10/27/2005

DOC--FM- Et le Verbe s'est fait Chair : C. CHEVILLON

Constant CHEVILLON ET LE VERBE S’EST FAIT CHAIR (ET VERBUM CARO FACTUM EST) (Jean I. 14) Sur l’Édition de 1943 Lyon Paul DERAIN __________ I DANS LE PRINCIPE ÉTAIT LE VERBE (IN PRINCIPIO ERAT VERBUM) (Jean I. 1) Dans le principe était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu et Dieu était le Verbe. Ce texte, sibyllin pour la majorité des hommes, est placé au seuil de l’évangile Johannique pour nous introduire, non pas dans le « commencement », - il n’y a pas de commencement pour le Verbe de Dieu, — mais dans le principe même, dans la racine de l’essence divine. Au sein de son éternité, sans origine, sans succession ni fin, Dieu se manifeste à lui-même par son Verbe, par la Parole, dont Moïse, au désert d’Horeb, entendit l’écho affaibli par l’écoulement temporel : « Je suis celui qui suis ». La Parole, c’est Dieu lui-même, car, en son retentissement éternel, il prend possession de sa Superconscience. Ici, l’orateur et la Parole sont une seule et même chose et d’eux, consubstantiels dans l’Unité transcendante, procèdent immédiatement et sans solution de continuité, la Lumière et l’Amour : la lumière de l’entendement [/8] divin et l’amour de Dieu pour sa propre essence. Ainsi, avant le temps, avant l’espace, qui sont un commencement, avant la divisibilité indéfinie des Univers, avant la contingence des innombrables séries phénoménales, fulgure la Tri-Unité hypostatique. Si nous voulons saisir, dans la mesure de notre limite humaine, le rôle transcendantal du centre divin, du Dieu-Verbe, de Celui que nous appelons le Fils, parce qu’il est la substance de la substance du Père, il nous faut partir de beaucoup plus bas et nous considérer nous-mêmes, en notre for intérieur et dans nos œuvres. Tout, en nous, est à l’image de Dieu. L’homme aussi a donc un verbe, une parole ; il se profère lui-même, comme Dieu, pour affirmer son ipséité et pour se révéler à ses semblables. Mais son verbe n’est pas créateur à l’instar du Verbe divin, il est simplement évocateur de concepts, d’idées et de relations d’images, en même temps que l’expression d’une forme contingente, éphémère dans toute la partie de sa réalité tangible. Le verbe humain se manifeste par des paroles animées d’une vitalité toute relative ; Elles empruntent, au départ, la vie personnelle de l’orateur pour revêtir, à l’arrivée, celle de l’auditeur. Elles ne sont donc pas unes dans la totalité de leur résonance, puisqu’elles s’épanouissent dans la dispersion et la multiplicité des possibles interprétations. Les paroles humaines sont des vibrations spatiales et temporelles, elles constituent les idiomes et les langues, facteurs d’unité souvent passagère ou d’opposition irréductible, changeants et perfectibles selon le rythme progressif ou rétrograde des civilisations. Elles se traduisent par des mots dont les radicaux diffèrent suivant le génie des peuples, mais sont tous, en dernière analyse, semblables dans leur for-[/9]mation, leur usage et leur fin. Ainsi les langues humaines, dans leur diversité apparente, décèlent l’unité du règne hominal ; leur sonorité particulière ne vaut que pour l’ignorance ; les mots, sous tous les cieux et toutes les latitudes, sont identiques. Or, parmi les vocables usités, un seul donne un sens, une ossature, en bref, une vie au phonétisme : c’est le verbe, parce qu’il représente l’état ou l’action. Et c’est par ce mot que la parole humaine est l’image lointaine de la Parole Divine. Entre l’une et l’autre parole, un abîme est ouvert et subsistera éternellement. Autant l’une est variable, autant l’autre est immuable ; autant celle-ci est factice, autant celle-là est vivante. Le Verbe de Dieu comporte une seule expression : « Sum », — je suis, — et ce terme contient toute la foi, toute l’espérance et toute la charité, toute la substance de l’Etre vivant, de l’Etre « a se » et nécessaire. L’homme, au contraire, possède dans son langage un grand nombre de verbes, rendus nécessaires par la multiplicité des actions et des états successifs, dont sa nature contingente, vouée au perpétuel devenir, est le siège. Ils peuvent, il est vrai, se réduire tous à l’unité, car chacun d’eux est composé du Verbe divin, fondamental, « être » et d’un attribut symbole de la diversité, puisque, chez l’homme, l’attribut est indépendant de l’essence et porte, sans plus, la marque de ses aspirations vers l’Absolu, par la voie de la durée et de l’écoulement. Après ces considérations, pouvons-nous mieux comprendre le texte surhumain de l’apôtre inspiré et pénétrer plus profondément dans l’essence du Verbe divin ? Peut-être, car nous avons maintenant des repères pour nos comparaisons, un critérium intime de nos divergences irréductibles et de nos similitudes relatives. [/10] * * * Dieu, c’est l’Etre et c’est la Vie, mais ces deux vocables sont, en eux-mêmes, inintelligibles ; ils restent à la limite de la conscience, soutenue cependant par leur essence inconnue, sans qu’elle puisse les embrasser de son étreinte. Rebelles à toute définition et, par conséquent, à toute analyse, ils font l’objet d’une espèce de sensation indéfinie et obscure ; il faut projeter sur eux une lumière, à la fois intérieure et extérieure, pour leur conférer un relief approximatif et leur véritable réalité. En Dieu, comme en nous, ce phénomène, — au sens étymologique et métaphysique du terme, — n’implique aucun doute. Pour saisir leur portée, il faut nécessairement les opposer à ce qu’ils ne sont pas. Le contraire de l’Etre, c’est le néant (non-ens) ; le contraire de la Vie, cette puissance du mouvement, c’est l’immobilité de la mort. Si Dieu était resté dans son être muet et sa vie irrévélée, il serait éternellement demeuré le « parabrahm » en sommeil de l’Inde védique. Or, Dieu est acte pur, en lui rien de semblable ne se peut concevoir. Tout est en Lui, non seulement en puissance, mais actualisé, bien que manifesté, seulement, au gré de sa libre décision. C’est pourquoi, dans son essence éternelle, Dieu, avant toute autre manifestation, a prononcé le « Je suis » par lequel il s’est affirmé à lui-même. Il s’est affirmé ; à l’idée d’Etre, dont il était l’unique réceptacle, il a opposé l’idée du non-être, immanente elle aussi à la plénitude de son entendement ; à la Vie il a opposé la mort, au silence la Parole et constitué ainsi sa triple personnalité. Mais, sans l’affirmation, sans la Parole, sans le Verbe divin il aurait perduré comme une puissance amorphe, [/11] comme la source éventuelle des possibles inexprimés. Par la magie du Verbe, Dieu s’est fait Dieu et il ne doit rien qu’à lui-même. Distinguons-nous maintenant l’essence du Verbe ? A la manière humaine, oui, et pourtant nos mots, toutes nos considérations, sont peut-être des blasphèmes devant sa majesté. Qu’il nous pardonne et nous aide à le bien concevoir pour le magnifier et l’aimer ! La Parole de Dieu, c’est Dieu à lui-même manifesté. Par la parole, il éveille en lui sa propre conscience et explore, non pas sa limite, mais, instantanément, son incommensurable immensité et cette immensité tient toute en un point insécable, omniprésent à tout ce qui est, à tout ce qui sera, à tout ce qui est possible et ne sera jamais. Le Verbe de Dieu, éternel comme Lui, c’est donc la forme substantielle