4/24/2011
Les écritures de l'Agent inconnu et la franc-maçonnerie ésotérique au XVIIIe siècle
Christine Bergé
Identification d'une femme. Les écritures de l'Agent inconnu et la
franc-maçonnerie ésotérique au XVIIIe siècle
In: L'Homme, 1997, tome 37 n°144. pp. 105-129.
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Bergé Christine. Identification d'une femme. Les écritures de l'Agent inconnu et la franc-maçonnerie ésotérique au XVIIIe siècle.
In: L'Homme, 1997, tome 37 n°144. pp. 105-129.
doi : 10.3406/hom.1997.370360
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1997_num_37_144_370360
Christine Berge
Identification d'une femme
Les écritures de l'Agent inconnu
et la franc-maçonnerie ésotérique au xvine siècle
Ecrire et signer de notre nom le texte que nous avons écrit nous paraît
chose ordinaire. C'est là se reconnaître et se manifester comme auteur du
texte. Le propre des écritures non ordinaires est au contraire d'introduire un
décalage : celui qui écrit ne se reconnaît pas auteur des propos. Le mystique div
inement inspiré, le médium en écriture automatique se posent en intermédiaires et
désignent un Autre (Dieu, esprit) comme l'auteur véritable. L'effacement du
sujet écrivant derrière la trace écrite s'accompagne de plaintes : sous la pression
de l'invisible, celui qui en est l'instrument s'ouvre et se délite, souffre et presque
meurt, mais se soutient de ce travail. L'écriture, en proie à cette épreuve des
limites, n'est-elle que le vestige d'un passage numineux ? L'Autre, en passant,
n'écorche pas seulement un réel de papier : on accueillerait ces lacunes, ces
miettes d'ineffable. Il jette celui qui écrit dans les douleurs, comme si le corps
intermédiaire devait payer d' être pénétré par F ineffable l .
C'est au cours d'une recherche sur ces écritures non ordinaires, que j'ai ren
contré un objet pour le moins déroutant, qui force à s'interroger.
Si j'ai choisi de le présenter comme un objet anthropologique possible, c'est
qu'il a le mérite de se situer au carrefour de plusieurs déchiffrages. Il s'agit des
Cahiers reçus le 5 avril 1785 par le franc-maçon lyonnais Jean-Baptiste
Willermoz, fondateur de la loge la Bienfaisance, et négociant en soieries. Celui
qui les lui apportait, Alexandre de Monspey, commandeur de l'ordre de Malte
et maçon de la même loge, décrit au récepteur les conditions extraordinaires
dans lesquelles l'écriture s'est produite.
Ces « missives miraculeuses venues du Ciel » avaient été « reçues » par sa
soeur, Marie-Louise de Monspey, dite Madame de Vallière : des « esprits purs »
s'emparaient de sa main et lui faisaient tracer des écrits, dont elle ne prenait
l. Pour ce qui est du lien entre écriture et mysticisme, je me réfère ici aux analyses éclairantes de
Michel de Certeau (1982).
L'Homme 144, oct.-déc. 1997, pp. 105-129.
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connaissance qu'en se relisant. Lorsqu'elle eut le sentiment que l'ensemble des
messages était destiné à Willermoz, afin que celui-ci dispensât l'enseignement qui
s'y trouvait, Madame de Vallière pria son frère de remettre les Cahiers au princi
pailn téressé. Désigné par les puissances divines comme le « pasteur » d'un nou
veau genre d'élus, Willermoz était appelé à fonder une nouvelle loge, la Loge
Élue et Chérie de la Bienfaisance, qui recueillerait l'Initiation secrète. Mais celle
qui recevait les messages, et qui n'avait que deux fois rencontré le négociant,
désirait rester dans l'ombre. En se faisant désormais appeler l'Agent inconnu, elle
entamait sa carrière d'« écrivain sacré », ainsi qu'elle se désigne elle-même.
Je retracerai plus loin l'histoire de ces Cahiers. Rappelons seulement que leur
écriture se poursuivit de 1785 à 1799, et que les originaux furent presque tous
détruits, plus tard, par leur auteur. Les divers fragments parvenus jusqu'à nous
sont en grande partie le fruit du patient travail de copiste de Louis-Claude de
Saint-Martin2, philosophe et franc-maçon longtemps resté proche de Willermoz.
La plupart de ces copies appartiennent au fonds ancien de la Bibliothèque muni
cipale de Lyon3. Mais le manuscrit sur lequel j'ai travaillé, établi également par
Saint-Martin, est le Livre des Initiés, texte de cent seize pages conservé dans les
papiers du maçon grenoblois Prunelle de Lière4. Il semble avoir été destiné à
l'instruction de ceux des membres de la loge qui n'habitaient pas Lyon, et
contient une partie des écritures de l'Agent produites entre 1785 et 1796.
Un texte presque illisible
L'écrit que j'aborde ici appartient à cette famille d'objets indésirables et sou
vent refoulés des terres de la recherche. Quelques-uns se sont aventurés dans sa
lecture, à la fois attirés par son étrangeté et rebutés par le caractère obscur de la
forme et du contenu dont je me propose d'explorer certains aspects. Tour à tour
perçu comme un écrit médiumnique avant la lettre, puis comme le prototype
d'un texte délirant, l'objet cristallise en lui, de manière sauvage, à la fois les
attentes, les souffrances et les découvertes naissantes en cette fin de xvnie siècle.
Mon hypothèse repose sur une interrogation de la mystique (au sens où l'enten
daiMti chel de Certeau) dans ses variations culturelles, et confrontée aux diffé
rents contextes représentés par l'ésotérisme, le magnétisme et le christianisme
autour des années 1780 et 1790.
On doit à Alice Joly d'avoir tenté la première approche sérieuse des écrits de
l'Agent inconnu5, et on peut la remercier d'avoir surmonté la « fatigue » que, non
2. Louis-Claude de Saint-Martin fut un des membres de la Loge Élue et Chérie de la Bienfaisance,
fondée par Willermoz.
3. Fonds Willermoz, Ms. 5477, B. M. Lyon. Deux manuscrits autographes sont conservés dans le
fonds Encausse, M Encausse 1, B. M. Lyon.
4. Livre des Initiés, Papiers Prunelle de Lière, T 4188, B. M. Grenoble.
5. Archiviste-paléographe, Alice Joly a travaillé sur l'ensemble du Fonds Willermoz. Ses deux
ouvrages (1938, 1962) sont une belle approche du contexte historique des écrits de l'Agent
inconnu.
La franc-maçonnerie ésotérique 107
Une page du Cahier des Initiés. Bibliothèque municipale de Lyon
(cote Ms. 5477, pièce 3).
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sans ironie, elle confesse avoir ressentie en déchiffrant ces textes. Ayant décou
vertc eux-ci avant de lire les ouvrages de l'archiviste, je fus tout d'abord aussi
perplexe que peut l'être un lecteur non averti. Comment décrire cette langue
étrange, complexe et poétique, qui se déroule sur un fil continu, à peine ponctué
de façon vagabonde ? S'enchaînent, en réseaux entrecroisés, des propos sur
l'anatomie, la médecine, les sciences et la religion, sur les relations entre
hommes et femmes, ou sur les sacrements et l'histoire des initiations secrètes.
On passe d'une idée à une autre, ou d'un fragment d'idée à un autre fragment,
selon une libre association des images. Écrit comme sous l'inspiration d'un rêve
éveillé, le texte emprunte un ton récitatif, se déploie au sein d'un temps mythique,
puis se projette dans un futur lointain, avec l'accent des voix prophétiques. Le
lecteur se déplace tout d'abord dans un dédale de termes inconnus, mais devient
peu à peu familier de ce style, qu'il retrouve dans les diverses copies : « Être pur,
seul être, plénitude en triple ur, vue inaccessible aux seur, vue infinie, innocent
amour, vivez en lui... » Ainsi s'ouvre, écrite à la plume, une longue invocation
adressée aux « Maçons d'Ecosse », et qui forme la majeure partie du Livre des
Initiés. Le texte est accompagné d'un lexique grâce auquel les Initiés tentèrent de
déchiffrer les termes énigmatiques qui parsèment les Cahiers, termes dont la cita
tion ci-dessus offre quelques exemples. Le lecteur contemporain parcourt avec
étonnement ce répertoire qui commence par le mot « amos », dont la définition
emprunte à la langue même qu'elle déchiffre : « Amos est la loi en voos assurée
où elle est armée en vie corporelle. Voos en est toujours le support. » Ainsi com
mence un voyage au pays de ceux que Marina Yaguello (1984) désigne comme
les « fous du langage », ces inventeurs de langues qui suscitent notre curiosité.
