De l’autobiographie à
l’historiosophie Ballanche et la figure romantique de l’homme universel
De l’autobiographie
a l’historiosophie
Ballanche et la
figure romantique de l’HOMME UNIVERSEL
Daniel S. Larangé Åbo
Akademi
Abstract (En): The
metaphor of the universal man merges with the providential man in the French
romanticism. The example of the Ballanche’s use of this figure is
characteristic for the whole period: the writer embodies a pattern of the
society and his life and thoughts reflect the time he lives in. This
identification stems from the close relationship developed between the "i" and the world. This link allows
to use autobiography as a historiosophical resource. The poetic activity can
claim to political legitimacy: the poet becomes a prophet of his time.
Keywords
(En): Pierre-Simon Ballanche; Romanticism; Historiosophy;
Universal man
Resümee (d): Die Metapher des universellen Menschen fusioniert mit der Vorstellung der
Inkarnation des Weltgeistes in der französischen Romantik. Das Beispiel der
Verwendung dieser Figur bei Pierre-Simon Ballanche ist charakteristisch für
eine bestimmte Epoche: der Schriftsteller verkörpert ein Modell der
Gesellschaft und sein Leben und seine Gedanken sind Überlegungen zu seiner Zeit. Diese Identifikation ergibt sich aus der
engen Beziehung zwischen dem "Ich" und der Welt. Diese Verknüpfung ermöglicht die
Autobiographie als historiosophische Quelle zu verwenden. Das poetische
Schreiben kennzeichnet seine politische Legitimität: Der Dichter wird zu einem
Propheten seiner Zeit.
Stichworte (De): Pierre-Simon Ballanche; Romantismus;
Historiosophie; Universelle Mensch
Et tout ce cri de l’homme universel
semblait se résumer dans le cri échappé sur Golgotha par le Médiateur :
«
Pourquoi m’avez-vous abandonné ? »
Mais Dieu ne dispute point comme jadis il
avait disputé avec Job, son serviteur. Une immense clarté intellectuelle
descendit sur le genre humain.1
Pierre-Simon Ballanche (1776-1846), qui a
consacré sa vie et son œuvre à méditer sur la place de l’homme dans la société
et à résoudre le « scandale » de la Révolution française de 1789 en accord avec
la théodicée, s’est peu à peu imposé comme référence intellectuelle et morale
tant pour les penseurs sociaux les plus réactionnaires du Groupe de Coppet que
pour les plus utopistes des progressistes comme Charles Fourier, Claude Henri
de Rouvroy de Saint-Simon ou Auguste Comte.
En effet, son illuminisme2 le conduit à penser
le politique en étroite relation avec son propre destin, établissant ainsi
l’hypothèse qu’il existerait un rapport
Pierre-Simon
Ballanche, Vision d’Hébal : chef d’un clan écossais, Paris, Jules Didot,
1831, p. 107-108.
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De l’autobiographie à
l’historiosophie Ballanche et la figure romantique de l’homme universel
« mystique
» fondé
sur l’analogie entre
les événements marquant
sa vie personnelle et les
péripéties de l’Histoire.
Il s’agit de montrer comment cette
conception de l’individualité universelle, formée chez le « philosophe inconnu
» Louis-Claude de Saint-Martin, se propage dans le romantisme social au point
de précipiter certains penseurs dans la paranoïa ou dans la schizophrénie. En
amont, l’analyse de quelques passages emblématiques extraits de l’œuvre philosophique
et de la correspondance de Ballanche montre comment le « moi » de l’artiste
romantique se fond dans le monde. En aval, les lectures que font les penseurs
sociaux de cette œuvre et l’application de cette analogie entre vie personnelle
et événements politiques transforme tout projet biographique en historiosophie.
Cette analogie est au cœur d’une poétique du politique et annonce l’avènement
d’une humanité réconciliée, où l’homme n’est plus qu’un membre à part entière
du corps social.
Le Moi et le monde
Aux penseurs des Lumières s’ajoute et
s’oppose dans un jeu d’attractions et surtout de réactions, toute une
génération d’illuministes, notamment originaire des loges lyonnaises, selon une
tradition remontant à Joaquim de Flore. Leur point d’accord demeure la
Révolution française. Alors que les Lumières imposent la raison sur l’esprit,
les illuministes donnent raison à l’esprit, l’Esprit saint et la Providence3.
Louis-Claude de Saint-Martin, Maine de Biran, Joseph de Maistre, Pierre-Simon
Ballanche, Félicité de Lamennais sont animés d’un profond sentiment de piété,
d’un ardent désir de rétablir le christianisme dans son aspiration sociale et
la philosophie de l’histoire – l’historiosophie –, dans leurs prérogatives.
D’où le rayonnement universel de leurs œuvres. Leurs pensées, influencées par
la découverte des spiritualités indiennes, approfondies par la lecture des
philosophes tels que Baader et Schelling, finissent par se confondre dans
l’esprit du lecteur, par susciter une profonde soif métaphysique et des convictions
favorables à l’Église catholique, bien que cette dernière se méfie de la
hardiesse de leurs représentations et de la récupération des dogmes par des
penseurs laïcs qui s’érigent en théologiens.
Certes, les influences tracent des
traditions sinueuses et incertaines. Saint-Martin redécouvre Jacob Boehme,
Maine de Biran s’inspire de Johann Gottlieb Fichte,
et Ballanche socialise les conceptions scientifiques de Giambattista Vico et
Charles Bonnet. Ces auteurs ont le mérite d’élever les spéculations trop
complexes et érudites de leurs sources, les éclairant de leur lucidité, les
rendant intelligibles et leur conférant ainsi un caractère universel,
immédiatement accessible à une élite.
Il s’agit d’un courant de pensée philosophique et religieux
du XVIIIe siècle qui se fonde sur l’idée d’illumination, à savoir d’une inspiration intérieure directe de la
divinité, et ce en réaction à l’esprit matérialiste des philosophes
encyclopédistes. L’illuminisme propose une lecture des textes chrétiens à la
lumière du néo-platonisme, mettant l’accent sur l’intériorité de la quête
mystique, et rejetant les formalités scolastiques. Le romantisme et le
symbolisme y puisent leur conception du monde comme universelle analogie.
Henri de Lubac, La Postérité spirituelle de Joachim de Flore –
1 : De Joachim à Schelling, Paris/Namur, P. Lethielleux, 1979. Antoine
Faivre, Accès de l’ésotérisme occidental, Paris, Gallimard, 1986, p.
94-97.
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De l’autobiographie à
l’historiosophie Ballanche et la figure romantique de l’homme universel
Grâce à leurs efforts et à l’engouement de
leurs disciples, et quels que soient les courants politiques ou idéologiques,
le « sacrifié de Nazareth », relégué dans les caves des sacristies, pis encore,
promu gendarme-chef par le Concordat de Bonaparte, redevient le véritable
héraut du sentiment religieux. Discuté ou révéré, controversé ou idéalisé, le
Christ n’a jamais été autant présent dans la prose laïque que sous la plume des
romantiques4. Ce nouveau « tournant christologique » qui détrône et
rétablit Jésus dans son extraction populaire reconfigure le catholicisme et ses
interprétations au cours de la Restauration5.
Cette présence est intimement liée à la recherche du Moi.
Or ce Moi, si équivoque et polymorphe, désigne la conscience, notamment la
prise de conscience de l’être dans son inscription cosmique et de l’individu
dans son rôle social. L’angoisse métaphysique que cette enquête soulève conduit
l’homme du XIXe siècle à se lancer à la conquête de l’amour, de l’argent
ou des pouvoirs. Le questionnement du Moi aboutit finalement à retrouver les
grandes interrogations platoniciennes, à les actualiser, en particulier le
rapport problématique de l’Un et du Multiple, de l’individu face à la
collectivité6. Pour une élite en quête de son âme, le problème du
Moi constant dans un monde en bouleversement devient crucial. L’âme
individuelle a un rôle à tenir dans le fonctionnement même de ce que Schelling
va définir en 1798, sous l’intitulé De l’âme du monde, l’extension et la
rétraction de l’Absolu7 et que Goethe popularise, sous un revêtement
scientifique, par la dialectique de la diastole et de la systole de l’âme du
monde8, correspondant aux flux et reflux du lac de Bienne, au centre
duquel se trouve l’île Saint-Pierre de Jean-Jacques Rousseau9.