de Dieu, une lumière engendrée par l’aiguillon de la suprême volition divine ; une lumière spirituelle, conçue par nous comme une intelligence infinie, aussi éloignée pourtant de l’entendement commun que le ciel peut l’être de la terre. Elle ressemble à un miroir placé au sein même de Dieu, dans lequel il se contemple, se connaît, s’apprécie et s’aime ; un miroir sans lequel il serait un inconnu pour lui-même. Il est donc aussi nécessaire à Dieu que la vie nous est utile pour jouer notre rôle dans le drame de l’Univers, et, comme tel, il est partie intégrante, inséparable de l’aséité éternelle. * * * Du Verbe de Dieu, du Verbe en Dieu, du Verbe-Dieu, nous ne pouvons pas dire autre chose, sinon développer ces données succinctes en parcourant les [/12] étapes de notre intelligence limitée. Essayons pourtant. Le Verbe ou Fils est la forme de Dieu. Or la forme comporte deux éléments, l’un positif : l’essence circonscrite, l’autre négatif : ce qu’elle exclut. Le Fils est forme et remplit ce double rôle, car il est à double face. D’un côté, il réfléchit, concrétise et situe ce qui est ; de l’autre, il réfléchit ce qui n’est pas et ne peut pas être. Il est le soutien et l’expression de l’idée du non-être. Celui-ci, c’est la divisibilité en face de l’unité, l’atonie en face de l’activité, la mort devant la vie, le possible imprécis encore et purement virtuel devant l’actualisation de l’être. Le Verbe est le contraire et, en même temps, l’affabulation de tout cela. Il est le contraire, puisqu’il est, dans le sein du Père, transcendante unité, vie, acte et par conséquent moteur ; il exprime la divisibilité, la dispersion, l’inertie, l’indéfinie possibilité des non contradictoires, car il les conçoit pour les éliminer de l’essence divine. Il compare ce qui est avec ce qui n’est pas et cette comparaison, comme nous allons le voir plus loin, est l’origine de toutes les contingences mobiles par lesquelles Dieu se manifeste en dehors de lui-même. Dans un autre sens, — autre sens pour nous, — qu’est-ce que la forme ? La forme, c’est la distinction. Le Fils est infinie et lumineuse distinction, car il est superintelligence, c’est-à-dire Sagesse. C’est par le Verbe que Dieu, comme nous le disions plus haut, prend possession de lui-même, distingue et caractérise sa suprême essence. C’est par la distinction introduite dans son sein par le Verbe qu’il sent vibrer en lui une infinité de parties, attributs et détails de son être, parties toujours réduites à l’unité par son centre immuable, par son identité princi- pielle ; et cette identité, fruit du Verbe dans le Père, c’est l’éternité. [/13] Alors, dans la lumière réalisée par le Fils, sous l’influx du Père, apparaissent l’amour et la charité avec lesquels le cycle de l’Etre est complet, car l’Etre est vie, lumière, amour et ne peut rien contenir de plus. St-Jean, après sa vision extatique, n’a pu trouver d’autres termes pour le caractériser. C’est la Trinité substantiellement une et, cependant, différenciée par les trois hypostases divines et leurs relations réciproques. Mais une chose, à première vue étrange, doit nous frapper : en cette Trinité, il y a, en quelque sorte, quatre termes, puisque le Verbe est double, comme nous le disions tout à l’heure. St-Thomas, du reste, l’affirme lorsqu’il dit en sa Somme, parlant des relations divines: « En Dieu il y a : « Paternitas = Filiatio = Spiratio = Processio. » Le Verbe est double, il est 1’aspir et le respir de la respiration divine. Or, cet acte vital va de l’Etre au non-être, il exprime la distinction et la diversification de l’unité et, dans l’essence abstraite du non-être, accompagne l’idée de toutes les formes possibles, échelonnées entre 1’infiniment petit, cette approximation du néant, et l’infiniment grand, la tunique de Dieu. Par cet acte, en effet, et sur la trame du néant, se greffe une autre idée, celle du moindre être, origine de la création, ferment de l’activité divine par le canal du Logos, source de la contingence et de la hiérarchisation des êtres émanés, ceux-ci se situant, dans la gamme ontologique, par la portion du non-être à laquelle ils s’opposent pour prendre possession de leur conscience respective. Comment les créatures façonnées sur le patron du moindre-être effectuent-elles cette prise de possession ? Il est inutile de nous en préoccuper ici ; il nous suffira de savoir, par un retour sur nous-mêmes, comment chacun de nous résoud le problème au milieu des luttes incessantes de la personne contre l’indi-[/14]vidu. Mais comment Dieu est-il conscient de sa réalité unique au milieu des trois hypostases de la Trinité ? Par le Père, Dieu est positif ; il est l’Etre, racine radicale et nécessaire de tout ce qui subsiste ; par le Fils, Verbe ou Logos, il est négatif, et ceci ne peut nous surprendre, puisque le Verbe exprime l’idée du non-être, distinction et divisibilité abstraite, actualisée en quelque manière par les réflexes du Père ; par le Saint-Esprit, il est harmonique, sa résonance est complète, le positif et le négatif sont synthétisés et la lumière déchaînée par la distinction du Fils dans l’Unité du Père s’élève vers les sommets de la Gloire. Or, ces trois termes : positif, négatif, harmonique, sont les trois facettes d’une conscience unique développée au maximum de sa capacité réceptrice. Certes, la conscience positive, essentiellement, ne doit rien aux deux autres ; elle leur prête, au contraire, l’appui de sa réalité et de son expansivité, mais, sans la négativité du Fils, elle resterait obscure comme les ténèbres qui recouvrent l’abîme des antiques philosophies, de même que, sans les deux précédentes, l’harmonie spirituelle ne pourrait s’exprimer sur la lyre divine. Ainsi, partout où nous rencontrons Dieu, au cours de nos méditations, partout nous voyons le Verbe, centre de l’activité divine, distinction, lumière, organe de toutes les manifestations de l’Etre des êtres. Il est bien, comme il l’a dit lui-même, par la grande voix des évangiles, la voie, la vérité et la vie, Il est la voie parce qu’il marque l’étape décisive de la gnose du Père, il est la vérité parce qu’il est la Parole sans obscurité, la vie parce qu’il exprime et libère la Toute Puissance. Parlant comme nous le faisons, nous semblons nous élever contre toutes les théologies chrétiennes qui donnent la vie comme attribut du Père ; mais, non, la parole du Logos n’est pas fallacieuse : si le Père est la vie spécifique et torrentielle qui se [/15] répand d’un bout à l’autre de l’Univers, le Fils aussi est la vie consciente et ordonnée, la vie sous son double aspect : celle unitive avec le Père et le Saint-Esprit, celle différenciée et comme morcelée dans la création. * * * Le Verbe apporte la distinction dans le Père, non pas la séparation et la division, mais la distinction, une espèce de variété dans l’unité, variété qui affecte la forme et jamais l’essence. Le Verbe est donc bien la lumière dont nous avons parlé. Il est la lumière qui s’irradie dans l’essence divine et n’interpose aucune ombre devant la contemplation du Père. Et Celui-ci, dans cette lumière immaculée, s’aperçoit lui-même à travers le Fils ; en lui, essence et forme s’identifient en se compénétrant. L’infinie et lumineuse distinction, en embrassant la substance infinie, est intelligence et