Pour suivre les méandres de cette écriture, les Initiés dressèrent donc une
liste de près de trois cents mots qui représente ce qu'ils appellent la « langue
primitive ». Le Lexique en donne tout d'abord un aperçu pour ainsi dire music
al: la déclinaison des amros, espos, consuros, imaos et possos que nous pre
nons parmi d'autres, répond aux consonances plus fluides des amiel, ael, cycloïde,
dórela, Gabriel, Seliel, auxquelles s'opposent les sons âpres des Congor, involox,
oulog, Raabts, savoudor. L'oreille perçoit nombre de ces sonorités comme
l'écho lointain des langues grecque et latine, parfois émaillées d'éléments sémi
tiques. La « langue primitive » n'apparaît que par fragments (mots, expressions
ou graphismes), l'essentiel du texte est en français. Elle ne semble pas avoir été
destinée à l'expression orale, et présente même des graphes imprononçables.
Le 18 avril 1785, l'Agent coucha par écrit la définition de quelques termes
(ms., pp. 34 à 49) et dévoila sa « Voie inconnue » sous le titre « Love's Law with
words explanation ». Le lecteur y apprend par exemple que la voos est « l'amour
appuyant sa vue sur l'objet qu'il invoque où est l'amour en acte éclatant » et que vivos
est « la porte intellectuelle où atteint l'homme par les voies surnaturelles en or ».
Les définitions appartiennent à un vocabulaire sacré. En effet, la langue
inventée par l'Agent touche spécifiquement aux registres ésotériques, aux parties
cosmologiques et théologiques de son discours : à chaque fois qu'un être sacré ou
un sentiment très pieux sont évoqués, ils le sont dans la langue dite primitive.
La franc-maçonnerie ésotérique 109
Outre des graphes originaux et des mots inconnus, le Lexique présente quelques
termes qui furent certainement puisés dans des textes ésotériques : tels sont les
eloïm, et un ensemble de noms propres comme Amiel, Babilone (sic), Gabriel,
Seliel, Seth, qui désignent des anges ou des puissances dont le statut est parfois
réinventé. Enfin, l'Agent emploie certains termes de sa langue maternelle, dans
une syntaxe et un sens inédits : c'est le cas pour Y âme sensible, qui est « l'émanat
iodne l a estos coupable » ; ou le Verbe, qui est « la seos des vertus intelligentes ».
On peut se demander avec quelle oreille les Initiés reçurent ces textes. Pour
nous qui approchons cet écrit dans le silence des bibliothèques, il est agréable
d'imaginer qu'ils les lisaient ensemble. Rappelons que Willermoz en avait fait
la matière d'un enseignement, et que les Initiés de Lyon se réunissaient pour
étudier la Voie donnée par l'Agent inconnu.
D'emblée, le lecteur perçoit dans ces textes une forme de musique qui, à elle
seule, véhicule tout un climat. Ne comprenant guère que des bribes, tant le
contenu est étrange au premier abord, le voilà embarqué. Il se trouve aux prises
avec quelque chose de vertigineux. Cette manière dont l'écrit emporte son lec
teur dans un état indéfinissable m'amène à poser la question suivante : dans quel
état ces écrits ont-ils été produits ? Il est remarquable que les sonorités de la
langue primitive, hormis le fait qu'elles évoquent une sorte de temps archaïque,
se combinent aussi dans le texte avec une poétique de la langue française qui
n'est pas seulement celle du xvme siècle. C'est bien Madame de Vallière qui
invente une manière d'écrire sa propre langue. Et l'usage qu'elle en fait nous la
laisse entrevoir comme une langue mythique. Ce que le lecteur perçoit alors
comme une plongée dans un temps hors du temps, serait-il lié à un état de
conscience particulier, celui dans lequel écrivait la comtesse ?
Ces questions, sur lesquelles je reviendrai plus loin, signifient déjà que les
écrits de l'Agent demandent de s'engager plus avant dans le texte, en acceptant
de se laisser porter par cet état indéfinissable, afin de suivre l'entrelacs des
réseaux de signification. Car, si l'on en reste à l'usage froid de la raison, on
rejettera vite ce texte comme une des élucubrations dont l'esprit humain est
capable6. Autrement dit, le presque illisible demande, pour devenir déchiffrable,
une manière de lecture appropriée.
La quête de la langue adamique
Pour comprendre le contexte dans lequel ces écrits sont apparus, il faut rappel
ercom bien ils semblaient pouvoir combler les attentes des maçons conduits par
Willermoz. Le lecteur qui découvre le Livre des Initiés dans les papiers du maçon
grenoblois Prunelle de Lière, rencontre aussi les larges feuilles sur lesquelles
Prunelle copiait les exercices de traduction graphique des langues anciennes.
Ces tableaux, où la même lettre en hébreu, copte, syrien, grec, égrène ses variations
6. C'est ce qu'a fait Paul Vuillaud (1928) avec un mépris inacceptable.
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dans de petites cases, témoignent d'une tentative pour trouver la combinatoire
qui permettrait de remonter à la langue unique des origines. En soi, la recherche
d'une telle langue était déjà dans l'air du temps. Mais pour des Initiés, ce ne
pouvait être qu'une langue sacrée : celle de la Vérité.
Dès lors, on comprend que les écritures de l'Agent inconnu aient été per
çues comme issus de la langue attendue. Le Livre des Initiés définit le sens de
quelques termes de la langue originale, puis mentionne, à la date du 8 mai 1785,
un nouveau titre : le Livre de la Truth, accompagné d'un credo et de ses articles
qui désignaient onze membre sacrés conduits par Jésus. À l'Agent revenait
d'écrire la « Science » en son unité.
S'il écrit dans la langue originelle, c'est qu'il est relié au monde d'avant la
faute. Tel est le sens de sa demande : « aucune faute ne doit être attribuée à sa
main ». L'écriture est décrite comme une source sans calcul, dont la raison s'af
firme étrangère. L'Agent dit mettre « son espoir en inconnu travail où il ne sait
jamais un mot que lorsqu'il l'a tracé » (ms., p. 1 1 1). L'ignorance qui préside au
déroulement du texte se donne ainsi comme une preuve de l'avènement sacré de
l'écriture. Mais cette ignorance n'est en rien profane. Elle est ici une des ver
sions de la docta ignorantia, reprise par une femme dont on verra qu'elle fut
tout sauf une ignorante.
En réponse à la quête de la langue adamique semblent donc être nées les
écritures de l'Agent inconnu, qui désormais leur voua son existence. Mais cette
correspondance entre l'attente des maçons et le travail de l'Agent, comment futelle
nouée ?
Histoires secrètes, savoirs voilés
L'histoire du Livre des Initiés n'est que la pointe extrême d'un iceberg
caché. Une bonne partie des documents recueillis par Willermoz fut détruite7, et
de nombreux écrits furent brûlés ou cachés par les protagonistes eux-mêmes. La
découverte du Livre permit que soit dévoilé aux lecteurs d'aujourd'hui ce qui
restait gardé sous le sceau du secret maçonnique. C'est ainsi, on va le voir, que
le travail de l'Agent inconnu fait écho à plusieurs histoires secrètes qui éclairent
alors la distorsion propre à ce texte.
Il faut décrire ici le contexte ésotérique dans lequel ces écrits furent reçus. On
connaît bien aujourd'hui, en ce qui concerne l'histoire de la franc-maçonnerie, le
rôle capital qu'a joué la ville de Lyon dans la formation du Régime Écossais
Rectifié (Le Forestier 1970). Le principal auteur de ce système, Willermoz, y fit
converger deux sources : l'enseignement de Martinez de Pasqually et les orienta
tionsd e la Stricte Observance Templière, un ordre allemand. Le négociant avait
en effet été initié dès 1767 à l'ordre des Élus Coëns, conçu par Pasqually comme
7. Une des deux malles dans lesquelles Willermoz avait rassemblé ses archives fut détruite par une
explosion lors du siège de Lyon en 1793.
La franc-maçonnerie ésotérique 111
la pointe ultime de la science maçonnique. Cet enseignement est contenu dans le
seul ouvrage que celui-ci ait écrit, le Traité de la réintégration des êtres (voir
Martinez de Pasqually 1974). Les Élus y étudiaient l'herméneutique de la
Genèse : outre un déchiffrage des conditions ésotériques de la chute de l'homme,
le texte donnait les clés d'une voie de « réparation ». Les Coëns deviendraient les
instruments de régénération de l'humanité, grâce aux pratiques théurgiques par
lesquelles ils invoquaient les anges de lumière. À la mort de Pasqually, en 1774,
Willermoz se fit le gardien des clés secrètes de son maître. Il en rédigea les étapes
initiatiques dans les Instructions destinées aux maçons les plus élevés dans la hié
rarchie, l'ensemble du dispositif étant couronné par le grade de Grand Profès.
Roger Dachez (1996) a montré comment l'enseignement de Pasqually déve
loppe une lecture ésotérique de l'histoire : le travail sacré des Coëns appartient à une
histoire secrète dont les protagonistes sont des êtres voilés. Cette idée, chère à
Willermoz, rejoint alors la deuxième source du Régime Écossais Rectifié, à savoir
la Stricte Observance Templière. En forgeant ce système en 1773, le baron CG. von
Hund se prétendait le continuateur de l'ordre du Temple (détruit en 1314) qui, selon
la légende, n'aurait jamais totalement disparu. Ses chefs se seraient cachés sous un
nom et une condition d'emprunt. Willermoz, affilié à la Stricte Observance
Templière, restait assez attaché à cette version. Comme on va le voir, sa réaction
face aux textes de l'Agent inconnu prouve son désir d'appartenir à l'histoire secrète.