La détermination de l’âme et du Moi
s’accompagne de l’émergence du sujet dans le temps et l’espace. Le XIXe
siècle voit se développer le concept de sujet, notamment chez Hegel, dans l’Histoire et la reconnaissance de la figure
du « grand homme » qui incarne finalement l’esprit d’une nation. Or le «
grand homme » est dans l’Histoire ce que le gentilhomme ou l’aristocrate est
dans la société : un pôle de gravitation entretenu par l’attraction qu’il
exerce et les répulsions qu’il suscite. Le sujet historique est nécessairement
polémique en ce qu’il concentre en lui l’universel par la négation de son
particularisme.
Quelle place l’homme occupe-t-il dans l’univers, et par
conséquent celle du Moi dans l’Histoire ? Cette interrogation, Ballanche se la
pose dans la lettre qu’il adresse à son ami Claude-Julien Bredin le 1er
juillet 1831 :
Xavier Tilliette, Jésus romantique, Paris,
Desclée, 2002. Frank Paul Bowman, Le Christ
romantique, Genève, Droz, 1973.
Auguste
Viatte, Les Interprétations du catholicisme chez les romantiques, Paris,
E. de Boccard,
1922.
Michel
Brix, Le Romantisme français : esthétique platonicienne et modernité
littéraire, Leuven,
Peeters, 1999.
Friedrich Wilhelm Joseph Schelling, Von der
Weltseele: eine Hypothese der höhern Physik zur
Erklärung des allgemeinen Organismus,
Hamburg, F. Perthes, 1798.
Johannes Wilhelm Goethe, Zur Fahrbenlehre §739,
München, Deutscher Taschenbuch Verlag,
1965, p.
26. Jean Lacoste, Goethe, science et philosophie, Paris, Puf, 1997, p.
39-41. Harald
Siebert, Newton
et Goethe : deux approches de la nature à l’exemple des phénomènes de la
couleur, Paris, Books on Demand, 2009, p. 191.
Jean-Jacques
Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, in : Œuvres complètes
– tome 1, dir.
Bernard
Gagnebin, Robert Osmont et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, 1959, p. 1040.
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De l’autobiographie à
l’historiosophie Ballanche et la figure romantique de l’homme universel
La vie de l’homme sur la terre est-elle une
épreuve ? Est-elle une éducation ? Ou bien simplement un rêve ? Voilà la grande
question.10
Toute l’œuvre de
Ballanche s’emploie donc à y répondre11. Or le fait que cette
problématique soit
présentée à un
éminent médecin, directeur
de l’École
vétérinaire de Lyon12, témoigne d’un véritable souci de
scientificité, d’autant plus
que tous
deux sont indissociables d’une troisième éminence grise à Lyon : le
physicien et
mathématicien André-Marie Ampère,
dont la théorie
de
l’électromagnétisme
formulée en 1827 suscite l’imagination d’un grand nombre
d’illuminés qui y
voient la démonstration positiviste de principes universels, tant
sur le plan
physique que spirituel et social13. Tous trois sont proches de la
loge
maçonnique des Maîtres Réguliers de Lyon spirituellement affiliée à
celle des Élus Coëns14.
Le discours mystique embrasse les progrès
scientifiques qu’il emploie comme les preuves nécessaires aux épreuves que
l’initié doit surmonter pour expérimenter le Savoir. Il faut que la vie personnelle
et insignifiante passe par l’alambic des lois scientifiques pour en extraire un
principe d’universalité. Depuis Newton, la science est mise au service du Grand
Œuvre et occupe une place importante dans le discours maçonnique15.
C’est pourquoi Ballanche et la plupart des mystiques sociaux qui lui sont
contemporains sont attentifs aux théories scientifiques, le monde physique
servant d’armature externe au monde spirituel. L’intimité se lit dans une
concentration des phénomènes de surface en ce qu’elle est la quintessence des
sens, des idées et des opinions de la société.
Claude-Julien Bredin, Un ami de
Ballanche : Claude-Julien Bredin (1776-1854) : correspondance philosophique et littéraire avec Ballanche, Paris, E. De Broccard, 1927, p. 287.
La meilleure présentation de la philosophie de Ballanche reste
l’ouvrage de Gaston Frainnet : Essai sur la philosophie de Pierre-Simon
Ballanche précédé d’une étude biographique, psychologique et littéraire,
Paris, Alphonse Picard, 1903.
V. Krogmann et P. Jaussaud, « Biographies
historiques des enseignants célèbres de l’École vétérinaire de Lyon : 4.
Claude-Julien Bredin, un directeur libéral (1776-1854) », Revue de médecine
vétérinaire 148 No1 (1997), p. 19-22. Louis Trénard, Lyon : de
l’Encyclopédie au préromantisme, Paris, Puf, 1958, p. 694-697 et 709-712.
Robert Locqueneux, Ampère, encyclopédiste et métaphysicien,
Lille, EDP Sciences, 2008, p. 43-66.
Jean-Marc Vivenza, Les Élus coëns et le Régime Ecossais
Rectifié : de l’influence de la doctrine de
Martinès de Pasqually sur Jean-Baptiste Willermoz, Le Mercure Dauphinois, 2010. Catherine et
Robert Amadou, Les Leçons de Lyon aux élus coëns : un cours de martinisme au
XVIIIe siècle, par Louis-Claude de Saint-Martin,
Jean-Jacques du Roy d’Hauterive, Jean-Baptiste Willermoz, Paris, Dervy,
1999. René Le Forestier, La Franc-maçonnerie occultiste au XVIIIe
siècle et l’ordre des élus Coëns, Paris, Dorbon Aîné, 1928. Papus, L’Illuminisme
en France (1767-1774) : Martines de Pasqually,
sa vie, ses pratiques magiques, son œuvre, ses disciples; suivis des
catéchismes des Élus Coëns d’après des documents entièrement inédits,
Paris, Chamuel, 1895.
Alain Bauer, Aux origines de la franc-maçonnerie : Isaac Newton
et les Newtoniens, Paris, Dervy, 2003. Pierre-Yves Beaurepaire, La
République universelle des francs-maçons : de Newton à Metternich, Rennes,
Ouest-France, 1999 (coll. De mémoire d’homme : l’histoire).
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De l’autobiographie à
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Gilbert Durand fait un pas de plus en
mettant en relation la découverte de l’intimité avec la résurrection16.
Il rappelle à quel point la franc-maçonnerie recentre le monde à l’individu par
l’effacement de la personne. Cette intimité suppose une initiation, cheminement
intérieur qui passe par la mort individuelle et la résurrection collective.
Le modèle canonique est fourni par le principe mystique de
l’imitatio christi (Thomas a Kempis) au fondement de la devotio
moderna. Le discours social de Jésus devient spirituel par sa crucifixion,
condamnation politique, et sa résurrection, miracle. Les traductions du texte
latin se multiplient au cours du XIXe siècle ; les plus célèbres
sont celles de Gence (1820), Genoude (1822) et Lamennais (1825). C’est pourquoi
Ballanche œuvre en faveur d’une rédemption d’où sortirait cet homme
universel qui « porte en lui la ressemblance du Créateur »17.
Brian Juden met justement en parallèle le
mythe de l’homme universel avec
celui du « grand
homme » qui cherche ses incarnations dans le siècle du romantisme18.
Ballanche n’aspire aucunement à
réhabiliter la tradition comme de Maistre et Bonald, ni ne songe à sauver le
peuple comme Lamennais ou les saint-simoniens, encore moins à se retirer dans
la solitude pour y observer les fluctuations de son Moi comme Maine de Biran.
Il espère rassembler dans une dialectique cohérente l’intelligence,
l’imagination et le sentiment. Science, poésie et religion doivent lui
permettre de retrouver le sentier qui conduit l’humanité fourvoyée à la Cité de
Dieu, ou du moins à son faubourg, La
Ville des Expiations. Cette voie doit mener à une synthèse
harmonieuse, nécessaire pour obtenir la rédemption.
Se sentant
investi d’une mission, il se considère providentiel :
Eh bien ! Je suis cela, je suis le
solitaire de Patmos. Je me fais l’interprète des pensées et des sentiments
d’une tribu dispersée dans le monde, d’une tribu qui est en ce moment l’élite
du genre humain, d’une tribu en qui est le pouvoir civilisateur et qui, parce
que l’avenir lui est promis, excite mille haines, mille défiances19.