compréhension, elle ne peut aller plus loin. Mais de son action, combinée avec l’activité du Père, procède, au même instant, une synthèse sans pareille, qui s’étend comme un éclair dans l’Etre glorifié. C’est l’amour, lumière parfaite et suprême, aussi grand et infini que le Père et le Fils eux-mêmes, puisqu’il corrobore leur unité et s’intègre dans leur substance unique, comme le sang s’unit à notre corps pour y véhiculer la vie, la force et la spontanéité. Ici encore, l’action du Logos repose sur le pivot central de l’Etre des êtres, il est la plate-forme immuable sur laquelle la vie et l’expansivité du Père s’illuminent et se concentrent pour se diffuser dans la triple monade éternelle et réaliser l’unicité de relation des termes constitutifs. Le Père ne présuppose rien, puisqu’il est l’Etre et la Vie en soi, mais il appelle invinciblement la forme qui distingue son insondable [/16] moi et, du même coup, il l’engendre. Le Logos a besoin de l’Etre-vie pour asseoir sa personnalité et, par son union immédiate avec le Père, il appelle nécessairement l’amour-lumière qui, procédant de l’activité réciproque des deux, de leur copulation éternelle, cimente et complète l’unité. C’est alors l’actualisation définitive et sans appel ultérieur de l’Etre divin, car l’amour est une fin et ne désire rien d’autre en dehors de lui-même.     [/17] II PAR LUI TOUTES CHOSES ONT ÉTÉ FAITES (OMNIA PER IPSUM FACTA SUNT) (Jean I. 3) Jusqu’à ce moment, nous ne sommes point sortis du cercle divin. Partis de notre propre verbe, nous nous sommes élevés vers le Verbe de Dieu et nous avons vu, à la lumière reflétée de notre intelligence, grâce à la révélation et à la foi, l’œuvre du Verbe au sein de Dieu. Nous avons, pour ainsi dire, assisté à l’éveil de la conscience auguste de l’Etre par excellence et nous avons vu, dans l’union hypostatique du Père et du Fils, surgir la prodigieuse harmonie du Saint-Esprit. Mais Dieu n’est pas seulement à l’intérieur de sa substance, il se manifeste en dehors de lui-même par l’innombrable cohorte des êtres finis, immortels ou périssables. Comment pouvons-nous concevoir l’existence du fini en face de l’infini, du relatif en corrélation avec l’incommunicable absolu ? Comment Dieu a-t-il pu donner la vie, la substance et la forme aux êtres contingents répandus à profusion dans l’Univers ? Si nous sommes obligés de nous incliner, malgré toutes nos velléités de révolte, devant le fait de la création, nous ne comprenons pas. C’est pourquoi St-Jean vient à notre secours et nous dit, en parlant du Verbe : « Par lui toutes choses ont été faites ». C’est par le canal du Logos que la création a été réa-[/18]lisée ; voilà la conclusion de la foi, mais c’est aussi celle de la raison. Pour essayer de comprendre, il nous faut revenir ici aux éléments que nous avons déjà bien souvent manipulés, en d’autres circonstances, pour en tirer au grand ahan de notre intelligence notre pauvre vérité humaine. Nous avons dit plus haut : Le Père est l’Etre-Vie éternel et sans limite intrinsèque sur lequel tout repose, le Fils est l’expression du non-être. Il ne s’agit pas évidemment d’une personnification substantielle et actualisée, car le non-être n’existe pas, ne peut pas exister, c’est une notion négative, un concept, une idée abstraite inéluctablement corrélative à l’idée d’être et qui détermine celle-ci en la rendant intelligible. Elle est donc bien la distinction attribuée au Verbe. Le Père, en effet, en s’installant dans sa conscience par le contraste entre le néant absolu, total, et la réalité de son être ineffable, ne peut pas ne pas concevoir toutes les étapes qui s’échelonnent du oui au non, de l’acte pur à la pitre possibilité. Ces étapes sont innombrables, car si l’Etre est à jamais indivisible, le non-ens, au contraire, plasticité inerte en soi, est le réceptacle négatif de la distinction indéfinie. A chaque point de la distance infinie qui le sépare de l’être, il se rencontre avec lui, puisqu’il est l’ombre de l’être ; en chaque point, il se conjugue à lui et prend ainsi une signification différente, engendrant une distinction particulière et partielle, par laquelle il s’oppose à l’être sous un angle spécial, l’opposition intégrale ne valant que pour l’Etre divin. On peut donc dire, comme nous l’avons tout à l’heure affirmé, que le non-être contient, au fond de sa totale abstraction, l’idée du moindre-être. Chacun des stades de la confrontation, si proche ou si lointain soit-il du néant absolu, est un degré de l’être, un mode de [/19] manifestation qui oppose une partie de l’être à une partie du non-être. Plus considérable sera la portion d’être opposée au néant dans le choc des deux idées et plus celui-ci devra déployer sa négativité pour réaliser la limite adéquate à la manifestation envisagée, en sorte que, au pôle positif de la ligne de contact, l’infinité du oui et du non sera actualisée et l’absolu circonscrit dans la trame de l’éternité. * * * Si nous quittons la pure virtualité du non-être pour considérer dans ces incidences la notion à la fois positive et négative du moindre-être, que pouvons-nous découvrir ? Elle est tout simplement à l’origine de la création. La création est la réalisation des possibles contenus dans l’intelligence divine qui conçoit dans leur totalité les deux idées de l’être et du non-être. Chaque possible est un moindre-être par rapport à l’Absolu et en même temps une positivité en quelque sorte absolue en face du néant ; c’est un lambeau de la vie qui peut s’enrober dans un repli du non-être, comme les Hindous l’ont précisé jadis en fouillant dans les vestiges de la révélation primitive. Chaque possible possède un embryon positif emprunté de Dieu ; chacun d’eux est doté aussi d’une affinité spécifique pour la portion du néant qui correspond à son essence et la nie. Par le non-être, la création est possible ; par le moindre-être, elle est effective dans le cadre de la volonté de Dieu, car celle-ci est le creuset où les idées de l’Etre et du non-être, illuminées dans son intelligence sur toute l’infinie surface de leur contact, prennent leur réalité substantielle. Ceci est relativement facile à saisir. Lorsque Dieu émet sa volition, il ne peut créer dans l’indéterminé. L’essence appelle la forme, elle se [/20] heurte et se confond avec elle, et par cette forme elle se discrimine de tout ce qui n’est pas elle. Tout mode de manifestation contingente est donc double. D’une part, l’être s’arrête où commence la forme et, de l’autre, la forme le spécifie et le fixe sur l’échelle des œuvres divines. Dans chaque être émané, il y a donc un positif : la substance et un négatif : la limite, c’est-à-dire la distinction; ce qu’il est, d’un côté, et ce qu’il rejette, de l’autre, en dehors de lui-même. Par la substance, il se situe dans l’être ; par la forme, il s’individualise. Il possède donc ainsi, par cette double notion de substance et de forme, la véritable conscience de son ipséité propre et c’est par là qu’il se connaît et se manifeste, non seulement aux autres, mais encore à Dieu, car toute chose se profère par son moi et son non-moi, exactement comme un nombre affirme dès l’abord son contenu pour éliminer toutes les expressions numériques d’un ordre supérieur. Voilà, semble-t-il, une digression étrangère à notre sujet ; c’est