Bien avant d'être mis en présence des écritures de Madame de Vallière,
Willermoz avait fait sienne la vision de l'histoire que professait son maître.
Pour Pasqually, l'homme d'avant la chute avait accès à la science divine. Mais
cette science, conservée par Noé, fut trahie par un de ses descendants. La major
ité des hommes, coupée du vrai savoir, ne put désormais produire que de
fausses sciences. Seuls quelques initiés se transmirent en secret l'ancien savoir.
C'est à cette tradition qu'étaient censés appartenir les Élus Coëns.
On ne sait comment ces connaissances étaient parvenues à Pasqually, lequel
disait que la science qu'il transmettait « ne vient pas de l'homme »8. De même,
Willermoz ne se désignait pas comme l'auteur des Instructions. D'où vient cette
vérité révélée ? Dachez (1996 : 83-84) rappelle que si la vérité n'a pas de source
humaine, « les textes qui la rapportent, s'il en existe, ont à peine un scripteur, une
main qui tient la plume, mais rien au-delà ».
Cette « main qui tient la plume », ce non-auteur des vérités, se dévoilait pour
Willermoz en avril 1785. L'Agent inconnu reprenait le même thème et se
plaçait dans la chaîne des élus en affirmant que son travail prolongeait l'initiation
des Maîtres d'Ecosse (ms., p. 27). L'écrivain caché se donnait par là comme parti
cipant de l'histoire secrète. En lisant le vocabulaire employé, on est frappé par ces
termes qui déclinent le secret et le caché : « voie voilée », « voile d'amour », « inno
centes voilé », « voile indéchiffrable », termes qui s'adressent à Willermoz comme
conducteur des Initiés désignés par voie d'écriture (ms., p. 84).
Quels étaient ces voiles et ces secrets ?
8. Traité de la réintégration..., p. 39, cité par R. Dachez (1996 : 83).
112 Christine Berge
On entend, dans le texte de l'Agent, comme un écho des écrits de Willermoz.
Écho bien étrange, en vérité, parce qu'il propose une lecture de l'histoire secrète
qui complète de façon originale les vues de Pasqually et de son disciple. Mais la
perception de cet écho s'appuie, pour le lecteur d'aujourd'hui, sur l'idée que
l'Agent inconnu devait avoir lu les textes de Pasqually, sinon ceux des Instructions
aux Grands Profès, grade auquel avait accédé son frère, Alexandre de Monspey.
Or comment Marie-Louise de Monspey pouvait-elle les avoir lus, puisque ce
dernier affirme avoir toujours observé son devoir de silence ? Les receveurs des
écritures de l'Agent ne laissèrent pas d'être étonnés par cette ressemblance avec
les enseignements de Pasqually : la hiérarchie des esprits, l'histoire de l'ini
tiation, les méditations sur la Genèse et jusqu'à l'emploi de graphes illisibles
pour désigner l'ineffable... Une même vérité surgissait par deux voies séparées !
Il ne semble pas que la comtesse ait jamais été instruite des mystères martinéziens9.
Pour nous, la question reste entière. Son frère, violant le secret maçonn
ique, lui avait-il dévoilé quelque chose de la doctrine de Pasqually ? Dans ce
cas, ils auraient menti tous deux. Ou bien Madame de Vallière avait-elle, en
l'absence de son frère, fouillé dans les papiers personnels où il consignait le
fruit de ses études ? On peut imaginer de quelle culpabilité, alors, aurait été
nourrie la source d'écriture. Ou encore, aurait-elle capté quelques bribes de di
scussion secrète entre Coëns, bribes à partir desquelles elle aurait tissé ses propres
interprétations ? Plus invraisemblable : fut-elle clairvoyante au point de lire en
l'esprit de son frère le palimpseste de la science martinézienne ? Le style
contourné et l'incroyable entrelacs qui caractérisent les textes de l'Agent, vien
draient-ils de ce qu'il lui fallut ruser pour cacher ce qu'il savait, étant pour lui
un savoir interdit ? Ou sont-ils l'empreinte d'un savoir oublié, refoulé, dont la
réminiscence aurait été favorisée lors d'un état somnambulique ? Laissons pour
l'instant ces questions. Comme il m'est impossible, dans le cadre de cet article,
de donner une vue d'ensemble sur le travail de l'Agent inconnu, je choisirai
quelques thèmes qui illustrent l'esprit dans lequel ces écritures ont réorienté les
aspirations des Élus Coëns10.
Les écrits de l'Agent reprenaient l'idée d'une tradition des sages, à laquelle
appartiendrait Willermoz, mais retendaient à l'ensemble des êtres qui seraient
« réparés » de la faute s'ils suivaient l'Initiation proposée. Quel était le secret de
cette réparation ? C'est ici que l'Agent complétait la symbolique maçonnique
du temple de Salomon, selon laquelle le corps de l'homme est la pierre brute
que l'initié doit travailler afin de participer aux énergies salvatrices de l'univers
(Faivre 1986). L'Agent proposait une autre lecture du corps, invitant à de nou
velles relations entre hommes et femmes. Il appelait les initiés à déchiffrer le
savoir caché dans ce « voile réduit aux informes violences de l'anatomie ». La
9. Une lettre de Saint-Martin à Willermoz (Bordeaux, 18 janvier 1772, publiée par R. Amadou 1981 :
34) nous apprend que ce dernier demandait à Pasqually des instructions pour ouvrir aux femmes
une partie de son enseignement. Mais le Maître ne semble pas avoir donné suite.
10. L'Agent avait entrepris une réforme importante des orientations maçonniques des Coëns, bien plus
inspirée du catholicisme que celle préconisée par Pasqually. Cf. Joly 1962.
La franc-maçonnerie ésotérique 113
science anatomique, qui pour l'Agent était une fausse science, contenait cepen
dantu n accès secret à la vraie science du corps.
Ainsi fragmentée, entrelacée à d'autres thèmes, se dégage toute une doctrine
de la chair qui appelait à « dévoiler l'intérieur du triste cadavre ». Connaître le
corps revient à ceci : lire son vrai désordre, sa « mesure inversée » par lesquels
Dieu dit aux hommes l'histoire répétée de la faute originelle. Madame de Vallière
voit dans la position penchée du coeur, dans l'ordre de la digestion, ou dans
celui par lequel nos sens informent notre pensée, la « preuve écrite » de cette
inversion.
Ce savoir devait être, pour les Elus, l'entrée dans une voie de salut. A la dif
férence de Pasqually, l'Agent ne préconisait ni jeûnes, ni rituels compliqués.
Certes, des prescriptions alimentaires étaient données. Mais la clé de tout était
la purification de l'amour. À la dégradation des voies charnelles depuis la faute
originelle devait répondre tout un art, une forme d'alchimie de l'âme et du
corps. Les accents à la fois ardents et sévères, par lesquels l'Agent réclamait
pour les femmes une haute considération, allaient à rencontre des moeurs liber
tines du siècle. Ses méditations sur l'anatomie ouvraient à l'espoir que
« l'amour juste en or » libérerait l'homme et la femme de ces humiliations (ms.,
p. 104). Nous pourrions nous en tenir à cette vision mystique d'un couple d'Élus.
Mais ce serait donner une image optimiste et par là même inexacte. Les pages
écrites par l'Agent contiennent en réalité un appel assez désespéré.
Ce ton de feu, comme pressé par l'idée de la mort, hanté par la culpabilité,
peut troubler le lecteur. Certaines phrases resteraient totalement incompréhensi
blesi sell,es ne semblaient livrer les bribes d'un autre secret. L'Agent inconnu,
qui affirme souvent que « C'est Marie qui a tenu la plume », se place sous le
signe de celle qui représente pour elle le chiffre de l'amour suprême. Cela est dit
depuis le début, par renonciation de la « Love's Law ». Le lecteur du Livre, au
fur et à mesure des pages, voit avec stupéfaction le texte envahi, presque conta
miné par le mot amour, qui se décline aussi amurs, amure, et se divise en caté
gories explicites comme l'amour sensitif ou vil amour ; pur amour, amour
infini, amour appuratoire ou amour purificatoire. Pour suivre la bonne voie,
l'Agent demande aux Élus de suivre Marie, la « mère voilée » du Christ.
Marie apparaît peu à peu comme le modèle idéal de l'Agent. À Marie, femme
restée vierge, la comtesse demandait de soutenir « l'amour désorienté qui pour
vivre en vie humaine n'a plus d'entrée libre qu'une honteuse » (ms., p. 57).