La référence à Jean de Patmos, auteur de
l’Apocalypse, conduit l’écrivain à s’octroyer une fonction prophétique du fait
même de son activité essentiellement verbale, à cette différence près que Jean
mange le livre, alors que le poète le dégurgite. Cette conception fondée sur
une théologie de la Parole découle du constat que « l’homme est un être social
», cette socialisation se réalisant par et dans
le langage. La parole se fait écriture comme l’homme devient Histoire.20
Gilbert Durand, « Mythes et symboles de l’Intimité et le XIXe
siècle », In : Coll., Intime, intimité, intimisme, dir. Pierre Reboul et
Raphaël Molho, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1976, p. 85.
Pierre-Simon Ballanche, Essais de palingénésie sociale –
tome 1 : Prolégomènes, Paris, Jules Didot, 1827, p. 101.
Brian Juden, Traditions orphiques et tendances mystiques
dans le romantisme français (1800-1855), Paris, Klincksieck, 1971, p. 188.
Pierre-Simon
Ballanche, Ville des Expiations, Paris, Les Presses Francaises, 1926, p.
87. Corinne Pelta, Le Romantisme libéral en France, 1815-1830 : la
représentation souveraine, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 90.
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De l’autobiographie à
l’historiosophie Ballanche et la figure romantique de l’homme universel
De l’autobiographie à l’historiosophie
Lyonnais, fils d’un maître imprimeur
cultivé, proche des milieux maçonniques et admirateur de Rousseau, Ballanche
subit dans sa jeunesse l’influence de Jean-Baptiste Willermoz. Ce dernier est
le frère du chimiste et médecin Pierre-Jacques Willermoz qui collabore à l’Encyclopédie
de Diderot et d’Alembert. C’est un mystique, passionné des mystères de
l’initiation ; il contribue à la création de la Grande Loge des Maîtres
Réguliers de Lyon, dont il devient le Grand Maître en 1762. Il fonde en 1763,
avec son frère Pierre-Jacques, un atelier nommé « Souverain Chapitre des Chevaliers
de l’Aigle Noir Rose-Croix » qui s’intéresse à l’alchimie spéculative et
recherchent la Science du Grand Œuvre, par laquelle l’homme retrouverait la
sagesse et les pratiques du christianisme primitif. Cette réhabilitation de
l’homme dans la Création, qui s’effectue par l’intermédiaire de la kénose christique, est développée dans ses
écrits, notamment L’Homme-Dieu21.
La seconde grande influence reste le
Philosophe Inconnu qui séjourne à Lyon de 1773 à 1778. En effet, Saint-Martin
marque profondément la pensée et l’imagination de Ballanche. Au cours de son
séjour chez Willermoz, il rédige son premier ouvrage dans lequel il fonde une
épistémologie de l’anthropologie sur les méthodes rigoureuses adoptées par les
sciences dures22. Il poursuit cette réflexion en conjuguant
métaphysique, théologie, sciences physiques et sciences naturelles avec les
sciences politiques, en développant une théorie générale des liens analogiques
sous-tendant l’architecture de l’Univers, et en établissant l’Homme à la mesure
de tout, de sorte qu’un rapport subtil relie le monde extérieur au monde
intérieur, la nature à l’intimité, la société à la personne23. Ces
analogies répondent à des lois impérieuses établies par Dieu qui obligent la
Créature à respecter et entretenir la Création, pour lui éviter de se détruire
elle-même, tout comme une mauvaise hygiène de vie détruit le corps de
l’intérieur. De plus, la Révolution française est interprétée comme le
châtiment provisoire de la Providence contre la décadence des trônes et des
autels. Aussi n’hésite-t-il pas à aller monter la garde devant le Temple,
devenu prison de la famille royale24.
Contrairement à la gnose judaïsante de son
maître, Joachim Martinès de Pasqually, Saint-Martin recentre la problématique
du salut gnostique sur l’intercession du Christ et le rôle salvateur de la
Sophia. La sagesse humaine doit s’efforcer,
pour atteindre la rédemption, d’imiter la sagesse divine qui l’inspire. Le
Jean-Baptiste Willermoz, L’Homme-Dieu: traité des deux
natures, suivi de : Le Mystère de la Trinité selon Louis-Claude de
Saint-Martin, Le Tremblay, Diffusion Rosicrucienne, 2009. Louis-Claude de
Saint-Martin, Des erreurs et de la vérité, ou les Hommes rappelés aux
principes de la science : ouvrage dans lequel, en faisant remarquer aux Observateurs
l’incertitude de leurs Recherches, &
leurs Méprises continuelles, on leur indique la route qu’ils auroient dû
suivre, pour acquérir l’évidence Physique sur l’origine du bien & du
mal, sur l’Homme, sur la Nature matérielle, la Nature immatérielle, & la
Nature sacrée, sur les bases des Gouvernements politiques, sur l’Autorité des
Souverains, sur la Justice Civile & Criminelle, sur les Sciences, les
Langues, & les Arts, Édimbourg [i.e. Lyon], s.e., 1775 et Tableau
naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’Homme et l’Univers,
Édimbourg, [s.e.], 1782, 2 vol.
Louis-Claude de Saint-Martin, Le Tableau naturel des rapports
qui existent entre Dieu, l’Homme et l’Univers, Édimbourg ; Lyon, s.e. 1783.
Louis-Claude de Saint-Martin, Lettre à un ami ou Considérations
politiques, philosophiques, et religieuses sur la Révolution française (1795),
dir. Nicole Jacques-Lefèvre, Grenoble, Jérôme Million, 2005.
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De l’autobiographie à
l’historiosophie Ballanche et la figure romantique de l’homme universel
Christ rend possible cette imitation. Tout homme est donc
un Christ en puissance, à des degrés divers. Toutefois cette christologie
gnostique frôle le blasphème. Si elle conçoit le Christ comme la référence, axe
de réalisation essentielle de la vie humaine
et de ses aptitudes, elle ne le perçoit plus comme une borne ou un horizon indépassable.
Après le Christ, l’évolution spirituelle des hommes se poursuit ; le Christ
nous montre des chemins qui restent à explorer. Le désir sublimé, désir de Dieu, rend possible ce dynamisme spirituel. La
sophiologie25 qui réhabilite la force du désir et sa
productivité créatrice éloigne Saint-Martin des doctrines du renoncement au monde et donne à sa gnose une
vitalité et un engagement (affectif) dans la vie active, notamment
sociale et politique, engagement dont les sciences traditionnelles sont
dépourvues26.
L’œuvre de Ballanche tente d’abord d’agir
sur les esprits troublés par un quart de siècle de révolution. L’amour et la
souffrance, intimement liés depuis la Chute du Paradis, et au fondement de la
connaissance, forment les principes du mouvement animant le monde et son
Histoire. Le sentiment est le moteur de l’humanité.
À ce titre, Ballanche aurait inspiré le Génie du christianisme (1802) en
démontrant que le sentiment est la source principale des arts et de la
morale. Il évoque longuement son expérience lyonnaise du siège et de la Terreur27,
ce qui le conduit à répudier Rousseau qui, faute de s’en tenir au sentiment, «
voulait la sanction de cette raison orgueilleuse, qui se révoltait de son
insuffisance et de sa nullité »28.
Pour lui, le sentiment pur est le désir divorcé du réel, privé de son objet par la Chute29 et aspirant seulement à
retourner dans la patrie céleste30. Cette fatale séparation
précipite l’humanité dans la mortalité et la douleur de l’enfantement. Toute son Antigone (1814), la première de
ses compositions proprement littéraires, met en scène les thèmes du
sacrifice, de l’impossible bonheur, de la lointaine consolation. Antigone représente explicitement Mme Julie Récamier dont
il tombe éperdument amoureux et avec qui il correspond intensément31,
allant jusqu’à se peindre sous les traits de Hémon32. Bénichou
reconnaît que « [Ballanche] mêlait ainsi
curieusement, en un spiritualisme d’accent funèbre, l’expérience de sa propre infortune
sentimentale et les leçons du récent cataclysme social »33.
D’ailleurs dans ses Fragments, il confie ses amours malheureuses avec
Bertille d’Avèze :
La sophiologie est un développement philosophique et théologique
chrétien, concernant la Sagesse
de Dieu
elle-même divinisée, qui prend sa source dans la tradition religieuse
hellénistique, le
platonisme
et certaines formes de gnosticisme.
Antoine
Faivre, Accès de l’ésotérisme occidental, ouvr. cité, p. 317-323.