inexact. Si Dieu crée des êtres, comment peut-il le faire ? Il les conçoit par l’idée d’être et il les projette dans l’existence par son Verbe. « Dicit Deus : fiat lux ; et facta est lux », dit la Genèse, (1) et plus loin : « Faisons l’homme à notre image », comme si Dieu réunissait son Conseil pour réaliser un chef-d’œuvre en commun accord avec soi. Le Verbe est donc réellement le canal de la création et St-Jean proclame la vérité : « Sine ipso nihil factum est. » (2) Pourquoi le Verbe est-il créateur ou, plutôt, l’instrument adéquat et absolument nécessaire de la création ? Parce qu’à l’idée d’Etre, qu’il partage dans sa plénitude avec le Père et le Saint-Esprit, il surajoute l’idée du non-être. Il possède celle-ci dans son infinité, il exprime donc aussi chacune des indéfi-[/21]nies divisions auxquelles elle peut être soumise, auxquelles il la soumet en vertu de sa distinction principielle. Par l’intermédiaire du Verbe, le Père communique aux êtres émanés de sa spontanéité volontaire et libre, la vie qui le caractérise spécifiquement ; il les suscite dans le néant et, par le Verbe, ceux-ci reçoivent la forme qui les distingue et sans laquelle ils resteraient des possibilités amorphes et sans soutien. Par le Verbe, chacun d’eux participe à l’essence dans la mesure de sa capacité et rencontre sa forme individuelle au point précis déterminé par son contenu spirituel. Car le Verbe, forme de Dieu, exprime et contient toutes les formes intermédiaires entre l’infini de l’Etre et du non-être et, par conséquent, tout le fini possible et réalisable. * * * Voyons brièvement comment la création s’effectue et nous verrons en même temps la Gloire du Verbe et la Toute puissance de son activité créatrice. Dans l’absolu de sa pensée, dans son essence primordiale, l’être est une idée qui passe du mode contemplatif au mode expansif ou actif, c’est-à-dire de la puissance à l’acte. En vertu de l’expansion, il irradie, de son centre enfin affermi et déterminé, des effluves qui sont les états seconds, manifestés à lui-même et pour lui-même, de son essence première. Ces effluves puisent leur virtualité particulière dans la monade divine ; ils sont identiques à eux-mêmes, identiques à Dieu, car ils sont les rayons du soleil spirituel et font partie de la souveraine conscience. Le principe d’individuation n’a pas encore joué pour eux, ils ont seulement une existence pour ainsi dire collective et différenciée « quantitativement » de l’Etre des êtres. Si la volonté de Dieu s’était cristallisée soudain à ce [/22] stade de son désir réalisateur, il existerait seul, uni à son Logos universel par le souffle d’amour, et l’univers fut resté en puissance dans la conscience divine. Mais, comme nous nous en sommes imprégnés à plus d’une reprise déjà, le Fils est double, il porte la marque du nombre 2, de la distinction, de la divisibilité, de la lumière intellectuelle qui est une épée vivante. La triple conscience du Père est le foyer radiant ; le Fils, de par son union consubstantielle avec le Père, est nécessairement le réceptacle de l’émanation. Il l’illumine d’abord et la distingue, il la disloque ensuite et la disperse sur la trajectoire du néant ; il joue ainsi le rôle de force centrifuge et marie son effort à celui du Saint-Esprit, dont la puissance unitive joue celui de force centripète pour constituer l’unité de l’émanation et la rattacher par le lien subtil de l’amour à la source émanatrice. * * * Réfléchissons à ce que nous avons dit du Verbe et le résultat obtenu par son action va frapper les yeux de notre intelligence. Chaque pensée, émise par le Père et dotée par lui d’une essence, adéquate à la place qu’elle occupe dans l’entendement divin, est saisie par le Fils et revêtue par ses soins de la portion du non-être qu’elle appelle inéluctablement pour se spécifier, pour limiter et concrétiser son être propre dans le champ réservé à sa nature particulière. Ainsi, sur toute la courbe exponentielle du néant, dont le Fils est la raison, apparaissent les règnes, les genres, les espèces, les races et les individus : les uns dans l’idéal, les autres dans le concret. Comme nous le disions tout à l’heure, le Père donne l’être et la vie, mais ceux-ci ne peuvent ni se concevoir ni se réaliser sans une intelligibilité [/23] et une forme corrélative à la substance. Alors le Verbe entre en action, il s’attaque à l’être et à la vie, il les distingue et les informe, les individualise. La création idéale devient effective et réelle ; les possibilités s’actualisent, les causes secondes agissent pour leur propre compte, les noumènes enfin, conscients de l’utilité de leurs efforts, déchaînent les séries phénoménales; la vie du Père canalisée par le Fils se répand dans l’abîme du néant et l’inconsistance fuyante du non-être fait place à l’Univers organisé. L’Ecclésiaste dit : « Unus est creator omnipotens », (1) et c’est véridique, Dieu est un sous ses trois hypostases ; mais c’est le Verbe qui manifeste la pensée de Dieu, la pensée de l’auguste Trinité ; sans lui, toute la création resterait enfermée dans la conscience divine comme dans un écrin. Dieu pense et conçoit à l’intérieur de son essence, par le Verbe seulement il peut réaliser en dehors de lui-même. Pourquoi ? Parce que le Verbe est la Sagesse et la Sagesse, c’est l’intelligence poussée jusqu’aux sommets de la vision intellectuelle, nécessaire pour agir dans le réel, l’intellect ordinaire ne pouvant œuvrer que dans l’abstrait. Dieu a engendré la Sagesse dans l’éternité « ante œvum », avant le temps. Il a toujours été avec elle, car elle est son fils, et par la vertu du fils, il voit, il compte, il pèse, il mesure. Ses pensées, — que nous pouvons à peine entrevoir hors du temps et de l’espace, sinon sous les aspects du « To hou va bo-hou » de la Genèse, le chaos, — ses pensées se précisent et se déterminent dans la distinction de leurs éléments constitutifs, elles revêtent la forme appropriée à leur essence. C’est pourquoi au chapitre VIII du livre des Proverbes, le Verbe, dans son humilité essentielle, rapportant le tout à son Père, dit de lui-même : « Quand il préparait les Cieux et donnait une loi à l’abîme, j’étais présent... me [/24] jouant devant lui et dans tout l’Univers ». A la lumière de nos méditations, nous comprenons ces paroles et nous voyons quel était le jeu du Logos. Il organisait les mondes sur la base de l’idée qui est au fond de sa substance intellectuelle, car cette idée est la source des nombres, du rythme selon lequel les êtres vont se mouvoir, se manifester et se comprendre. Ainsi, le Verbe, considéré déjà sous bien des angles, divers quoique identiques, sous la différenciation de l’analyse, le Verbe nous apparaît ici comme le Poros et la Poenia de la philosophie néo-platonicienne. Sa surabondance lui vient du Père, immense mouvement d’expansion et de vie, mais sa sublime indigence est à lui, à lui seul. Surabondant, il se donne comme un père ; indigent jusqu’au non-être, il reçoit les dons du Dieu Trois et Un dans la limite infinie de sa capacité ; il les transforme et leur donne une vie nouvelle, caractéristique du double effort de la génération, comme une mère sait le faire, dans l’acte qu’elle subit et qu’elle appelle. Voilà une des raisons, la plus profonde peut-être, pour laquelle le divin