Était-ce le sien ? Cet amour désorienté, joint à l'expression d'une ardeur qui
déborde le texte, se perçoit musicalement dans l'afflux de la consonne m
comme une sorte de plainte. Sous le voile de cette « voie d'amour » que pro
fesse l'Agent, perce une douloureuse confession sans cesse dite et retenue. Estce
un appel à l'adresse d'un être « réparé » avec lequel serait possible une union
pure ? Au désir réprimé fait écho quelque chose comme le sentiment d'une faute
ineffaçable qui infiltre le texte. Est-ce la faute de l'Eve primitive ? Entre Eve et
Marie, l'Agent balance parfois. On peut comprendre cette forme de solidarité
féminine qui demande que l'on rende à la femme « son innocente destinée ».
114 Christine Berge
Mais comment lire ce passage où l'Agent semble mêler, dans un même récitatif,
le temps du mythe et du réel, mais d'un réel qui serait comme décalé dans sa
mémoire personnelle : « Ici il est ordonné à la main de s'avouer un ur en lui por
tant — l'amour des infirmes ne lui parut qu'une action matérielle ; voie sainte
en son désir sur un corps languissant, il en rétablit la pure harmonie en le
demandant en libre voos au nom sacré de Jésus-Christ. Ici sous les titres d'un
coeur qui reconnaît son bienfaiteur, un être réparé osa s'unir à l'agent où était sa
loi espos [...] » (ms., p. 110).
Dans les écrits, l'histoire secrète comme chiffre de la destinée des hommes
cache plusieurs autres histoires. Celle qui lie l'Agent à la personne de
Willermoz n'est pas seulement lisible en filigrane, dans les énoncés du pur
amour envers une « forte soeur » avec laquelle partager « encore une fois les
plus doux trésors ». Elle se prolonge dans un temps qui excède le Livre et appar
tient aux années ultérieures. Leur rencontre, brouille et réconciliation n'ont
d'intérêt pour nous que parce qu'elles ont accompagné et peut-être suscité
l'écriture des Cahiers.
Des temporalités emboîtées
Pour atteindre le coeur du système initiatique (Faivre 1986), il fallait aux
Élus un long travail qui partageait leur vie entre un temps sacré et un temps pro
fane. Dans l'un, Willermoz était pasteur des Initiés, dans l'autre un soyeux
lyonnais. Les engagements spirituels de Willermoz sont cependant lisibles
comme le corrélat d'une quête, très profane celle-ci, d'élévation sociale. Il est
intéressant d'interroger l'origine de ceux qui aspiraient aux postes maçonniques
(Garden 1975 : 302-310). Alice Joly (1962 : 109) souligne que les fils spirituels
de Willermoz « appartenaient tous aux milieux de l'aristocratie et de la bour
geoisie qu'on peut qualifier d'avant-garde, volontiers mus par la sensibilité à la
mode, curieux de lumières, de progrès et d'innovations en tous genres ».
Willermoz et l'Agent inconnu partageaient les inquiétudes et les passions du
temps : Mesmer et ses cures magnétiques, les prodigieuses percées de la
science, mais aussi le rapide changement des moeurs, et le christianisme battu
en brèche. C'est ici qu'il faut présenter la face « magnétique », pour ainsi dire,
de nos deux personnages. Cet aspect nous intéresse en ce qu'il s'articule d'une
façon originale à leur nature mystique. Il nous permet aussi d'éclairer le proces
supsar lequel prirent naissance les écritures de l'Agent.
Marie-Louise de Monspey vivait avec son frère dans le domaine familial de
Vallière. Françoise Haudidier (1981) nous fait connaître le milieu particulier qui
fut celui de l'Agent inconnu. Elle retrace l'histoire de l'abbaye de Saint-Pierre
de Remiremont, où les cinq soeurs Monspey (dont l'Agent était l'aîné) furent
chanoinesses. L'abbaye tirait fierté de la lignée des nobles dames qui y pre
naient fonction, et on peut imaginer l'influence de ces lieux, à la fois mystiques
et mondains, sur la personne de Madame de Vallière. C'est à l'âge de quaranteLa
franc-maçonnerie ésotérique 115
cinq ans qu'elle entre à Remiremont, après ses quatre soeurs qui avaient déjà
accédé au Chapitre depuis plusieurs années. D'après la correspondance conser
védean s les archives du comte11, il est clair que les chanoinesses étaient culti
vées et ouvertes aux avancées de leur siècle. Elles lisaient Buffon, discutaient
de Mesmer et de Lavoisier, se passionnaient pour les sociétés secrètes lyon
naises. Elles écrivaient, aussi. Annette de Monspey publiait ses poèmes dans le
Journal des Savants, et Marie-Louise fit connaître ses Réflexions philo
sophiques12. Ces femmes lettrées n'étaient pas non plus dépourvues de vocation
religieuse. L'histoire du Chapitre montre même que, depuis la réintroduction de
la règle bénédictine par la fervente Catherine de Lorraine, l'esprit mystique et
charitable guidait les abbesses. De cet élan mystique, Marie-Louise de Monspey
a laissé une trace visible dans le portrait que fit d'elle un peintre lorrain. Nous la
voyons, visage tourné vers le ciel : son regard à la fois ardent et nostalgique est
presque extatique. Neuf ans après son entrée au Chapitre, l'Agent inconnu com
mençait ses écritures inspirées.
Ainsi, pendant que Willermoz pratiquait les rituels théurgiques, Madame de
Vallière s'engageait dans la voie mystique. Mais ce fut le magnétisme qui mit
en présence nos deux protagonistes, grâce au rôle d'intermédiaire joué par le
frère de la comtesse. Alexandre de Monspey, très tôt intéressé par la doctrine de
Mesmer, fut un des premiers magnétiseurs de la région. Devenu Grand Profès, il
était proche de Willermoz ; les deux maçons travaillaient dans la même société
de magnétisme lyonnaise, La Concorde, où Willermoz tentait de spiritualiser les
pratiques mesméristes en les faisant accompagner d'invocations aux anges. En
1784, quatre jeunes filles vinrent s'y faire soigner, dont Jeanne Rochette qui
devint célèbre pour ses Sommeils, notés par les maçons13.
Ce magnétisme lyonnais, conduit par les Élus Coëns, a donné naissance à
des pratiques inspirées de leurs préoccupations ésotériques. Grâce au jeu des
questions et réponses, la jeune Rochette commença, dès le début de 1785
(quelques mois avant les manifestations de l'Agent), à voir les âmes des morts,
à se faire l'oracle du sort des Templiers et de la « vraie » Initiation... Elle en vint
à construire une doctrine du sommeil magnétique. Willermoz prêta toute son
attention à celle-ci, qui faisait de Y état magnétique un état d'extase dans lequel,
selon Jeanne Rochette : « l'âme se rapproche de son état originel et devient sus
ceptible d'une communication avec son ange gardien par lequel elle apprend la
vérité des choses qu'elle ignore dans son état naturel » (ms. 5478, pièce 4). Pour
les Coëns, la somnambule devenait un instrument de connaissance métaphys
iqueet, l 'état magnétique un moyen de renouer avec la nature adamique. En
cela, ils s'éloignaient des recherches de Puységur, qui au même moment explor
aitav ec un souci scientifique les étonnantes capacités diagnostiques et théra
peutiques dont faisaient preuve ses patients endormis : vision de l'intérieur du
11. Archives aujourd'hui confiées à Hélène de David-Beauregard, archiviste de la famille de Monspey.
12. Cf. Joly 1962 : 43.
13. Les Sommeils de J. Rochette, 11 cahiers manuscrits. Ms. 5478, B.M. Lyon ; cf. aussi Joly 1938,
Edelman 1995 : 21-30. Pour le contexte magnétique lyonnais, cf. Berge 1995 : 13-55.
116 Christine Berge
Marie-Louise de Monspey ou « Églé de Vallière »
(Archives de Mlle Hélène de David-Beauregard).
Renaissance traditionnelle, octobre 1981, 48 : 271.
La franc-maçonnerie ésotérique 111
corps, dictée des remèdes appropriés et précognition des étapes de la guérison14.
Ils ne prêtèrent pas l'oreille à ce « médecin intérieur » qui pouvait hic et nunc
parler par la bouche des malades (Peter 1993).
Le contexte magnétique dans lequel les écritures de l'Agent firent leur appar
ition ouvre un ensemble de questions qui nous intéresse ici. Monspey avait-il
essayé sur sa soeur les effets de sa méthode personnelle en matière de magnét
isme ? C'est ce que laisse entendre Alice Joly (1962 : 21) : « Sa technique
semble avoir eu sur le miracle de sa soeur une grande influence. » Willermoz
paraît avoir été, lui aussi, persuadé de l'ascendant de Monspey sur les produc
tionsd e l'Agent. Ainsi, on pourrait penser que, mise en état magnétique,
Madame de Vallière développait un genre d'écriture de transe. Mais, si la transe
somnambulique éclaire le processus de ses écrits (cette forme de rêverie qui
associe les images par contiguïté), elle n'éclaire pas leur contenu. Comment fut
inventé cet alliage original entre des éléments martinéziens, des idées propres
à Willermoz et des propositions inédites dont seule la comtesse était respon
sable?