Pierre-Simon
Ballanche, Du sentiment considéré dans ses rapports avec la littérature et
les arts,
Lyon,
Ballanche et Barret, An IX [1801], p. 104-107 et 284-286.
Pierre-Simon
Ballanche, Du sentiment considéré dans ses rapports avec la littérature et
les arts,
ouvr. cit.,
p. 58.
Pierre-Simon
Ballanche, Du sentiment considéré dans ses rapports avec la littérature et
les arts,
ouvr. cit.,
p. 71.
Pierre-Simon
Ballanche, Du sentiment considéré dans ses rapports avec la littérature et
les arts,
ouvr. cit.,
p. 111-112.
Lettres de Ballanche à Madame Récamier: 1812-1845, dir. Agnès Kettler, Paris, Honoré
Champion, 1996.
Joseph
Buche, L’École mystique de Lyon, 1776-1847: le grand Ampère, Ballanche,
Cl.-Julien Bredin, Victor de Laprade, Blanc Saint-Bonnet, Paul Chenavard,
Paris, Félix Alcan, 1935, p. 114-116. Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain,
ouvr. cit., p. 153.
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De l’autobiographie à
l’historiosophie Ballanche et la figure romantique de l’homme universel
Nous serions bien moins étonnés de
souffrir, si nous savions combien la douleur est plus adaptée à notre nature
que le plaisir. L’homme à qui tout succède selon ses vœux oublie de vivre. La
douleur seule compte dans la vie, et il n’y a rien de réel que les larmes.34
Ce dolorisme inspire notamment avec
beaucoup de vigueur un autre Lyonnais, Antoine Blanc de Saint-Bonnet35.
La douleur découle simplement de la nécessité sociale imposée par la Volonté
divine, car l’homme esseulé est condamné à la dégénération et au dépérissement
spirituel.
La Chute s’est réalisée dans la douleur
(Gn 3,15-19) ; dès lors la réconciliation doit également passer par elle. Le
mal devient alors la voie par laquelle le monde surnaturel, éminemment bon,
entre en rapport avec le monde naturel : la douleur psychique et physique
découle de l’emploi des sens sur la matière.
Dieu qui a voulu que les hommes vécussent
en société, et qui a voulu, en même temps, que le genre humain fit un seul
tout, a employé divers moyens pour remplir et voiler ce but. Parmi ces moyens
on peut considérer la guerre et le commerce comme les plus puissants. Il fait
beau déclamer contre les conquérants qui jouent de la vie des hommes, et contre
ces marchands avides qui vont tenter la fortune dans mille climats divers.
L’état social est un état de souffrance. L’homme doit manger un pain trempé de
ses sueurs. Il lui faut des périls, de la gloire, de nobles malheurs. Des
peuples ont été civilisés par les sons de la lyre, d’autres par le glaive du guerrier, d’autres par les relations du
commerce. La terre est fécondée par des fleuves tranquilles ou par des
torrents impétueux. Les orages ne sont pas plus inutiles que les douces ondées. Ce qu’il y a de plus nécessaire c’est que
l’espèce humaine soit honorée et perfectionnée. La résignation du captif dans
les fers, le courage du guerrier sur un champ de bataille, sont des faits
qui honorent l’homme aussi bien que l’intelligence qui le dirige sur les mers.
Un ancien a dit que le juste aux prises
avec l’adversité était un beau spectacle pour les dieux.36
C’est même toute une anthropologie qui est
envisagée dans son rapport sociologique : le corps organique est à l’homme ce
que le corps social est à l’individu. La chute de l’Un dans le Multiple – de
l’aristocratie dans la tyrannie aux livres VIII et IX de La République de
Platon – abrite l’origine mystérieuse de la souffrance, qui est autant un mal
qu’un bien en ce qu’elle trace la voie vers la réconciliation personnelle, de
la créature avec son Créateur, et nationale, du citoyen avec l’État.
Les inconvénients de la société, qui à
toutes les époques blessent toujours plus ou moins certains hommes, se font
bien plus sentir, ou deviennent bien plus généraux, dans les temps de
34 Pierre-Simon
Ballanche, Fragments, in : Œuvres de Ballanche : Antigone – L’Homme sans nom –
Élégie – Fragments, Paris ; Genève, J. Barbezat, 1830, p. 476.
Élégie – Fragments, Paris ; Genève, J. Barbezat, 1830, p. 476.
35 Antoine Blanc de Saint-Bonnet, De la douleur, précédé des Temps présents, Lyon, Giberton et
Brun ; Langlois, 1849.
Brun ; Langlois, 1849.
36 Pierre-Simon
Ballanche, Essai sur les institutions sociales, [1re éd. 1818], Paris, Fayard, 1991, p.
196.
196.
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94 -
De l’autobiographie à l’historiosophie
Ballanche et la figure romantique de l’homme universel révolution, ou dans les temps qui précèdent
les révolutions. Il semble à ces esprits inquiets que hors du cercle social ils
se trouveraient plus à l’aise. On ne fait pas attention que la vie sociale est
un état de souffrance, comme la vie humaine en général. Ainsi je ne prétends
pas nier cet état de souffrance et de combat qui a enfanté et les doctrines
perverses de Hobbes, et les plaintes de Rousseau, et auparavant les rêveries
des poètes sur l’âge d’or ; mais cet état de souffrance tient à notre nature
même, qui est tout souffrance. Il ne s’agit plus de discuter les avantages et
les inconvénients de l’état social, puisque l’homme ne peut exister que là.
C’est comme si l’on discutait les avantages ou les inconvénients de
l’atmosphère qui enveloppe notre globe.
N’oublions jamais que
la société n’étant point un état de choix, l’homme ne consent point à aliéner une partie de sa liberté pour jouir
de certaines prérogatives ou certains biens attachés à la société. L’état
social, en un mot, est une des limites naturelles assignées par Dieu même à la
liberté de l’homme.37
Dans le jeu analogique des rapports, celui
de l’individu à la société en est le terme ultime, l’aboutissement le plus
concret d’une chaîne qui remonte à la Parole proférée par Dieu dans l’Univers.
Elle se perpétue à travers les traditions orales et l’écriture, puis l’Esprit
et la Lettre et enfin le Moi et le monde, l’homme et l’Histoire, l’auteur et
son œuvre. Le genre autobiographique, instituée par Rousseau avec Les
Confessions (posthume 1782) pour s’assurer sa propre pérennité dans
l’imaginaire collectif à partir justement du détournement de l’apologie de
Saint-Augustin, fait école dans le romantisme, de sorte que l’histoire
individuelle devient modèle sociétal et témoignage historique : reflet et
produit de son époque, l’homme n’est que la somme métonymique de son entourage,
de son milieu, de son temps et de l’espace qu’il occupe38.
Ballanche, en fin connaisseur de la philosophie religieuse, élève
l’autobiographie à l’historiosophie, de sorte que l’homme n’est plus qu’une étincelle divine de l’Âme du Monde39
des romantiques, telle que Schelling, le philosophe du Moi par
excellence40, l’introduit dans l’idéalisme allemand en 1798 et la
propage par le Groupe de Coppet41. À sa suite, Ballanche introduit
justement une théorie évolutionniste de l’histoire des religions42.
Les arguments scientifiques sont employés pour une démonstration mystique, ouvrant ainsi l’ère à tout un courant
théosophique qui caractérise alors le romantisme social. Or Hegel
reconnaît, en 1805, au passage sous sa fenêtre des troupes napoléoniennes dans
Iéna, l’incarnation du «
grand homme », celui qui donne à l'histoire universelle son élan. Quant à Ballanche, il brosse un portrait
désapprobateur de l’Empereur, à partir des esquisses laissés par Antoine Fabre
d’Olivet43 :
Pierre-Simon
Ballanche, Essai sur les institutions sociales, ouvr. cit., p. 198-199.
Auguste
Théodore Barchou de Pohen, « Essai de formule générale de l’histoire de
l’humanité d’après les idées de M. Ballanche », Revue des Deux Mondes (1831),
p. 410-453.
F.W.J. Schelling, Von der Weltseele: eine Hypothese
der höhern Physik zur Erklärung des allgemeinen Organismus, Hamburg, F.
Perthes, 1798.
F.W.J. Schelling, Vom Ich als Prinzip der Philosophie
oder über das Unbedingte im menschlichen Wissen, Tubingen, Jakob Friedrich
Heerbrandt, 1795.