Logos. par la bouche du voyant, proclame à la fin des versets dont nous venons d’indiquer le sens : « Deliciœ meœ esse cum filiis hominum », (2) mes délices sont d’être au milieu des enfants des hommes... Et ces mots ne se rapportent pas seulement à notre humanité, ici-bas fugitive, mais à tous les êtres issus de ses mains, qui contiennent un atome spirituel hypostasié par lui dans le néant. Positif et actif d’un côté, négatif et passif de l’autre, un dans son essence, multiple dans sa forme, le Fils réagit selon sa norme constitutive et la création, enfin différenciée et vivante, s’échappe de la conscience divine comme un fleuve d’une source impolluée. [/25] Et nous avons bien ici la suprême pensée et la suprême vision du Verbe, dans ce qu’il nous est donné d’en connaître. Nous le concevons maintenant comme le point central de l’Etre, puisqu’il est, à la fois, l’infini et le fini. Et mieux encore, car nous pouvons dire selon l’Ecriture : « Utraque fecit unum ». (1) Il est le trait d’union des deux : en lui, Dieu et la création s’affrontent et gravitent dans un même cycle harmonieux sans se confondre jamais ; en lui, l’unité et la multiplicité s’imbriquent et se conjuguent.     [/26] III LE MONDE N’A PAS CONNU LE VERBE (ET MUNDUS EUM NON COGNOVIT) (Jean I. 10) La création est l’œuvre de Dieu, l’expression directe de ses pensées actualisées par le Verbe et revêtues, par son ministère, du manteau individuel. L’individualité les rend capables d’agir dans l’espace et dans le temps, de se créer une conscience, tantôt collective, rêve de durée et explosion de vie, comme chez les minéraux et les plantes, tantôt instinctive comme dans le règne animal, ou personnelle dans les êtres purement spirituels et chez l’homme. Elle devrait donc être confirmée dans une perfection relative, reflet lointain de celle du Fils, fragmentée par l’existence contingente, sans y ajouter aucune note discordante. A l’origine, il en fut certainement ainsi. Lorsque la lumière encore immaculée jaillit de la volition divine, tel un souffle printanier, elle éclaira le monde naissant. Mais à un moment donné du temps, tout changea. La désharmonie, avec la dissonance, sous l’emprise du mal, s’immiscèrent parmi les créatures et, depuis des millénaires qu’il pense et agit dans les limbes de la douleur, l’homme peut constater, avec une terrible acuité, combien le mal, sous toutes ses formes : misère des besoins insatisfaits, maladie, décrépitude envieuse de la jeunesse, mort, erreur, péché, atteint, d’une manière plus ou [/27] moins aiguë et inévitable, tous les êtres qui, d’un bout à l’autre de l’Univers, vivent sous la gigantesque coupole du ciel. Tous semblent voués, sans raison apparente pour beaucoup, aux obscurs abîmes du néant dont ils sont nés. Dieu avait-il infusé, dans l’ensemble des êtres créés, un principe morbide, une dissonance congénitale susceptible de se développer et de ruiner ou de compromettre l’harmonie de son œuvre ? Non, Dieu, comme il a l’idée du non-être, a encore l’idée du mal, contradictoire à celle du Bien assise suprême de son être ineffable, mais aucun mal n’existe en lui, ni dans son essence, ni dans sa pensée, ni dans les manifestations de son activité ; Moïse, dans la cosmogonie révélée de la Genèse, nous l’indique clairement ; après avoir énoncé chacun des actes créateurs, il ajoute : « Dieu vit que cela était bon ». Les créatures, à l’origine, étaient bonnes ; elles sont encore bonnes en soi aujourd’hui, le mal n’est point le fait de Dieu, mais celui de l’être contingent lui-même. Dieu est libre, d’une liberté inaccessible à nos pensées, car elle est un attribut de l’Etre nécessaire. Libres, le Père et son Verbe ne pouvaient, sans s’abaisser au rôle d’artisans vulgaires, créer de purs automates dont ils auraient actionné les ressorts Tout être émané, promu par le plan divin à remplir un rôle d’agent actif, est nécessairement libre dans le champ immédiat de son activité éventuelle. Or, la liberté n’existerait pas si elle n’était point une puissance de détermination ; si, par conséquent, elle ne comportait pas un point idéal d’équilibre instable par lequel l’être libre peut se diriger en des sens opposés. Contre cette liberté participée de Dieu, Dieu lui-même ne peut rien ; l’être, même contingent, s’il est libre, est souverain dans sa sphère. [/28] * * * La liberté a joué et son usage, mauvais, il faut le reconnaître, a déclenché deux drames corrélatifs dans la création. Voici comment. Tout être spirituel se trouve en présence de la lumière divine, la seule véritable et réelle ; s’il s’y plonge sans réticence, elle le fixe immuablement dans la voie du Bien qui est son origine et sa fin, puisqu’elle est la béatitude. Mais il possède aussi une lumière intérieure, reflet de la vraie lumière ; elle s’est éveillée en lui, au moment où il a pris conscience de son entité par l’information du Logos ; la forme, en effet, est un prisme qui réfracte et disperse ; d’un tout, il fait une pluralité ; il est aveugle et muet si aucune lumière ne vient le frapper. La liberté est choix ; l’être eut à choisir entre la vraie lumière et celle déposée en lui par le prisme de sa forme particulière. Il pouvait embrasser les deux, subordonner la lumière réfléchie à la lumière réelle et rester dans l’harmonie et la voie béatifique sans pour cela compromettre sa liberté, car la liberté, normalement polarisée, consiste à étreindre la vérité. L’être spirituel est intelligent et l’intelligence est un merveilleux outil pour la conquête de la vérité, ou un mortel instrument d’erreur, sous les auspices de l’orgueil et de l’égocentrisme. Une multitude d’êtres égarés par leur lumière réfléchie, enorgueillis par leur neuve intelligence se sont concentrés sur eux-mêmes, ont placé leur fin dans leur moi hypertrophié et ont rejeté Dieu et sa lumière, dans le fallacieux espoir de devenir des dieux. Ils ont voulu rayonner leur propre lumière, conçue comme autonome; mais c’était une lumière fictive, détachée de [/29] sa source émanatrice et, dans le sens divin du réel, appelée à s’éteindre. Lucifer et ses cohortes et, plus tard, Adam et sa postérité furent précipités dans la ténèbre spirituelle, dans l’inconsistance des notions et des concepts, dans la fatale erreur de leurs rapports avec l’infini et l’absolu, dans la voie des faux jugements. Ce n’est point ici le lieu de considérer les modalités de ces chutes mémorables dont les philosophes et les théologiens nous ont transmis le souvenir imprécis sous le nom de catabole. La première, du reste, a laissé des traces vivantes dans la mythologie de tous les peuples : c’est la lutte dans le ciel, la révolte des Titans, la rébellion des anges. Quant à la seconde, elle est article de foi dans la religion chrétienne ; elle est une croyance enracinée en Israël et chez beaucoup d’autres religions dogmatiques : c’est la chute édénale, le péché d’Adam ou péché originel. Il nous suffira d’en entrevoir les conséquences. Dieu est force, beauté, sagesse et l’unicité de ces trois termes constitue l’harmonie. Tout ce qu’il pense et réalise est harmonique avec lui-même et harmonieux en soi. Le choix catabolique a désaccordé le monde divin, rompu l’harmonie de la création, semé le désordre dans l’ordre primitivement établi. La désharmonie et le désordre sont