Non seulement le contenu, mais encore le flux ardent qui l'anime, ne sau
raient être expliqués par l'état de transe. Ce dernier pourrait être évoqué comme
un état permettant l'expression de ce qui autrement n'ose se dire. Le style réci
tatif des écrits de l'Agent, souligné par l'emploi fréquent du passé simple,
donne le ton à ce commentaire mythique. Le déchiffrage du temps des origines
s'appuie sur la seule trace présente qui reste, le corps, objet de nostalgie : « Les
chastes mesures d'Adam et Eve eurent leur perfection sur la terre ; ils étaient
diaphanes ; ils étaient libres de parcourir les sphères ou les Plostos ou Lunes [...]
La pesante lenteur de l'homme actuel l'étonné » (ms., p. 57).
La perte d'un corps parfait est le thème d'une plainte répétée. Madame de
Vallière n'écrit-elle pas ici un fragment de sa propre histoire, dans laquelle la
nostalgie du corps parfait, perdu à cause de « la faute » (la sienne ?) emprunter
ailat voi e de l'expression mythique pour s'universaliser ? C'est alors à l'his
toire profane qu'il faut nous adresser, pour tâcher d'y déchiffrer le temps décalé
dans lequel vécut l'Agent : retranchée dans son domaine ou entre les murs de
l'abbaye, suffisamment proche de Lyon pour en avoir des échos, mais pas assez
pour y tisser des liens ; coupée, en tant que femme, du monde ésotérique ; douée
pour l'écriture mais ne s'en donnant pas tout à fait le droit ; toute emplie de
désirs mais frustrée, et barrée de craintes, d'interdits.
Le corps et la plume
En revenant à la source du mystère, c'est-à-dire au processus par lequel les
écritures prirent naissance, Alice Joly a pensé pouvoir résoudre le problème de
leur interprétation. Si le premier mouvement était louable, le second me paraît
14. Cf. Puységur 1986, et aussi Peter 1993.
118 Christine Berge
insatisfaisant : au lieu de chercher une seule réponse, je choisirai plutôt d'enri
chirle s données du problème. Je voudrais montrer ici qu'on approche davan
tagela personne de l'Agent inconnu et le secret de ses écrits en écoutant ce qui
d'informulable se glisse entre les lignes.
L'écriture des Cahiers, si elle s'étale sur quatorze années, subit une coupure
profonde. Entre août 1786 et janvier 1789, Willermoz ne publie plus aucun
message. Que s'est-il passé ? Le destinataire des Cahiers avait accueilli sa
charge avec le même espoir qui l'animait chaque fois qu'il rencontrait un ense
ignement secret inédit. Mais la voie des écritures entra peu à peu en conflit avec
les paroles de Jeanne Rochette. Bien moins érudite, cette dernière ne pouvait
manipuler les nombres sacrés ni les hiérarchies célestes qui leur correspondent.
En regard du monde de plus en plus complexe que proposait l'Agent, la som
nambule offrait un miroir rassurant aux Élus. Elle ne critiquait rien et surtout ne
promettait rien. Au contraire, Madame de Vallière s'était avancée dans la dan
gereuse voie de la prophétie. Un certain livre devant figurer à la Bibliothèque
Royale ne s'y trouva pas, un témoin annoncé ne se présenta pas. En homme
épris de résultats concrets, Willermoz fut agacé. Il se froissait d'avoir à réorien
tecerrt aines de ses vues sur l'injonction d'une soi-disant voix divine. En outre, les
écrits restaient obscurs, difficiles à déchiffrer. Mais les relations entre le négociant
et la comtesse ne se gâtèrent vraiment qu'à partir du moment où Willermoz remit
en cause le processus des écritures.
Disposant alors de deux émissaires du monde invisible, il décida de les asso
cier. Il confia son désarroi à Jeanne Rochette, et l'Agent inconnu fut appelé
auprès de la somnambule pour apprendre de cette dernière comment maîtriser sa
plume. Contrainte de subir l'épreuve de la confrontation, la comtesse dut révéler
son identité. En ce jour d'avril 1787, sous l'impulsion de Willermoz, la somnamb
ulteâch a de faire percevoir à Madame de Vallière ses égarements, et lui pro
posa une cure de six semaines à base de bouillons calmants et de prières pour
« rééduquer sa volonté ». Malgré l'angoisse que, bien plus tard, l'Agent confia
avoir éprouvée face au revirement de Willermoz, la plume continua de courir...
Mais le « pasteur » ne jugea pas utile de publier ces nouveaux Cahiers. À ses
yeux, le contenu en devenait beaucoup trop mystique. Willermoz, moins spirituel
que pragmatique, rêvait d'une forme de religion scientifique dotée d'outils méta
physiques capables de fournir des preuves. La manipulation d'une somnambule
(on ignorait alors la force de la suggestion) lui semblait-il un processus adéquat ?
N'était-il pas manipulé en retour par l'habile Rochette ? Cependant, il trancha.
Le 10 octobre 1788, il trahit le secret de l'Agent. Il convoqua les Initiés, mit en
doute devant eux le caractère miraculeux des écritures, et révéla « le mode et la
forme de l'action ».
Madame de Vallière, pendant près de vingt ans, ne pardonna pas à
Willermoz cet affront. Dès 1790, elle le démit de ses fonctions dans l'Initiation
et le remplaça par le frère Paganucci. Commence alors une lutte de l'Agent pour
reprendre possession de ses écrits. Il s'agissait surtout des Cahiers de la pre
mière année et d'un document contenant une confession personnelle sur
La franc-maçonnerie ésotérique 119
laquelle la comtesse désirait le secret absolu. Le négociant, refusant de s'en
séparer, lui promettait d'effacer au pinceau les passages compromettants.
Excédée, Madame de Vallière réitéra sa demande. Nous devons à Alice Joly
(1962) d'avoir suivi la brouille entre l'Agent et Willermoz15. Cela nous permet
de souligner le lien entre ce nouvel aspect de secret (dont l'Agent voulait voir
effacer les preuves) et le processus des écritures. Par là nous pouvons interroger
la part inspiratrice de Willermoz. En effet, tant que le négociant fut le destina
tairdee s Cahiers, l'ardeur qui en émanait fut pour ce dernier une source de
trouble. Il avait souvent demandé à la comtesse de retenir ses effusions, mais
l'écriture vacillait de plus belle. Plus tard, il lui reprocha de n'avoir pas écouté
ses mises en garde données dès le début des écritures et d'avoir continué à lais
ser s'épancher « ces saillies involontaires d'une imagination trop préoccupée ».
Or il est remarquable qu'une fois changé son destinataire, l'écriture des Cahiers
se soit assagie. Sous la conduite de 1'« Ange » se développèrent, bien plus lis
iblement, des entretiens sur la Bible, les prières et les sacrements, les sciences de
la nature et même une critique de l'oeuvre de Saint-Martin.
Revenons donc au processus par lequel furent engendrées les écritures. Pour
le connaître, on dispose de deux sources. D'une part, Madame de Vallière s'en
explique elle-même à Willermoz16, d'autre part, Willermoz en ayant été témoin,
le décrit au maçon Bernard de Turkheim17. Le négociant tenait à distinguer le
phénomène de ceux du magnétisme et du somnambulisme. La comtesse, quant
à elle, livre les débuts de l'action, dans cette lettre tardive écrite à Willermoz,
quand ensemble ils ont tenté de se réconcilier : « Où ai-je appris à écrire ? Dans
le silence d'une retraite, accablée d'une longue maladie et ne considérant qu'un
dépérissement prochain. J'ai cru à la batterie qui me surprit et effraya ma raison.
Seule et en présence du Tout-Puissant, j'ai invoqué mon ange gardien et la bat
terie m'a répondu. Voilà le commencement » (ms. 5885, lettre du 26 juillet 1806).
Entre le mal et l'écriture, le lien passe par un corps et une raison troublés.
Une crise, certainement. De quelle nature ? Ici, la description de ces « batteries »
apporte autant de questions que de réponses. Il s'agit de sensations kinesthésiques
par lesquelles s'annonçait l'esprit qui allait écrire par la main de l'Agent,
sensations qu'elle décrit comme des « coups frappés », tantôt sur sa main, tantôt
sur d'autres parties du corps, et qu'elle comptait pour savoir le rang de l'esprit
qui se manifestait. Ce décryptage du nombre de coups s'appuyait sur la symbol
iqued es nombres sacrés, familière aux Élus, et que l'on retrouve dans les sep
ténaires, huitenaires ou autres termes qui parsèment le Livre des Initiés. Pour en
saisir le sens ésotérique, il faut non seulement se reporter au Lexique du Livre,
mais encore s'informer de leur signification, livrée par Pasqually dans son
Traité. Il est donc à nouveau difficile d'imaginer que l'Agent fut totalement
ignorant de ces savoirs...
15. Consulter aussi la correspondance entre Willermoz et Madame de Vallière (Ms. 5885, B.M. Lyon,
lettres du 16 juillet au 7 novembre 1806).