Jean
Gibelin, L’Esthétique de Schelling et l’Allemagne de Mme de Staël,
Genève, Slatkine, 1975. Arthur McCalla, « Evolutionism and early
Nineteenth-century histories of religions », Religion 28 No1 (1998), p. 29-40.
Antoine
Fabre d’Olivet, État social de l’homme ; ou vues philosophiques sur
l’histoire du genre humain – tome 2, Paris, J.L.J. Brière, 1822, p.
329-336.
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95 -
De l’autobiographie à
l’historiosophie Ballanche et la figure romantique de l’homme universel
Et un
homme antique s’élance sur la scène du monde.
Il reconstruit l’empire de Charlemagne, et
il veut faire rétrograder l’idée comme il a fait rétrograder la pensée du
pouvoir.
Et les
batailles qu’il livre sont des batailles de géants.
Et
l’esprit de la nation française se retire de celui qui a voulu ressembler à
Julien.
Et deux
fois il perd l’empire, et deux fois sa chute ébranle le monde.
Il meurt sur un rocher perdu dans les mers
immenses de l’Atlantique, tombeau digne d’un Titan !
Et
l’exil a ramené l’affranchissement par l’expiation.
Et le principe volitif et le principe fatal
recommencent cette lutte qui avait été suspendue par le captif de Sainte-Hélène, alors qu’il régnait sur les peuples et
sur les rois.44
Poétique du politique
La Parole est au fondement de la Création.
Elle est d’essence divine et opératoire. Dire c’est être (Jn 1,1). Or l’homme
n’est qu’une image mal dégrossie de la
divinité et le pouvoir de sa parole en est considérablement diminué. Pourtant, sa
langue n’est pas complètement dépourvue d’accents divins.
Il fut un temps […] où la parole n’était
pas seulement le signe de l’idée, mais était, en quelque sorte, l’idée
d’elle-même. Il était tout simple que la parole traditionnelle eût la puissance
qui lui a été attribuée, et régnât toute seule. C’était plus que la voix des
siècles, puisque c’était la voix de Dieu même. Voilà pourquoi la première loi
de Lycurgue fut une défense d’écrire les lois. On fixe assez généralement l’ère
des lois écrites, chez les Grecs, à Zaleucus,
postérieur, comme on sait, de plusieurs siècles à Minos. La musique, dans ce
premier âge, fut une doctrine tout entière, c’était l’ensemble même des
lois sociales. Ajouter une corde à la lyre devait être un événement
considérable. Et Porphyre remarque très bien que tant que les hommes furent
heureux ils n’eurent pas de lois écrites.45
Le progrès de l’écriture est présenté
comme un mal dont doit sortir un bien. L’écriture fait violence à la parole en
l’enfermant dans une forme plus figée. Dieu a donné l’infini de la parole à sa
créature, l’homme a limité la parole pour mieux se l’approprier. En établissant
le lien entre le langage et la société à travers la métaphore de l’harmonie musicale, Ballanche fait référence à cet autre
grand initié qu’est Antoine Fabre d’Olivet, auteur posthume de La
Musique expliquée comme science et comme art et considérée dans ses rapports
analogiques avec les mystères religieux, la mythologie ancienne et l’histoire
de la terre.
Cependant, comme il est facile de le
sentir, la parole traditionnelle ne s’est pas retirée des institutions sociales
au moment même où la langue écrite a paru, car toutes les révolutions sont successives
et graduelles. Ainsi la parole écrite n’a servi longtemps qu’à constater les
résultats ou les conséquences de la parole traditionnelle. Alors il lui restait
une sorte d’influence analogue, et comme un souvenir de ce qu’elle fut avant de
s’être à demi matérialisée par l’écriture. Ce qu’il y avait d’immédiat dans
cette première transmission contribuait à lui conserver quelque chose de son
énergie primitive. De plus, les deux paroles ont longtemps régné en concurrence
l’une avec l’autre. Il a passé alors pour constant, et il a été constant en
effet, que la loi écrite, ou n’était que la loi traditionnelle constatée, ou
n’était qu’une
Pierre-Simon Ballanche, Vision d’Hébal : chef d’un clan écossais,
ouvr. cit., p. 94-95. Pierre-Simon
Ballanche, Essai sur les institutions sociales, ouvr. cit., p. 139-140.
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96 -
De l’autobiographie à
l’historiosophie Ballanche et la figure romantique de l’homme universel
explication,
un commentaire de cette loi. Dans les deux cas, la parole traditionnelle
subsistait comme lumière pour éclairer
continuellement la parole écrite et en vérifier le sens.46
Or l’Écriture Sainte, retranscription et
traduction de la Bible sacrée, de cette collection des deux Testaments comme
héritage matériel et commémoration spirituelle et orale, est brusquement
renversée par le Code Napoléon de 1807, et fait des émules. En dépit de la
Restauration et du rétablissement de l’Église dans ses droits et pouvoirs, la
sécularisation est un processus que rien, désormais, ne saurait arrêter.
Nous commençons une nouvelle ère, celle des
lois écrites sans l’intervention de la parole traditionnelle pour en expliquer
le sens. C’est la lettre qui remplace l’esprit. Ceci est un fait que je
raconte, ce n’est point un blâme ni un regret que j’exprime. Je sais tout ce
qu’il y a d’inévitable dans la succession des idées, et, j’oserais le dire,
tout ce qu’il y a de fatal dans les progrès de l’esprit humain.47
Lui, fils d’imprimeur, pousse son
platonisme à l’extrême, et finit par condamner la fallacieuse liberté du livre,
qui manipule plus qu’il ne libère et efface plus qu’il ne conserve.
Je crois que l’on s’est beaucoup trompé
lorsque l’on a raisonné sur l’influence de l’imprimerie. On croit, en général,
que cette influence a été plus grande qu’elle ne l’a été en effet ; ou
peut-être a-t-elle été différente. Je ne sais pas jusqu’à quel point elle a
accéléré le mouvement des esprits ; mais si elle l’a accéléré, ce n’est que par
une sorte de puissance compressive. La pensée a voulu réagir contre de
nouvelles entraves qui lui étaient imposées. Je contesterais même à
l’imprimerie la prérogative d’art conservateur, qui lui est cependant si
unanimement attribuée. Les livres tuent les livres bien plus sûrement que les
incendies des bibliothèques. Les lettres sont devenues une profession, et la
pensée un commerce. Nous avons vu, de nos jours, ce que l’on peut faire avec et
contre l’imprimerie, lorsqu’un ministre de la police étend un œil inquisiteur
sur toute la scène où s’exerce le mouvement des idées, et peut mettre la pensée
en état de blocus continental.48
La fonction propre de la littérature, de
celle qu’il pratique, de celle que la religion aux institutions trop surannées
et gangrénées par le jésuitisme n’assume plus,
consiste en une médiation entre le passé et le futur, une médiation sacerdotale
qui dépasse en toute révérence et pleine indépendance, l’enseignement
traditionnel. Le changement ne peut faire l’économie de la conservation et de
la permanence, comme la différence a besoin d’identité. C’est pourquoi la
doctrine de la Chute reste solidaire d’une doctrine de la réhabilitation du
genre humain. À cet égard, Ballanche témoigne de bien plus de tolérance que
Joseph de Maistre, avec qui il ne cesse de dialoguer :
Il ne peut y avoir expiation par le
châtiment que lorsque le coupable lui-même acquiesce au châtiment. Dieu sans
doute veut qu’il en soit ainsi, pour sa propre justice, car il veut le progrès. Si le coupable peut quelquefois ici-bas
chercher à s’y soustraire, ailleurs il s’y soumet. Plusieurs ont eu le
tort de croire à l’efficacité du châtiment comme châtiment : la terreur de la
46 Pierre-Simon Ballanche, Essai sur les institutions sociales,
ouvr. cit., p. 140-141.
47 Pierre-Simon Ballanche, Essai sur les institutions sociales,
ouvr. cit., p. 141-142.
48 Pierre-Simon Ballanche, Essai
sur les institutions sociales, ouvr. cit., p. 142.
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97 -
De
l’autobiographie à l’historiosophie
Ballanche et la
figure romantique de l’homme
universel
déchéance leur avait caché que la peine du
crime ne peut effacer le crime qu’à la condition que
le criminel accepte la peine. M. de Maistre
est tombé dans cette erreur. Aurait-il donc mal
interprété le dogme du Médiateur, tel que
l’a proclamé la foi chrétienne ?