l’essence du mal qui, à aucun moment de son évolution, ne revêt une entité spéciale et plus ou moins positive, comme certains l’ont pensé et le pensent encore. Il résulte de l’antagonisme des éléments désaxés sur tous les plans de l’univers. La dissonance brutale provoquée par la catabole introduisit le mal dans le monde ; depuis lors, il n’a cessé de s’y épanouir et il perdurera jusqu’à la date fatidique où l’éternité absorbera le temps. [/30] Pour Lucifer et ses anges, le dam fut terrible ; ils hypertrophièrent leur « moi » pour se substituer à l’Absolu, nonobstant le « Quis ut Deus » (1) de Mikaël. La fausseté des rapports, inversés par les intelligences daïmoniques, amena la caducité des moyens. La vanité des efforts effectués dans le vide, puisqu’en dehors du roc divin, conduisit les monades rebelles à un état de tension voisin du zéro absolu et ce fut peut-être l’origine de la matière que Dieu établit, dans sa forme négative, pour empêcher sa création de transgresser le non-être et de s’évanouir. Cette conjecture paraîtra peut-être exhorbitante à beaucoup, mais nous oublions si facilement que le Verbe « In principio » ne crée rien dans le temps. Nous voyons dans le temps, Dieu voit dans l’éternel et la durée de l’éternité n’a point de commune mesure avec celle du temps. Or, la lutte Luciférienne eut le ciel pour théâtre ; la matière, le temps fugace et l’espace indéfini, sans doute, n’existaient pas encore. * * * Mais la matière est maintenant créée, elle étale dans l’univers ses magnificences empoisonnées par le germe de la négation ; sur les rameaux bénéfiques de l’arbre de la vie mûrit le fruit du mal. Adam jaillit du sein de la nature par la volonté du Divin Conseil. Il devait racheter le dam de Lucifer ; il tomba, renouvelant l’erreur de son aîné. Et le mal, latent dans la contingence matérielle, reprit son cours inexorable. La conscience humaine était là pour le capter, le comprendre et en ressentir les effets, elle était là pour le multiplier, pour en créer de nouvelles formes, car la désharmonie gagne de proche en proche et l’intelligence dévoyée progresse dans l’erreur comme dans une ascèse maléfique. Elle en-[/31]gendre à coup sûr, à côté du mal physique, après le mal intellectuel, une volonté mauvaise dont les actes délictueux ou criminels se répercutent dans toute l’ambiance sociale : individus, nations et races. * * * Reportons-nous comme toujours à l’évangile de Jean : « Mundus eum non cognovit », (2) dit-il, le monde n’a pas connu le Verbe, il n’a pas connu Dieu. Il le connaissait pourtant lorsqu’il émergea de l’effort créateur, mais il l’a méconnu au moment où il arrivait à la croisée des chemins, au point où la volonté et la conscience doivent endosser leur responsabilité et aiguiller l’être dans l’harmonie de l’unité ou dans la dispersion de la multiplicité. Alors, l’homme, comme Lucifer jadis, a repoussé la loi de Dieu, il l’a niée délibérément, obstinément, pour accomplir lui-même œuvre divine et substituer sa propre lumière à la lumière incréée. Dans son for intérieur, il a prononcé l’impie et redoutable parole ; « Eritis sicut dii, scientes bonum et malum. » Il a bien connu le mal, non pas spéculativement et dans son idée, comme Dieu, mais dans son être lui-même qui fut déchiré, l’est et le sera jusqu’à la fin des générations, si rien ne vient cicatriser la blessure. Quant au Bien, là où il le place, se trouve un vide immense, sans point de repère, dans lequel le vertige l’entraînera s’il ne tourne le dos à l’abîme. Dieu, en dotant ses créatures conscientes d’une liberté totale, a-t-il voulu les acculer au mal, les a-t-il privées de sa lumière au moment opportun ? Ces hypothèses ne résistent pas à l’examen du Bien Suprême. Dieu voulait seulement l’épreuve et une sanction ; sans l’une et l’autre, en effet, le Bien n’au-[/32]rait aucune saveur particulière. Dans son éternel présent, dès l’aube de la création, il voyait comment une partie de ses créatures intelligentes seraient attirées par le miroir trompeur, non pas du néant, mais de l’universelle possibilité dont il est la source et le support ; Dieu savait comment elles voudraient exploiter le possible pour leur propre compte ; il savait que l’option serait fatale à beaucoup et les conduirait dans le chemin de la douleur. Il ne pouvait pas supprimer l’épreuve, elle était nécessaire ; mais on peut dire, sans crainte de blasphémer, qu’il en a désiré les conséquences, car celles-ci allaient lui permettre de se révéler à nouveau aux êtres déchus, par l’intermédiaire de son Verbe, d’utiliser l’erreur en faveur de la Vérité, dont le prix serait multiplié par les affres de la dissidence. Il voulait que l’homme fut le ministre de son propre salut, qu’il revint à la vraie lumière après avoir lutté contre les forces aveugles de la matière et retrouvé le Verbe qui conduit à l’harmonie. L’Eglise catholique l’a bien compris, puisque, après les incantations du Vendredi Saint, elle met dans la bouche de son diacre ces mots révélateurs : « O Felix Culpa ! » (1) Oui, faute nécessaire, faute heureuse, sans laquelle la vie n’aurait pas eu d’histoire, la vertu aucun relief, sans laquelle la charité, peut-être, se fut muée en routine au sein d’un être limité qui ne pouvait devenir pur amour. Elle était nécessaire pour fournir la preuve irréfutable de l’amour de l’être créé, nécessaire pour faire toucher du doigt l’amour du créateur. La faute appelle le repentir et le rachat. Le rachat de l’erreur par le retour à la Vérité, voilà la raison métaphysique et réelle de la Catabole. Il fallait un effort pour conquérir le Bien Suprême et l’harmonie unitive, véritablement vivante. Cet effort, pour recevoir toute sa valeur et ne pas rester [/33] un symbole, devait pouvoir s’intensifier sur la route excentrique de la douleur et de la dispersion. La dispersion n’est pas fatalement inexorable, elle a une limite qui engendre le choc en retour. Pour l’être prévaricateur, ce choc est la contrepartie du choix effectué dans l’Eden. Peut-il, par ses propres moyens, le concevoir, le provoquer et le réaliser ? Non, car il a rejeté la foi et perdu 1’espérance. L’orgueil de l’erreur, c’est le désespoir de ne pouvoir étreindre la vérité et le désespoir n’a point de remède dans son entité négative. Il faut que ce choc soit conçu et préparé en dehors de l’être maléficié, il faut qu’il soit réalisé par Dieu lui-même. Dieu tout entier est amour, un amour ineffable dont rien de contingent ne peut nous donner une idée. Le Verbe, qui est l’activité et comme l’aiguillon de la charité divine, ne pouvait se résoudre à rester passif en présence de l’abîme où les êtres informés par ses soins, chair de sa chair, si l’on peut dire, s’étaient engloutis dans leur fureur d’aséité. Il ne pouvait les laisser se débattre dans les ténèbres pour en faire jaillir une lumière problématique et trompeuse, les voir s’exténuer à poursuivre en aveugles un bonheur illusoire, un bonheur semblable à ces fleurs des sables arides qui se résolvent en poussière quand on a l’audace d’y porter la main. Ainsi, dès l’origine, avant la création et avant la chute, avant le temps et l’espace, la Rédemption se profile sur l’horizon de l’éternité.     [/34] IV IL A DONNÉ LE POUVOIR DE DEVENIR ENFANTS DE DIEU (DEDIT EIS POTESTATEM FILIOS DEI FIERI) (Jean I.12) Lorsque le mal s’introduisit dans l’œuvre divine, par le jeu de la libre volonté des êtres créés, il s’y glissa comme un ferment de dissolution, il en corrompit toutes les parties depuis la plus grossière forme de la matière jusqu’au sommet de la conscience morale ; abandonnée à ce principe désorganisateur, terrible par sa négativité même, l’humanité eût évolué vers un nihilisme spirituel et sans aucun doute intellectuel qui l’eût privée progressivement de toute lumière révélée ou naturelle, elle eût sombré aux abîmes de l’ignorance, de l’instinct passionnel et de l’endurcissement où sont finalement adossées toutes les volontés mauvaises. Cependant, comme nous l’avons dit, Dieu avait vu la chute par anticipation et l’avait désirée, avec le dessein de manifester, dans leur plénitude, sa justice, sa miséricorde et son amour, en un mot sa sainteté glorieuse ; il l’avait désirée pour donner à la création son maximum d’efficacité. C’est pourquoi, à côté du mal, il avait placé le remède. Le remède, ou plutôt la cause formelle du remède, en effet, intrinsèque à l’être prévaricateur, unie de manière indissoluble à la cause du mal, comme l’idée de l’être l’est à celle du non-être ; elle était enclose dans la liberté. Certes, [/35] cette cause avait perdu son efficience spontanée à la suite du « non » tragiquement jeté à la face du Verbe, mais elle restait, comme une assise indestructible, toujours prête à recevoir l’excitation extérieure susceptible de la réveiller. La chute a provoqué la désharmonie ; le remède, c’est le retour à l’harmonie et ce retour a, comme instrument seul adéquat, l’instrument de la chute lui-même, la libre volonté. Si cet instrument reçoit une force suffisante pour se polariser à nouveau harmoniquement avec Dieu, la chute sera résorbée et ses conséquences anéanties dans la mesure compatible avec les dégâts enregistrés. C’est cette restitution de l’harmonie primitive que les théologies ont appelé le salut, c’est-à-dire la rédemption. * * * Examinons de plus près et résumons ce qui a été exposé plus haut. A l’origine, la liberté était certainement harmonique à son principe créateur et tout, dans la création, était ordonné selon les lois édictées par Dieu. Mais la liberté serait un leurre, — nous parlons de l’être contingent, — si elle ne comportait pas un point d’équilibre instable dans lequel réside la possibilité d’un choix inharmonique. Ce point critique fit glisser Lucifer dans la catabole lorsque, arrivé sur les hauteurs où l’avait porté son intelligence, il discerna, maléfique aberration, le spectre d’une indépendance radicale. Cette même attraction de l’erreur conduisit l’humanité édénale dans l’effroyable labyrinthe ; elle continue, du reste, à jouer en chacun de nous et détermine les multiples chutes de la chair et de l’intelligence, car le monde inharmonique [/36] de la liberté est devenu sa norme régulière. Cependant la liberté conserve son essence propre, le pouvoir de jeter la volonté en des sens opposés, en sorte qu’elle peut toujours réagir à un moment donné. Elle possède donc intrinsèquement le pouvoir de se réharmoniser, mais, en raison de l’habitude contraire, elle doit être excitée du dehors. Ainsi, l’acte rédempteur sera l’aiguillon de la liberté, la cause efficace du salut. Le problème, en lui-même et du point de vue philosophique, est donc extrêmement simple : il consiste uniquement dans le retour de la liberté à sa polarisation primitive. Mais la solution devient difficile si l’on considère l’adéquation relative qu’il faut réaliser entre les deux agents du drame. L’être contingent à réharmoniser ne peut s’élever de lui-même jusqu’à l’Absolu, limite idéale et jamais atteinte de la réintégration ; de toute nécessité, l’intangible Absolu doit descendre vers lui. C’est là où gît le mystère de la rédemption. * * * La Rédemption est une réharmonisation de la liberté et, par conséquent, de la substance sous-jacente. Pour bien comprendre, il nous faut, ici encore, reprendre le thème de nos méditations, les sonder sans cesse et les résumer dans une clarté croissante. Le monde créé fut, dès l’abord, soumis à deux modes d’action simultanés et harmonieux ; le mode expansif ou force centrifuge et le mode attractif ou force centripète. La prépondérance du mode expansif, nécessaire à l’origine pour la discrimination des univers, provoqua, en vertu d ‘une force composite tangentielle aux deux premières, la catabole céleste et la constitution du monde luciférien, origine, peut-être hypothétique, de la création visible. [/37] Plaçons-nous, pour un instant, dans ce postulat, comme dans une réalité présente, et voici, sans doute, ce que nous verrons. A un moment donné de son évolution, le mode expansif amène les essences à un état voisin du zéro absolu, par la dispersion et la divisibilité poussées à leur extrême limite. Aussitôt, le mode attractif, étayé de toute la virtualité perdue par son corrélatif, intervient pour arrêter la dislocation de la zone luciférienne en se transformant lui-même en gravitation universelle. Alors, le premier jour de la création mosaïque se déroule. La subtilité devient compacte et chaotique. Mais les affinités entrent en jeu, des groupements se forment, les nébuleuses apparaissent, les soleils s’éveillent et leurs planètes se détachent. Puis l’aride se distingue sous la forme du règne minéral et la vie déferle sous les espèces végétatives et animales. Enfin, l’homme lève la tête vers le ciel. Tout cela, grâce à l’influence créatrice qui ne se relâche jamais et continue son geste en dépit des entraves illusoires du temps et de l’espace. N’est-ce pas le point de départ d’une réintégration éventuelle, la première étape de la rédemption ? N’est-ce pas la première manifestation de la Charité Divine en faveur de la rébellion, le prodrome du pardon définitif qui sera, plus tard, ouvertement offert ; une révélation « voilée » et comme en puissance, au sein d’un monde matérialisé et incapable d’en saisir toute la portée ? Mais nous n’entrons point dans les desseins de Dieu et cette rédemption avant la lettre, si elle fut réellement, n’était qu’une préparation collective à la rédemption individuelle dont nous sommes les objets. Nous pouvons croire qu’elle se manifesta dans la création de notre monde particulier par l’ap-[/38]parition des grands règnes naturels et fit de l’homme, sous une forme adaptée au nouvel ordre de choses, l’héritier de la conscience angélique jadis absorbée par la désharmonie. Or l’homme fut, à nouveau, placé à la croisée des chemins. La poussée de la force centrifuge, l’appétit d’indépendance l’emportèrent encore. L’homme se retourna vers son moi, se réfugia dans son individualité, assumant la maîtrise de son évolution. Il reprit ainsi la marche luciférienne que sa création avait suspendue. Dieu va donc tenter un nouvel effort pour sauver son œuvre et il la sauvera dans sa partie essentielle, sinon dans son intégralité, par la grandeur de son action. Il ne s’agit plus d’infuser dans une masse une possibilité de réintégration, c’est une lumière radicale qu’il faut faire pénétrer dans une conscience en voie de s’obscurcir ; c’est une révélation non plus voilée, mais effective qu’il faut réaliser. La conscience humaine. en effet, en se plongeant tout entière dans le creuset de la