16. Madame de Vallière à Willermoz, lettre du 26 juillet 1806, Ms. 5885, B. M. Lyon.
17. Willermoz à Bernard de Turkheim, lettre de décembre 1785, Ms. 5668, B. M. Lyon.
120 Christine Berge
L'évocation de coups frappés fait penser aux pratiques spirites de déchiffrage.
Alice Joly a repoussé l'hypothèse, ces pratiques étant bien postérieures à l'époque
considérée. En revanche, les coups se conformaient aux usages maçonniques et
reprenaient la cadence de ceux donnés par le vénérable de la loge pour annoncer
l'ouverture ou la clôture des travaux. Ainsi, l'Agent ne les interpréta pas, comme
ce fut l'usage un siècle plus tard, selon un code alphabétique. Il est remarquable
que ces coups aient été non seulement sensibles (pour l'Agent) mais encore
visibles, apparents : Willermoz affirme en avoir été témoin. Ces « batteries » de
coups sont comme une annonce qui précède le phénomène d'écriture. La comt
esse décrit alors la plume « courant à bride abattue » ou rapidement « croisant
jusqu'à noircir la page ». Elle déclare en avoir été étonnée et disait céder avec
obéissance à un pouvoir irrésistible. À l'âge de soixante-quinze ans, revenue en
possession de ses Cahiers, elle les considéra comme « un recueil de vérités noyées
dans des paraphes aussi incompréhensibles que repoussants » (Ms. 5885, Lettre à
Willermoz, 7 novembre 1806). Ce sentiment d'étrangeté, joint au désir d'en gar
der les secrets, confirma sa décision : « Je brûlerai tout » (ibid.).
Pour qui a vu des écritures médiumniques (du xixe et du xxe siècle), la re
ssemblance s'impose avec les « écritures automatiques », dont l'art fut codifié
par Allan Kardec (Berge 1990). Alice Joly note à propos de Madame de
Vallière : « Devenant Agent, elle donnait asile en elle-même à un autre. » Si les
médiums spirites apprirent justement à donner en eux-mêmes asile à un autre,
ce fut en maîtrisant leur transe, en réglant l'entrée et la sortie de l'esprit qui se
manifestait. Se trouver « possédés » par un esprit était pour eux l'écueil majeur.
On peut alors interpréter l'expérience de l'Agent comme une forme de transe
sauvage qu'aucun modèle culturel ne permettait de réguler.
Cependant, quelles que soient ses conditions de vie, et même emprisonnée
lors du siège de Lyon en 1793, la comtesse continua d'écrire avec une profonde
satisfaction. Délivrée par elle-même de la tutelle de Willermoz, elle avait
retrouvé une part de son identité. Paganucci recevait les Cahiers sans jugement,
sans être non plus l'objet de passions contradictoires. Le mysticisme de l'Agent
pouvait désormais s'exprimer, dans un flux libre de tout ressentiment.
Eu égard à la souffrance qui accompagna leur naissance, de quel déchiffrage
ces textes relèvent-ils ? En 1958, Alice Joly apporta les écritures de l'Agent
inconnu à la Société lyonnaise d'histoire de la médecine : « Ce fut l'analyse de
ses maux qui m'entraîna à penser que l'interprétation historique et psycholo
giqudee c es faits leur convenait moins qu'une interprétation médicale » (1962 :
146). L'archiviste reconnaît qu'à l'époque, il y avait bien là des chefs de cl
inique et des psychiatres, mais pas de psychanalystes. Tout en regrettant « la dis
parition de la confession de Madame de Vallière doublement détruite par le feu
et le pinceau » (ibid. : 147), elle écouta et entérina le diagnostic de délire établi
par les médecins à propos des écritures de l'Agent. Le psychiatre Louis Bourrât
lui déclara qu'au xixe on aurait diagnostiqué une « médiumnie hystérique ».
Quant à lui, il préféra ranger ce cas « si intéressant » parmi les « délires d'influence
à thème mystique »...
La franc-maçonnerie ésotérique 121
Si je me refuse à penser que l'Agent inconnu puisse se réduire à une telle
interprétation, c'est parce qu'elle n'éclaire rien. Elle classe. Cette lecture, qui
trouva satisfaite l'archiviste après tout un travail de dépouillement rigoureux, ne
fait que révéler un désir très normatif. Elle fait de l'Agent un cas, qui illustre
une série. Elle la dépersonnalise. Et cela coupe court à l'abîme des questions.
L'archiviste fut elle-même frappée des qualificatifs banalisants donnés par les
médecins qui établirent le diagnostic : « Cette chanoinesse restée célibataire fait
preuve, tout en répudiant les gestes, d'une préoccupation particulière pour le
domaine de la sexualité. C'est une constatation habituelle chez les femmes déli
rantes à la phase ménopausique » (ibid. : 148). Mais le diagnostic vieillit aussi
vite que la nosographie au sein de laquelle il est produit. Cette « explication » ne
permet pas l'investigation des multiples réseaux de l'histoire secrète qui enserr
aitla comtesse. Si tant est qu'il y ait eu maladie, on pourrait, il est vrai, réabor
delre t exte à partir des réflexions sur la notion de « secret pathogène », telle que
l'a développée Moriz Benedikt (Ellenberger 1995), c'est-à-dire : « L'effet
pathogène produit par un lourd et douleureux secret est connu de temps immém
orial, ainsi que l'action thérapeutique de la confession dans certaines circons
tances» (ibid. : 183). Car il est probable que l'Agent a été porteur de plusieurs
secrets, dont la lecture (interdite) des textes ésotériques étudiés par son frère et
l'amour (interdit) envers Willermoz étaient les plus lourds. Le Livre des Initiés,
comme les premiers Cahiers, contiennent cette ébauche, sans cesse reprise,
d'une confession impossible. Ce serait cet effort constant, porté vers une subl
imation des désirs, qui donnerait au texte cette distorsion, ces élans avortés, ces
replis inexplicables et cette syntaxe brisée. Mais il y a plus. Car si, par hypot
hèse, on prend en considération l'interprétation psychiatrique, voilà que beau
coup reste encore dans l'ombre et que la personne de Madame de Vallière est ici
fragmentée. Non seulement reste inclassable, dans le délire, le fait réel que la
comtesse, avec son frère, soigna des centaines de personnes par le magnétisme,
et ce avec un succès attesté par les témoins locaux de l'époque. Mais encore,
une telle interprétation ne tient pas compte de l'évidente logique (fut-elle
étrange) qu'entend bien une oreille attentive. De même, la question du savoir
réel des secrets maçonniques se heurte aux aveux d'ignorance énoncés par
l'Agent. N'était-il qu'un menteur, un simulateur ? Le problème reste entier,
dans la mesure où ce que les Élus reconnurent pour proche des enseignements
de Pasqually n'est en aucun cas réductible au délire.
En revanche, l'action de l'Agent occupe une place intéressante dans le
contexte de l'époque. En effet, à travers Madame de Vallière, certains se livrè
rent une guerre de pouvoir. Le roturier Willermoz accusa l'action d'être aristo
cratique (il reprochait au chevalier de Monspey, noble en un régime finissant,
d'avoir secrètement influencé les travaux de l'Agent). L'ambiguïté du soyeux
lyonnais envers la comtesse ne fut pas moindre que celle de ses engagements
politiques-. Toujours il oscilla entre un désir d'aristocratie et une tendance « radi
cale ». Robert Darnton (1995) a en ce sens bien souligné le lien entre l'aventure
du radicalisme et le mouvement mesmériste. Comme un miroir fragmenté, mais
122 Christine Berge
non déformant, l'écriture de la comtesse nous donne un aperçu sur quelques véri
tés. Non celles du Ciel, mais d'un groupe d'hommes et d'une société. Elle révèle
des conflits entre savoirs et traditions, entre religion et occultisme. Elle aide à
connaître la condition des femmes en cette fin de xvme siècle. Elle nous livre à
son insu les données d'un problème qui ne sera abordé qu'un siècle plus tard,
lorsque la science de l'inconscient commencera de naître : le problème de la
« relation », qu'il nous faut considérer maintenant dans un autre sens, pour don
ner sur ces textes un nouveau regard. Car la plume rivée au corps de l'Agent fut
comme un couteau qui la déchirait : disant et ne pouvant dire.
Entre mysticisme et psychanalyse
On sait aujourd'hui tout ce que la science naissante de la psychanalyse dut
aux approches faites au xixe siècle en direction des phénomènes « occultes »,
c'est-à-dire ceux que présentaient les somnambules et les médiums, des femmes
le plus souvent. Soulignons d'emblée le statut par lequel elles servirent d'objets
« bons à penser » et très propices à illustrer des théories parfois déjà toutes
faites18. Les états de transe somnambulique ou médiumnique, souvent pris
comme prototypes des états hypnotiques, puis aujourd'hui classés dans le vaste
ensemble dit des « états modifiés de conscience », furent tout d'abord décryptés
comme des manifestations pathologiques. Heureusement, les recherches qui
suivirent ont mis en garde contre la fabrication artificielle (par les savants euxmêmes)
de ces produits de laboratoire, ou d'hôpital plus précisément, que furent
les hystériques modèles. Ces femmes, soumises au modèle suggéré, donnaient
avec obéissance la réponse attendue. Après quoi les savants n'avaient plus qu'à
lire ce qu'ils avaient eux-mêmes inscrit dans la personne des patientes.