[N’]oublions pas que le dogme de la
déchéance ne doit point se séparer de celui de la réhabilitation, et que le
Médiateur s’est revêtu de la nature humaine pour que la nature humaine
consentit à la réhabilitation.49
Ainsi l’histoire de l’humanité
commence-t-elle par une quête de réhabilitation prônée par le martinisme, notamment par son fondateur, Martines de
Pasqually50. Cette Histoire porte une sagesse qui permet à
l’homme de se comprendre :
Nos sens nous trompent tout en nous
révélant le monde extérieur. Notre entendement est vicié, notre imagination
troublée ou corrompue. Un des grands problèmes de l’homme pour l’homme a
toujours été de se connaître lui-même.
La difficulté que nous avons de nous
connaître nous-mêmes indique que notre évolution est loin d’être pleinement
accomplie, que nous ne sommes pas entièrement dégagés de toute panthéistique,
que nous ne sommes pas en possession certaine de la conscience et de la
responsabilité, et que nous devons toujours travailler à deviner la grande
énigme de nous-mêmes, qui est l’énigme de l’univers.51
La Nature est la matrice matérielle de
l’Histoire humaine. Ballanche trouve dans le monde physique les mêmes règles
qui régissent le monde métaphysique. Il cite abondamment Roger Bacon, Francis
Bacon et Giambattista Vico qui pensent les sciences à la fois dans leur
globalité et leur complémentarité, capables de retrouver au-delà des faits les
lois communes par analogies. Toutefois sa conception de la réintégration trouve
sa preuve matérielle dans les travaux empruntés au Genevois Charles Bonnet.
Un savant laborieux et modeste, dont le nom
est resté cher à toutes les âmes religieuses, et qui a justement été appelé le
bramine de l’histoire naturelle, Charles Bonnet, a écrit un traité pour montrer
comment, dès le temps de son existence passagère, l’être mortel peut manifester
en lui l’être immortel, comment l’être impérissable et incorruptible est
contenu dans l’être corruptible et
périssable ; et, voulant que le titre seul du traité qu’il méditait représentât
tout de suite l’idée de cette glorieuse évolution, de cette grande
métamorphose de l’homme, il a cru devoir nommer son livre La Palingénésie philosophique.
Ce que Charles Bonnet a essayé pour
l’homme, je l’ai tenté pour l’homme collectif : l’ouvrage que j’imprime aujourd’hui a été écrit tout entier dans cette
vue. Ainsi les divers essais dont il se compose, très distincts quoique
très analogues entre eux, ont été inspirés par la même pensée générale, celle
de la condition imposée à l’homme de vivre en société, de n’être que par elle ;
enfin ils sont également consacrés à retracer, sous des formes variées et
quelquefois symboliques, la peinture de
toute transformation des sociétés humaines.52
Bonnet se passionne pour la reproduction
des pucerons et obtient onze générations successives sans la moindre
fécondation, démontrant de la sorte la parthénogenèse. Il étudie également la
respiration des chenilles et des papillons,
Pierre-Simon Ballanche, Prolégomènes [1re éd.1827],
In : Œuvres tome 3, Paris, J. Barbezat, 1830, p. 219.
Joaquin
Martines de Pasqually, Traité sur la réintégration des êtres, Le
Tremblay, Diffusion Rosicrucienne, 2003.
Pierre-Simon
Ballanche, Essais de palingénésie sociale, In : Œuvres – tome 3,
ouvr. cit., p. 74. Pierre-Simon Ballanche, Essais
de palingénésie sociale, In : Œuvres – tome 3, ouvr. cit., p. 11-12.
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98 -
De l’autobiographie à
l’historiosophie Ballanche et la figure romantique de l’homme universel
l’anatomie du tænia, notamment sa faculté de reconstituer
ses organes. Ces résultats lui ouvrent les portes en 1743 de la Royal Society.
Cependant ses recherches sont brusquement entravées par la cécité qui l’oblige
à se détourner du monde extérieur afin d’explorer le monde intérieur. En effet,
ne pouvant plus se servir d’un microscope,
il s’oriente vers la biologie théorique et compose plusieurs écrits
philosophiques53. Ainsi, en 1762, il publie ses Considérations
sur les corps organisés où il expose sa théorie sur la préexistence des
germes : la production d’un nouvel être vivant serait due au développement d’un
germe préexistant. Cette théorie permet d’expliquer l’apparition des êtres sans
contredire la Bible, tous les germes ayant été créés lors de la Création.
Toutefois son œuvre la plus ambitieuse reste sa Palingénésie philosophique dans
laquelle il poursuit une idée de Leibniz54 : les âmes des êtres
dotés d’un cerveau, humains et animaux, seraient immortelles. Dans ce vaste
essai, il brasse les résultats de diverses disciplines pour décrire la vie sur
Terre et son futur. Il s’attache à montrer que tous les êtres forment une
échelle ininterrompue, car provenant de germes préexistants, et accorde une
grande part au fonctionnement du cerveau et à l’organisation du vivant.
Protestant et profondément religieux, il tente d’établir la nécessité d’une
autre vie, non seulement pour l’homme, mais aussi pour les animaux.
Ballanche greffe sa lecture de Vico au système de Bonnet.
Vico confirme l’idée d’un recommencement perpétuel et de la perfectibilité sous
l’influence de la Providence. Jules Michelet traduit en 1827 la Science
Nouvelle sous le titre Principes de la philosophie de l’histoire.55
Vico y détermine justement les lois naturelles des sociétés tout en maintenant
l’origine surnaturelle du christianisme. Ballanche intègre la religion dans
l’histoire de l’humanité afin d’en faire une « épopée de la pensée ».
Ainsi « l’homme universel ou général » est la somme de tous
les hommes qui l’ont précédé. Il est la somme de son espèce. Ballanche revient
à plusieurs reprises sur sa définition en ce que cet homme universel devient
homme providentiel, attendu comme le messie, l’Adam Kadmon de la
réconciliation et de la réhabilitation de l’homme56.
Je devins cet homme par la puissance de
sympathie, par la réalisation d’une synthèse primitive ; je devins cet homme à
qui la création tout entière apparut, une première fois, comme au sein d’un
rêve magique. Je prophétisai donc, et je donnai un nom à toutes choses, et ce
nom était l’essence de cette chose.
Je fus quelques instants cet homme, dont
les facultés existaient, mais endormies, puis se réveillèrent, puis
participèrent à la création.
Charles Bonnet : Essai de psychologie,
ou considérations sur les opérations de l’âme sur l’habitude et sur l’éducation
: auxquelles on a ajouté des principes philosophiques sur la cause première et
sur son effet, Londres, s.e., 1754 et Essai analytique sur les facultés
de l’âme, Copenhague, Les Frères C. et A. Philibert, 1760.
Charles Bonnet, La Palingénésie philosophique ou Idées
sur l’état passé et sur l’état futur des êtres
vivants, ouvrage destiné à servir de supplément aux derniers écrits de l’auteur
et qui contient principalement le précis de ses recherches sur le
christianisme, Amsterdam, M.-M. Rey, 1769.
Giambattista
Vico, Œuvres choisies : contenant ses mémoires, écrits par lui-même, la
Science Nouvelle, les opuscules, lettres, etc., dir. Jules Michelet, Paris,
L. Hachette, 1835. Auguste Viatte, Les Sources occultes du romantisme :
Illuminisme – théosophie 1770-1820 – tome 2
: La Génération de l’Empire [1re
éd. 1928], Genève, Slatkine, 2009, p. 221.
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99 -
De l’autobiographie à
l’historiosophie Ballanche et la figure romantique de l’homme universel
Je fus cet homme universel, qui ayant saisi
la responsabilité de ses pensées et de ses actes, pécha et fut condamné.
Et le décret qui le condamna fut en même
temps un décret de condescendance, puisqu’il était le moyen de reconquérir
l’être perdu.
Je devins, après un malheur qui me
paraissait irréparable, cet homme universel dispersé par la génération ; je me
sentis successif, de stable et de permanent que j’aurais dû être […].57
Même si la Nature est la superstructure
externe qui fournit les lois au temps et à l’espace, l’Histoire humaine se
décline pourtant dans une lutte violente contre elle. Le progrès humain suppose le dépassement de sa propre nature,
permettant alors de mieux saisir qui est l’homme et quels sont ses objectifs.
