient, disant simplement : «Ce qui nous met à même de faire
cette étude c'est que nous avons eu la bonne fortune de mettre la
main sur tout un dossier provenant des Archives du Directoire
Ecossais de la Stricte Observance et de la Loge La Bienfaisance
à ГО.*. de Lyon que J.-B. Willermoz, archiviste soigneux et
passionné, avait collectionnées, classées avec un soin jaloux. »
Mais sans doute serait-ce manquer à l'impartialité de
l'historien que de trouver, sans preuve, une curieuse saveur à
« mettre la main sur... ».
C'est donc sur cette ultime question que s'achèvera cette
étude ; il importe peu puisque, de toute façon, la question
principale, qui était de savoir qui était « Elie Steel-Maret »,
trouve une réponse satisfaisante.
Il est pourtant un dernier point qui doit être mis en
évidence, par-delà l'intérêt que présentent les mises au point
relatives aux faits et à l'archivistique.
Cette publication des Archives secrètes et son contexte
sont crûment révélateurs de la légèreté avec laquelle certains
occultistes de la fin du xixe siècle tentèrent d'accréditer des
« filiations » et des « traditions » de pure fantaisie, par l'util
isation abusive de documents authentiques.
1) Hiram, J.-B. Willermoz et le Rit Templier à l'orient de Lyon, Paris, 1935
(Fédération nationale catholique).
80 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS
Mais, simultanément, on est frappé par la réserve
d'hommes, comme Steel-Maret, dont sans doute les illusions
personnelles ne furent pas moins grandes que celles de leurs
contemporains, mais qui s'abstiennent de toute utilisation
à des fins personnelles des véritables « trésors » qu'ils
possédaient.
Sans doute ces deux attitudes se retrouvent-elles toujours
parmi ceux qui, à un titre ou à un autre, prétendent s'intéresser
à la Haute Science.
A témoin ces quelques lignes inédites du Dr Blitz, occultiste
renommé en son temps, et qui en s'appliquant à Papus,
rendent en quelque sorte hommage à l'attitude de Steel-Maret.
« Papus a fondé ce qu'on appelle aujourd'hui le papusianisme.
J'ai toujours considéré cet ordre nouveau comme un
collaborateur intelligent de la F.*. M.*., c'est même comme
maçon que j'ai tenu à m'affîlier à lui, me permettant ainsi
de propager parmi les profanes les sentiments maçonniques
sans manquer à mes obligations. Avant de me joindre à lui,
j'ai tenu à connaître les sources d'où Papus tirait son autorité
et je me suis trouvé satisfait de ses explications. Il y a là
malheureusement un secret qui n'est pas le mien, aussi je
ne compte pas ramener les dissidents au moyen de « docu
ments secrets » ; mais personnellement je suis parfaitement
édifié. Mais il y a autre chose : Papus n'est pas maçon ! Je
l'ai toujours ignoré, et je me félicite d'avoir toujours observé
avec lui la plus grande réserve au sujet de nos sublimes
mystères. J'avoue que j'aurais pu ne pas agir de la sorte
étant donné le chaleureux éloge que lui adressa « La Chaîne
d'Union » pour ses travaux maçonniques. J'étais convaincu
que, loin de ne pas être même un apprenti, Papus était un
maçon très éclairé.
« Je comprends maintenant pourquoi Papus ne voulait
pas se défaire de ses précieuses archives de Lyon et les
remettre entre les mains des FF.*, du Régime Ecossais
Rectifié à qui elles revenaient de droit ! ! ! ! J'avoue qu'à la
place du docteur, comme profane, j'eus (sic) fait de même (...)
« ELIE STEEL-MARET » 81
Ne tenant à la fraternité par aucun lien, je puis excuser
Papus de ne vouloir entendre parler de restitution. Ces
papiers sont bien à lui, il les a payés, il y tient. C'est de la
bibliophilie pardonnable... » (i).
Assurément n'était-ce que cela : de la bibliophilie pardon
nable et rien d'autre.
Jean Saunier.
Nomenclature des lettres inédiles citées dans celte élude
Bouchet à Papus (a) Du 25/11/1890, Bibliothèque de Lyon, Ms. 5488.
(b) Du 25/8/1891
Bouchet à Leclerc (c) Du 13/1/1895, Collection de l'auteur.
Bouchet à X... (d) Du 4/6/1895, Collection particulière.
(e) Du 16/9/1895 —
(f) Du 17/10/1895 —
(g) Du 6/11/1895
Boccard à X... (h) Du 27/1/1899 —
Blitz à X... (i) Du 19/111/1899 —