Dans ces mêmes années, de rares chercheurs se sont intéressés aux médiums
et ont su les considérer comme des acteurs, créateurs d'une réalité particulière.
Le psychiatre suisse Théodore Flournoy, parmi ceux-là, mérite notre attention.
Contrairement à Freud, il fit des phénomènes dits « occultes » le terrain de ses
observations19. Son « Étude sur un cas de somnambulisme », publiée en 1900
sous le titre Des Indes à la planète Mars, présente les phénomènes médiumniques
de celle que Flournoy rebaptisa Hélène Smith. Ce cas nous intéresse par
ticulièrement, en ce qu'il présente des analogies avec celui de l'Agent inconnu.
Il est remarquable que le psychiatre suisse n'ait pas considéré Hélène Smith
comme relevant de la pathologie. Au contraire, il vit en elle une personne équi
librée et très intelligente. Cette attitude le distingue des autres savants (Breuer,
Freud, Janet) dans la lignée desquels il se place pourtant lui-même. Mais il tra-
18. Sur les relations entre le contexte magnétique et la psychanalyse, cf. notamment Carroy 1991,
1993 ; Chertok & Stengers 1989 ; Méheust 1988 ; Peter 1993, et Roussillon 1992.
19. Dans sa postface au livre de Flournoy (1983), Mireille Cifali montre bien le déni de Freud envers
son rival suisse : non seulement Flournoy empruntait la voie que Freud refusait, mais encore il par
vint à des hypothèses similaires.
La franc-maçonnerie ésotérique 123
vaille aussi dans une direction proche de celle de Myers, qui introduisit le
concept de « conscience subliminale ». Étudiant les phénomènes médiumniques,
c'est la complexité de la conscience humaine que Flournoy entend aborder. Son
interprétation de la médiumnite fait de celle-ci un travail auto-thérapeutique
fécond, et non pas un produit de la pathologie.
Née dans une famille très honorable mais qui « ne correspondait pas à ses
aspirations », Hélène Smith fut une enfant rêveuse, émotive et sujette de
manière épisodique à des visions qui disparurent après la puberté. Puis elle
devint une jeune femme active, assumant bien son travail dans un commerce de
mercerie. Durant l'hiver 1891-1892, elle entendit parler de spiritisme. Ses dons
médiumniques se manifestèrent dès les premières séances.
Dans le parcours spirite de la jeune femme, trois faits nous permettront de
porter un nouveau regard sur l'Agent inconnu. Tout d'abord, Hélène se mit à
écrire sous l'influence de son guide, l'esprit Leopold. La médium décrit la manière
dont il fait irruption et s'empare de sa main, alors même qu'elle est en train
d'écrire à Flournoy : « Je sens une secousse très forte dans mon bras droit, je
dirais mieux en disant une commotion électrique et qui, je m'aperçois, me fait
écrire tout de travers » (Flournoy 1983 : 128). D'autres commotions vont jus
qu'à la secouer des pieds à la tête, phénomène qui provoque en elle une grande
émotion. Hélène affirme qu'elle ne peut lutter. Écrire est parfois douloureux,
mais on lui prend la main, et elle doit obéir.
Ces manifestations d'une altérité impérieuse sont très semblables à celles
que dut vivre l'Agent inconnu. Ce que l'une décrit en termes de coups frappés
dans son corps, l'autre le décrit en termes de secousses électriques ; et de même
que la graphie naturelle de l'Agent est tout autre que celle des Cahiers, de même
la graphie naturelle d'Hélène Smith est tout autre que celle due à Leopold. Les
deux femmes ressentent cette impossibilité de résister et imputent l'écriture à
leur guide.
Pour ce qui est du contenu, les deux écritures sont imprégnées du contexte
culturel dans lequel elles ont pris naissance. Entre autres, Hélène développe ce
que Flournoy appelle le « roman martien », une exploration à la fois naïve et
fantasque des êtres de la planète qui est alors le sujet de conversation à la mode.
La découverte des fameux « canaux » martiens débouchait sur la question :
« Mars est-il habité ? » Le roman martien semble ainsi répondre à l'attente fo
rmulée par l'un de ceux chez qui se déroulaient les séances, Auguste Lemaître.
En effet, en novembre 1895, pendant qu'Hélène « voyageait » en direction de
Mars, la table écrivit par coups frappés « Lemaître, ce que tu désirais tant ! »
Encouragées par le jeu des questions et réponses, selon l'usage des séances spirites,
les rêveries d'Hélène Smith se structuraient autour de thèmes chers aux
participants. Flournoy reconnaît cela, en avouant qu'il ne fut pas étranger à la
tournure que prirent les choses. Il émet alors l'hypothèse d'une « suggestion »
faite par ceux qui assistaient aux séances (dont lui-même), suggestion qui aurait
pris place au sein du jeu des questions et réponses. Mireille Cifali confirme cette
hypothèse en citant un extrait de séance (in Flournoy 1983 : 375-376).
124 Christine Berge
Dans ce contexte, Hélène inventa plusieurs langues. En séance, elle parlait
entre autres un idiome chuintant : il s'agit du « martien ». Ce « parler extatique »
semble inspiré, note Flournoy, par « une disposition émotive particulière, se
reproduisant de temps à autres, à peu près toujours identique » (1983 : 157)
qu'il finit par appeler « l'état martien d'Hélène ». Le psychiatre analyse la
langue dont il recueillit le corpus entre 1896 et 1899, et en décrit la musicalité,
qui « semble nous apporter l'écho d'un âge reculé, le reflet d'un état d'âme pri
mitif » {ibid. : 220).
En alternance avec ce que le psychiatre nomme le « cycle martien » se
déroulait le « cycle indou », lequel eut également sa langue. L'apparition, dans
cette dernière, de termes sanscrits et de noms indiens éveilla la curiosité de
Flournoy et du linguiste Saussure qui F étudia avec attention. Comment Hélène
pouvait-elle avoir eu connaissance de ces termes ? Une minutieuse enquête fit
découvrir les sources réelles par lesquelles la jeune femme avait pu connaître
ces fragments de sanscrit, ainsi que les noms de personnages dont l'existence
fut attestée. Loin de supposer alors une mystification de la part d'Hélène,
Flournoy entreprit au contraire d'observer l'état dans lequel la médium invent
aitce s langues. À la suite de Myers, il approfondit l'idée de « mémoire subl
iminale » : il fit l'hypothèse que la jeune femme, ayant oublié ce qu'elle savait,
l'aurait retrouvé par fragments à l'occasion de la transe médiumnique. Ce mode
de souvenir paradoxal n'est pas, selon lui, un « simple retour d'anciens produits
tout faits ». Flournoy voit au contraire dans cette faculté de combiner des él
éments de sources diverses « un processus actif en pleine évolution ». Est-ce
donc un processus de même nature qui conduisit l'Agent inconnu à composer sa
pensée en y insérant des fragments de l'enseignement de Pasqually ?
Revenons maintenant à la manière dont le processus médiumnique se sou
tient d'un certain mode de communication avec les participants : c'est là que la
« relation » nous réserve des surprises. Car le contenu des monologues somnambuliques
de la jeune femme, contenu en partie lié au désir ou aux attentes de cer
tains assistants, manifeste une distribution des rôles qui rappelle, elle aussi, le
climat de l'Initiation. En effet, Flournoy se voit attribuer une place de première
importance dans le cycle hindou : il n'est autre que le prince Sivrouka, Hélène
étant la princesse Simandini. Dans le scénario médiumnique, elle joue la femme
éprise qui attend le retour de son bel époux. Le psychiatre note que si parfois elle
venait s'appuyer contre lui et chanter sa romance d'un autre monde, toujours elle
restait pudique. Des gestes tendres, aucun débordement, juste une mélancolie
adressée à l'être invisible par lequel elle souffrait. Ne soyons pas étonnés alors, si
parmi les termes sanscrits revenaient souvent des mots comme marna priya qui,
d'après Saussure, signifient « mon bien-aimé, mon chéri ». Manière voilée de
dire ce qui l'animait.