C’est précisément son inscription sociale qui lui permet de développer une
culture régulée par les lois naturelles des attractions et répulsions, comme on
en retrouve les traces chez Charles Fourier58.
L’homme, hors de la
société, n’est, pour ainsi dire, qu’en puissance d’être ; il n’est progressif
et perfectible que par
la société.
L’homme est destiné à lutter contre les
forces de la nature, à les dompter, à les vaincre : si, durant cette lutte
pénible, il veut prendre quelque repos, c’est lui qui est dompté, qui est
vaincu ; il cesse en quelque sorte d’être une créature intelligente et morale.
Cette lutte contre les forces de la nature
est une épreuve et un emblème ; le véritable combat, le combat définitif, est
une lutte morale.
Enfin, la providence de Dieu, qui n’a
jamais cessé de veiller sur les destinés humaines, a voulu qu’elles fussent une
suite d’initiations mystérieuses, et pénibles, pour qu’elles fussent méritoires
comme foi et comme labeur.
Tels sont les principes dont je désire
établir la conviction intime, affermir et fortifier le sentiment profond. En un
mot, le haut domaine de la Providence sur les affaires humaines, sans que nous
ne cessions d’agir dans une sphère de liberté ; l’empire de lois invariables
régissant éternellement, aussi bien que le monde physique, le monde moral, et
même le monde civil et politique ; le perfectionnement successif, l’épreuve
selon les temps et les lieux, et toujours l’expiation ; l’homme se faisant
lui-même, dans son activité sociale comme dans son activité individuelle :
n’est-ce point ainsi que l’on peut caractériser la religion générale du genre humain, dont les dogmes plus ou moins formels
reposent dans toutes les croyances ?59
57 Pierre-Simon
Ballanche, Essai de palingénésie sociale – tome 2 : Orphée, Paris, J.
Barbezat, 1830,
p. 436.
p. 436.
58 Charles
Fourier, Théorie des quatre mouvements, in : Œuvres complètes – tome
1, Paris, Société
pour la propagation et la réalisation de la théorie de Fourier, 1841, p. 460.
pour la propagation et la réalisation de la théorie de Fourier, 1841, p. 460.
59 Pierre-Simon Ballanche, Essais de
palingénésie sociale, In : Œuvres – tome 3, ouvr. cit., p. 12-13.
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100 -
De l’autobiographie à
l’historiosophie Ballanche et la figure romantique de l’homme universel
Dès lors, « les progrès de la société sont
naturels », et le premier devoir de celui qui la gouverne est de se mettre à la
tête de ce mouvement, d’employer ses efforts à bien le diriger sans jamais
l’arrêter. En effet, la société ne peut supporter longtemps la présence de ce qui n’est plus en harmonie avec son
existence actuelle et elle élimine ce qui la retient. Comme le corps
repousse tout aliment qui n’est pas assimilable, ainsi rejette-t-elle ce qui
met un frein à son progrès. C’est Dieu qui lui a donné cette impulsion de
broyer tout ce qui la gêne. Car le progrès est l’expression sécularisée de la
Providence60.
Ballanche soutient que lorsqu’un gouvernement obéit ainsi à
« toutes les transformations que subissent les principes sociaux suivant les
différentes phases de la civilisation », il
représente la société dont il est appelé à diriger les destinées : c’est
dans cette parfaite correspondance, entre la conduite d’un chef d’État et les
aspirations sociales, que se trouve à la fois « le signe et le but d’une
véritable mission ». Quoique par le seul fait de sa dignité le souverain soit
élevé au-dessus du peuple, « il faut qu’il soit dans l’esprit de ce peuple »,
sinon il ne pourrait y avoir obéissance ni soumission mais seulement servitude.
Hérédité et légitimité se distinguent donc bien, la seconde conduisant au droit
divin.
C’est précisément dans l’intuition que l’homme politique
puise sa force, au même titre que le poète61. Cette intuition, au
cœur de l’âme de chacun, résonne avec l’Âme du monde et correspond à
l’inspiration des prophètes. La démarche poétique s’inscrit au fond de l’acte
politique comme principe mystique. La poésie est considérée comme un mode de
connaissance privilégié de Dieu et du monde. La familiarité des symboles
couronne le poète que parce qu’elle suppose en lui, par-delà l’intelligence des
rapports de l’univers, une intuition de la totalité de l’être, qui est comme
Orphée, le titre le plus élevé autorisant l’accès au divin par une sensibilité
subtile et certaine et permettant d’y puiser la source vive de son autorité.
La société est alors l’œuvre de son gouvernement, comme le
poème est le produit du travail du poète inspiré. Il n’y a pas une voix, mais
des voix qui r(ai/é)sonnent. C’est pourquoi Ballanche considère que le
gouvernement constitutionnel répond à merveille à l’essence intime du corps
social et propage cette idée autour de lui62.
La Chambre des députés représente les opinions dont la
marche progresse toujours rapidement ; la Chambre des pairs, les mœurs qui
évoluent plus lentement, sa vocation étant de modérer le mouvement progressif
de la première par attractions et
répulsions, « de lui imprimer une sage et prudente direction, c’est le
pendule régulateur du mécanisme constitutionnel »63. Un pareil
gouvernement se définirait comme « un Gouvernement fondé sur l’opinion ; car tout
cet appareil, si simple et si compliqué en même temps, n’est […] qu’une méthode
ingénieuse pour consulter à chaque instant l’opinion et, néanmoins, pour la
consulter sans s’y
Pierre
Lasserre, Le Romantisme français : essai sur la révolution dans les sentiments
et dans les
idées du
XIXe siècle,
Paris, Mercure de France, 1908, p. 417-432.
A.-J.-L.
Busst, Ballanche et le poète voyant, Romantisme 5 (1972), p. 84-101.
Jules
Lechevalier, De l’avenir de la monarchie-représentative en France,
Paris, Firmin Didot, 1845.
Pierre-Simon
Ballanche, Le Vieillard et le Jeune Homme [1re éd. 1819], in
: Œuvres– tome 2, Genève, J. Barbezat, 1830, p. 425.
-
101 -
De l’autobiographie à
l’historiosophie Ballanche et la figure romantique de l’homme universel
asservir aveuglément, pour la dégager des
passions qui peuvent l’obscurcir, pour la diriger elle-même, pour n’en recevoir des avertissements que
lorsqu’elle a été formée et mûrie, soit par les discussions des Chambres, soit
par des libertés de la presse. »64 L’unité royale ne peut alors se
retrouver que dans l’harmonie de la diversité des noblesses de cœur, des hommes
de bonne volonté, des savants humanistes.
Le roi étant en dernier résultat
l’interprète légal et l’expression même de la volonté générale, étant par sa nature et sa situation le représentant immuable
et sacré de la société, doit être investi de tous les moyens qui peuvent lui
révéler les besoins de cette société, qui peuvent le mettre en contact avec
elle. Le roi, c’est la volonté ; les Chambres sont la raison du vouloir.65
Pour Ballanche, la royauté n’est pas
héréditaire mais légitimée. La vie du roi doit être consacrée au gouvernement
afin d’être sacrée par la Providence et élevée en destin national. Le souverain
devient un homme universel ou général en ce qu’il reflète l’humanité capable
d’expier ses péchés pour se spiritualiser. Cette spiritualisation le conduit à transformer l’image christique qu’il
porte en celle d’un Adam réconcilié. La royauté spirituelle ainsi
devenue universelle engage la volonté
royale à répondre aux besoins nationaux. C’est pourquoi le roi se distingue dans
la foule par son élection naturelle : il est celui qui, dépourvu de toute
prétention personnelle, se rend disponible pour répondre à l’attente générale.
Tel est le prix de la charge politique : sacrifier sa vie personnelle au profit
de la collectivité.
Dans cette optique,
Ballanche a donc consacré sa vie à son œuvre, méditant sur la possibilité de
réhabiliter l’homme dans l’amour de Dieu et de résoudre l’énigme de la théodicée qui aboutit au « scandale
» de la Révolution. Le politique est nécessairement lié au destin de chacun des
membres de la société, et ce dans un rapport mystique et naturel où l’Histoire
humaine répond aux lois de la Nature.
Poétique et politique se déclinent alors
ensemble. L’expiation et la douleur sont indispensables, même au plus juste des
hommes, pour gagner, tel Job, l’estime de Dieu. Car la créature doit apprendre
à s’humilier face à son Créateur, et tel est le prix de sa gloire. Gouverner
est une onction qui ne revient qu’à celui qui est prêt à se consacrer
entièrement aux autres, invitant par son exemple à transformer la société
humaine en un Christ rédempteur.