De nouveau, comme pour ce qui liait l'Agent à Willermoz, une histoire
secrète double les histoires imaginaires. Et Flournoy est loin de tout dire lors
qu'il avance que ces créations « incarnent une tournure ou un idéal secret de son
être ». La linguiste Marina Yaguello (1984) n'hésite pas à nommer le rapport
La franc-maçonnerie ésotérique 125
romanesque entre le docteur et son sujet une « histoire d'amour ». La nature
complexe de la « relation » a échappé à Flournoy. Il dut pourtant payer le prix
de cette méconnaissance. Car la médium, avouant s'être « dévouée » à lui pen
dant des années, protesta lorsque, une fois finies les observations, le docteur en
publia le contenu. Elle désira vivement, au long de dix ans d'une aigre corre
spondance avec lui, rentrer en possession de ce qu'elle estimait être ses product
ionsO. r, comme Willermoz, Flournoy n'en faisait-il pas son oeuvre ? Stigmatisant
cette erreur relationnelle, reconnaissons pourtant que le psychiatre s'est conduit
avec humanité envers Hélène Smith. Rien de comparable avec l'impardonnable
mépris qui fut celui de Jung envers la somnambule S.W, dont les observations
furent publiées dans sa thèse en 190220. Mais le problème reste entier : il s'agit
ici de souligner la nature étrange de la relation entre ces hommes, forts d'une
autorité en matière de savoirs, et ces femmes que le statut de sujet barré trans
forme en objets transversaux, en outils d'investigation21.
Dans le contexte culturel où se joignent le xixe et xxe siècle, on voit se nouer
la trame complexe qui donna naissance à l'importante hypothèse de la « relation »
(les magnétiseurs parlaient dès le xvme siècle du « rapport »), laquelle donna lieu,
au sein des milieux psychanalytiques, aux conflits que l'on connaît. Peut-être
cette hypothèse échappa- t-elle à Flournoy, parce qu'il ne cherchait pas à fonder
une thérapeutique. Cet art d'inventer, à mi-chemin entre rêve et réel, entre
mémoire et actualité, entre soi et autrui, voilà ce qu'est pour Flournoy la médiumnité.
Mue par un désir d'exploration de l'invisible, portée par un mouvement vers
le mythe et l'utopie, elle est pour lui de même nature que la création artistique.
Une sorte d'échappée au monde, inscrite d'une manière décalée dans l'histoire
présente, mais y apportant du réel. Non pas folie, mais réponse aux attentes d' au
trui comme aux insatisfactions personnelles, dans une expérience exaltante. Car,
comme l'Agent inconnu, Hélène Smith fut une femme qui ne trouvait pas sa
place. On peut alors comprendre le sort de l'Agent selon cet éclairage d'une his
toire des femmes entre xvme et xixe siècle. Certaines d'entre elles, prisonnières
d'une condition difficile, tentaient une voie de sortie et d'accomplissement. Il est
frappant de voir comment ces tentatives pouvaient se retourner contre elles.
Combien de médiums furent dites aliénées, hystériques, parce qu'une autre en
elles cherchait à sortir ? Flournoy mérite notre estime pour avoir affirmé : « II est
loin d'être démontré que la médiumnité soit un phénomène pathologique »
(1983 : 59). Mais de plus, le psychiatre suisse relève ici un stigmate de nos cul
tures. Car il note qu'en Angleterre et aux États-Unis, les savants y voient au
contraire une « faculté avantageuse, saine, dont l'hystérie serait une forme de
dégénérescence, une contrefaçon pathologique, une caricature morbide » (ibid.).
20. Contrairement à ce que dit une note d'éditeur (Ellenberger 1995 : 387), la thèse de Jung a été tra
duite en français : il est vrai queje n'ai trouvé qu'un seul exemplaire de cette traduction, à la biblio
thèque de l'EHESS, sous la cote MSH 29723.
21. Jean-Pierre Peter (1976), qui a exploré cette relation, en ce qui concerne femmes et médecins, tra
vaille actuellement sur la même relation entre femmes et psychanalystes. Quelques pistes sont aussi
données par Ellenberger (1995 : 375-388) à propos de l'attitude de Jung envers la somnambule
S. W. (laquelle était sa cousine).
126 Christine Berge
La différence que nous pouvons faire alors entre l'Agent inconnu et Hélène
Smith est la suivante : la comtesse, dans sa solitude, vécut une forme de transe
qu'aucun modèle culturel ne venait ritualiser, qu'aucun espace social autorisé
ne reconnaissait. Au contraire, comme le dit Flournoy, la médium suisse, un
siècle après, trouvait dans les cercles spirites où elle tenait le rôle de médium
une issue pour canaliser les flots de l'imagination subliminale et leur servir
d'exutoire. Cependant, prise entre deux voies, celle de médium et celle de sujet
de la science, Hélène rompit avec les deux milieux où elle cherchait son ident
ité, et s'orienta vers le mysticisme. Sans doute était-ce là, comme pour l'Agent
inconnu, la voie qui lui convenait le mieux, puisqu'elle y persévéra.
Une ouverture envers l'invisible, mais sans intermédiaire humain, tel est la
forme de chemin vers l'Autre que les deux femmes choisirent finalement. Étaitce
en consolation de l'amour déçu ? Pas seulement. Car il semble qu'on puisse
faire appel ici aux belles analyses de Michel de Certeau (1982) sur le ressort de
la mystique, et c'est dans cette direction queje compte poursuivre ma
recherche. De Certeau discerne en effet un lien entre la parole mystique et le
sentiment d'un exil personnel, entre le secret (l'indiscible, le mysticus ou le
« caché ») et la douleur. Il analyse le mobile de cette quête d'un parler originel
et l'élan qui pousse à créer cette « belle écriture, mais illisible ». Les mystiques,
ces êtres à la fois si féconds et de haut idéal, sont aussi pour lui des êtres décalés
d'eux-mêmes et de leur société. Brûlant d'un amour pour l'Autre, ils le vivent
dans son impossibilité même et créent des chemins extatiques au long desquels
ils voyagent, comme arrachés à leur propre corps. Des investigations plus pous
sées nous permettraient de trouver un lien entre la voie mystique telle qu'elle se
développa du Moyen Âge aux Temps modernes, et les fragments qui en sont
encore lisibles dans les phénomènes conjoints du somnambulisme et de la
médiumnité. Car il m' apparaît clairement que les écritures somnambuliques ont
une parenté avec les écritures dites « inspirées » des mystiques. En outre, les
phénomènes d'extase, de vision, les douleurs corporelles, etc., que présentent
mystiques et médiums suivent un modèle suggéré par la culture dans laquelle ils
se manifestent. Mais, après la Révolution française, le temps s'est infléchi et
Fosbcurcissement de l'idéal religieux a entraîné le rejet de ces « fous sacrés ».
On se plut à ne les penser que comme des hystériques : manière de stigmatiser
ce qui d'indiscernable nous échappe. Bel exemple de ce refoulement induit par
la culture, la part mystique devient une personnalité seconde, une sorte de moi
rêvé, mis à distance. Double refoulement, d'ailleurs. Par le sujet qui scinde son
identité et par ceux qui en sont témoins.
Chez ceux qu'on s'accorde à désigner comme « mystiques », l'essor des
forces spirituelles s'accompagne de déploiements semblables. En tant que
modèle de dépassement de soi, cette manière déchirante d'accueillir l'Autre est
vécue comme une quête d'accomplissement. Peut-être pouvons-nous, de même,
tâcher de suivre le processus créateur, le travail régénérateur et certainement
auto-thérapeutique des médiums. Nous y trouverions quelque chose de bien
plus proche de l'art que de la pathologie. Il reste encore à déchiffrer ce qui,
La franc-maçonnerie ésotérique 1 27
refoulé, a fait de la mystique une voie culturellement rendue peu à peu insoute
nable, voire interdite. De ce processus, l'Agent inconnu est comme le premier
témoin historique.
Groupe de Recherches sur les Interactions communicative s
UMR 5612, CNRS, Lyon. Université Lumière Lyon II,
5 Av. Pierre Mendès France, CP II, 69676 Bron Cedex
Je remercie Jean-Pierre Peter pour ses suggestions fécondes et son exigeante lecture de
cet article, ainsi que la Fondation Singer-Polignac pour la bourse de recherches qu'elle m'a
accordée.
mots clés : écriture — franc-maçonnerie — magnétisme — mystique — psychanalyse
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RÉSUMÉ
Christine Berge, Identification d'une femme. Les écritures de l'Agent inconnu et la franc-maçonn
erésioteériq ue au xvnf siècle. — À la fin du xvme siècle, dans le milieu des francs-maçons lyon
nais, parviennent des cahiers porteurs d'un nouvel enseignement ésotérique. L'auteur, qui souhaite
cacher son identité, se fait appeler l'Agent inconnu, et dit écrire sous l'inspiration de l'esprit de la
Vierge Marie. La manière dont seront reçues ces écritures témoigne de l'inquiétude du siècle et de la
quête des savoirs en un temps où la science prend son essor.
Abstract
Christine Berge, Identifying a Woman : The Unknown Agent's Writing and Esoteric Freemasonry
in the 18th Century. — During the late 18th century, in freemason circles in Lyon, France, note
books appeared that contained a new esoteric knowledge. The author, who wanted to hide her ident
ity, called herself the Unknown Agent and claimed to have written under the inspiration of the
Virgin Mary's spirit. The reception given to these writings shows how apprehensive the century
was and how the quest for knowledge was pursued at a time when science was making strides.
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