Bibliographie
Amadou Catherine et Robert (1999), Les Leçons
de Lyon aux élus coëns : un cours de
martinisme au XVIIIe siècle, par Louis-Claude de Saint-Martin, Jean-Jacques
du Roy d’Hauterive, Jean-Baptiste Willermoz, Paris, Dervy.
Ballanche Pierre-Simon, Du sentiment considéré
dans ses rapports avec la littérature et les arts, Lyon, Ballanche et
Barret, An IX [1801].
Ballanche Pierre-Simon (1830), Essai de
palingénésie sociale – tome 2 : Orphée, Paris, J. Barbezat.
Pierre-Simon Ballanche, Le Vieillard et le Jeune Homme, in : Œuvres–
tome 2, ouvr. cité, p. 427. Pierre-Simon Ballanche, Le Vieillard et le
Jeune Homme, in : Œuvres– tome 2, ouvr. cité, p. 426.
-
102 -
De l’autobiographie à
l’historiosophie Ballanche et la figure romantique de l’homme universel
Ballanche Pierre-Simon
(1991), Essai sur les institutions sociales, [1re éd.
1818],
Paris, Fayard. Ballanche Pierre-Simon
(1827), Essais de palingénésie sociale – tome 1 :
Prolégomènes, Paris, Jules Didot. Ballanche
Pierre-Simon (1830), Fragments, in :
Œuvres de Ballanche :
Antigone
– L’Homme sans nom – Élégie – Fragments, Paris ; Genève, J.
Barbezat. Ballanche Pierre-Simon (1830), Le
Vieillard et le Jeune Homme [1re éd. 1819],
in : Œuvres–
tome 2, Genève, J. Barbezat. Ballanche Pierre-Simon (1830), Prolégomènes
[1re éd.1827], In : Œuvres tome
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Ballanche
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des Expiations, Paris,
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Francaises.
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de l’humanité d’après les idées de M.
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Rennes, Ouest-France, coll. De mémoire d’homme :
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Bonnet Charles (1769), La
Palingénésie philosophique ou Idées sur l’état passé
et sur l’état futur des êtres vivants, ouvrage destiné à
servir de supplément aux
derniers
écrits de l’auteur et qui contient principalement le précis de ses
recherches
sur le christianisme,
Amsterdam, M.-M. Rey. Bonnet Charles (1760),
Essai de psychologie,
ou considérations sur
les
opérations
de l’âme sur l’habitude et sur l’éducation : auxquelles on a ajouté
des
principes philosophiques sur la cause première et sur son effet, Londres,
s.e. Bonnet Charles
(1754) Essai analytique sur les facultés de l’âme, Copenhague,
Les Frères C. et A.
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(1973), Le Christ romantique, Genève, Droz. Bredin Claude-Julien (1927), Un ami de Ballanche : Claude-Julien Bredin
(1776-1854) : correspondance philosophique et littéraire avec
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De
Broccard. Brix Michel (1999),
Le Romantisme français :
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modernité
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Peeters. Buche Joseph (1935), L’École
mystique de Lyon, 1776-1847: le grand Ampère,
Ballanche,
Cl.-Julien Bredin, Victor de Laprade, Blanc Saint-Bonnet, Paul
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: De
Joachim
à Schelling, Paris/Namur,
P. Lethielleux.
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103 -
De l’autobiographie à
l’historiosophie Ballanche et la figure romantique de l’homme universel
Durand Gilbert
(1976), « Mythes et symboles de l’Intimité et le XIXe siècle »,
In :
Coll., Intime, intimité, intimisme, dir. Pierre Reboul et Raphaël Molho,
Lille,
Presses universitaires du Septentrion. Fabre d’Olivet Antoine (1822), État social de
l’homme ; ou vues philosophiques
sur
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Brière. Faivre Antoine (1986), Accès
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complètes –
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réalisation de la théorie de
Fourier. Frainnet Gaston
(1903), Essai sur la philosophie de Pierre-Simon Ballanche
précédé d’une étude biographique, psychologique et
littéraire, Paris, Alphonse
Picard. Gibelin Jean
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Taschenbuch
Verlag. Jean Lacoste (1997), Goethe,
science et philosophie, Paris, Puf. Juden
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mystiques dans le
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and early Nineteenth-century histories
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ses pratiques magiques, son œuvre, ses disciples; suivis des catéchismes
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Paris, Chamuel. Pelta Corinne (2001),
Le Romantisme libéral
en France, 1815-1830 :
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Paris, Gallimard.
-
104 -
De l’autobiographie à
l’historiosophie Ballanche et la figure romantique de l’homme universel
Saint-Bonnet Antoine Blanc de (1849), De la
douleur, précédé des Temps
présents, Lyon, Giberton et Brun, Langlois. Saint-Martin
Louis-Claude de (1775), Des erreurs et de la vérité, ou les
Hommes rappelés aux principes de la science : ouvrage
dans lequel, en faisant
remarquer aux Observateurs l’incertitude de leurs
Recherches, & leurs
Méprises
continuelles, on leur indique la route qu’ils auroient dû suivre, pour
acquérir
l’évidence Physique sur l’origine du bien & du mal, sur l’Homme,
sur la
Nature matérielle, la Nature immatérielle, & la Nature sacrée, sur les
bases
des Gouvernements politiques, sur l’Autorité des Souverains, sur la
Justice
Civile & Criminelle, sur les Sciences, les Langues, & les Arts,
Édimbourg
[i.e. Lyon], s.e. Saint-Martin Louis-Claude de (1782), Tableau
naturel des rapports qui existent
entre
Dieu, l’Homme et l’Univers,
Édimbourg, [s.e.], 2 vol. Saint-Martin Louis-Claude de (1783), Le
Tableau naturel des rapports qui
existent
entre Dieu, l’Homme et l’Univers, Édimbourg ; Lyon, s.e. Saint-Martin Louis-Claude de (2005), Lettre
à un ami ou Considérations
politiques,
philosophiques, et religieuses sur la Révolution française (1795),
dir.
Nicole Jacques-Lefèvre, Grenoble, Jérôme Million. Schelling Friedrich Wilhelm Joseph (1795), Vom Ich als Prinzip der Philosophie
oder über das Unbedingte
im menschlichen Wissen, Tubingen, Jakob
Friedrich
Heerbrandt. Schelling
Friedrich Wilhelm Joseph (1798), Von der Weltseele: eine Hypothese
der
höhern Physik zur Erklärung des allgemeinen Organismus, Hamburg, F.
Perthes. Siebert Harald (2009), Newton et
Goethe : deux approches de la nature à
l’exemple
des phénomènes de la couleur, Paris, Books on Demand. Tilliette
Xavier (2002), Jésus romantique, Paris, Desclée. Trenard Louis (1958), Lyon : de
l’Encyclopédie au préromantisme, Paris, Puf. Viatte Auguste (1922), Les Interprétations du catholicisme chez les
romantiques,
Paris, E. de Boccard. Viatte Auguste (2009), Les Sources occultes du romantisme
: Illuminisme –
théosophie
1770-1820 – tome 2 : La Génération de l’Empire [1re éd. 1928],
Genève,
Slatkine. Vico Giambattista
(1835), Œuvres choisies : contenant ses mémoires, écrits par
lui-même,
la Science Nouvelle, les opuscules, lettres, etc., dir. Jules Michelet,
Paris, L. Hachette. Vivenza Jean-Marc (2010), Les Élus Coëns et le Régime
Ecossais Rectifié : de
l'influence de
la doctrine de
Martinès de Pasqually
sur Jean-Baptiste
Willermoz, Le Mercure Dauphinois. Willermoz Jean-Baptiste (1999), L’Homme-Dieu:
traité des deux natures, suivi
de : Le
Mystère de la Trinité selon Louis-Claude de Saint-Martin, Le
Tremblays,
Diffusion Rosicrucienne.
-
105 -
Écho des études romanes
Revue semestrielle de linguistique et
littératures romanes
Publié par l’Institut d’études romanes
de la Faculté des Lettres
de l’Université de Bohême du Sud,
České
Budějovice
ISSN : 1801-0865 (Print) 1804-8358 (Online)
L’article qui
précède a été téléchargé à partir du site officiel de la revue:
Numéro
du volume : Vol. IX / Num. 1
2013
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