matière et de la contingence, s’est trempée d’une façon spéciale, elle s’est forgée un moi tenace et despote qui se croit le centre d’un système autonome. Il importe, par des moyens appropriés, de la ramener à la claire notion de son rôle et de son essence, en un mot de rétablir l’équilibre rompu. Ici, nous touchons au fond du problème. La catabole a nié le rapport normal entre l’homme et Dieu, entre le relatif et l’Absolu. Elle a considéré l’Absolu, dans l’abstrait évidemment, comme une idée vide de toute essence, comme un idéal synthétique de la chaîne phénoménale, sans existence propre en dehors de l’intellect ; puis elle l’a englobé dans la conscience humaine, comme un corollaire qui découle plus ou moins idéalement d’un théorème. Dès lors, l’homme considère l’Absolu comme un simple concept dont la pensée se sert pour synthétiser tout l’ensemble de ce [/39] qui ne peut être représenté par l’entendement à l’état de notion simultanée et claire. Ravalé à ce rôle, l’Absolu devient le plus élevé des universaux, il dépend uniquement d’une intelligence créée. Le rapport entre la conscience et l’Absolu se trouve non seulement inversé, mais il est aussi nié dans sa réalité transcendantale, car la personne humaine se considère dans son autonomie et prétend être le réservoir et la source de toute lumière. Qu’on le veuille ou non, ce thème métaphysique de la chute est strictement exact. Exact, dans toute science ou philosophie contemptrice de la tradition religieuse et de la révélation primitive, pour tout système cantonné dans la seule raison, pour tout homme engendré de la catabole. Pour celui-ci, en effet, la véritable doctrine sera l’homocentrisme plus ou moins intégral ; sa fin dernière sera l’humanité, si ses idées sont assez amples ; ce sera lui-même, si le pur égoïsme l’entraîne dans son sillon. * * * Comment rétablir la norme des rapports brisés et ramener la conscience humaine à la juste appréciation de son être créé et de sa dépendance ? Voilà la donnée du problème à résoudre. Le vrai rapport est celui-ci ; Dieu-l’Absolu est la seule lumière, la conscience humaine en est le reflet, elle tire de lui toute la réalité de son essence. Or, l’homme a rejeté la vraie lumière de façon définitive, il ne peut donc découvrir en lui-même les éléments adéquats pour écarter son erreur ; ici, le jugement négatif est sans appel. Aucun désir d’une nouvelle confrontation ne peut l’atteindre, puisqu’il a interposé entre lui et l’absolu, le voile de sa libre volonté. Un fait nouveau seul peut le contraindre à un nouvel [/40] examen, et ce fait ne peut pas éclater sans une nouvelle révélation. Alors, le voile dont il s’enveloppe pour mieux contempler sa propre lumière se déchire, la lumière incréée pénètre jusqu’à lui, elle frappe ses regards et éclipse la lumière naturelle de sa conscience ; malgré lui, il est obligé de comparer et de porter un nouveau jugement. Que ce jugement soit contraire ou identique au premier, malgré des conséquences opposées d’un effet incalculable, peu importe, il a été contraint d’examiner à nouveau la nature des relations qui le rattachent à Dieu. Voyons, maintenant, comment l’Absolu s’est manifesté et a pu, par une nouvelle révélation, détruire le voile du Temple tissé par la Chute dans la conscience humaine. * * * Pour déchirer le voile, il fallait un geste formidable qui frappât l’homme de stupeur. Il fallait brutaliser son attention contre sa volonté, jeter la vraie lumière au seuil de son intelligence, faire pâlir la lumière naturelle et la plonger dans une lumière spirituelle jaillissante, brusquement révélée et suffisamment atténuée pour la rendre visible à ses yeux et cognoscible à son esprit. Ce geste fut réalisé par l’incarnation du Logos, c’est-à-dire par la descente, dans les liens de la matière, de l’esprit même de Dieu-l’Absolu sous les espèces du Christ. L’homme tombé, nous l’avons vu, ne peut s’élever jusqu’à l’infini : celui-ci doit descendre vers sa créature et, par cet acte d’humiliation divine, il comble la distance ; la plénitude de l’être remplit le vide de la conscience déchue. L’infini vient vers le fini sans changer son essence, [/41] il rétablit seulement le rapport normal de l’un à l’autre, il attire à lui le fini afin de résorber, dans la mesure du possible, la disproportion qui les sépare sur l’échelle de l’entité. Par le fait de cette attraction, la lumière naturelle de l’homme, qui ne peut absorber la lumière divine, progresse par bonds successifs vers l’infini : sa source et son soutien. Chacune des étapes parcourues vers la vraie lumière rend moins total l’abîme de leur éloignement, en résorbant leurs dissonances adventices. Mais si l’harmonie est rétablie et la hiérarchie conservée, le rapport sera toujours maintenu. L’essence de la rédemption est tout entière contenue dans ce renouveau du contact des deux lumières et dans l’apparentement normal de leurs coïncidences perdues, dans une unité où le rôle essentiel est dévolu à la lumière infinie. * * * De prime abord, aussitôt la rédemption déclenchée, tous les hommes auraient dû, semble-t-il, se tourner vers la lumière apportée par Jésus, l’aimer, s’en nourrir et, d’un seul élan, se projeter vers Dieu, leur fin dernière. Il n’en peut être ainsi. La liberté, surajoutée à la volonté, est un instrument invincible contre lequel, répétons-le, nul ne peut rien, pas même Dieu. Pour être efficace, la rédemption doit s’appuyer sur une collaboration humaine qui ne peut être immédiate et spontanée en raison des oscillations continuelles de notre liberté. L’homme, en effet, peut s’efforcer de conduire sa vie dans le sens de la sollicitation christique, ou s’y refuser et persévérer dans la voie catabolique. L’aigle de Pathmos le sait, lorsqu’il écrit : « quot-[/42]quot autem receperunt... » (1) et il montre par ces mots la condition nécessaire de l’ascèse vers le nouvel aspect de la filiation divine. Pour se soustraire au dam de la Chute, l’homme doit recevoir la lumière et l’accepter volontairement ; il lui faut briser son orgueil luciférien, en le transposant dans l’humilité du Christ, changer son égoïsme en amour. Par cette métamorphose radicale, le rapport entre la conscience créée et la source émanatrice, entre l’Absolu et le relatif, sera rétabli dans son intégralité et l’homme, régénéré dans son essence, restitué dans sa fin normale, redeviendra ce qu’il a toujours été, du reste, un fils de Dieu, héritier de la gloire éternelle.     [/43] V ET LE VERBE S’EST FAIT CHAIR (ET VERBUM CARO FACTUM EST) (Jean I. 14) Et le Verbe s’est fait chair !... Cette parole inouïe, révélée aux échos du monde terrestre par les chants célestes de Bethléem, a éclaté il y a vingt siècles dans le thème enflammé du Baptiste et dans le prestigieux évangile de l’Apôtre bien-aimé. Depuis lors, elle brille dans le ciel fulgurant de la pensée chrétienne, comme le soleil dans le monde des corps et dissipe le brouillard transcendantal étendu sur la face inintelligible de l’Absolu. Plus subtile que l’épée d’Alexandre, elle a volatilisé et non pas rompu le nœud gordien qui liait inexorablement l’intelligence au char cahotant de la raison discursive, de la raison pure et pratique. Pour comprendre, en toute son ampleur, la formidable révolution opérée par cette parole dans la conscience humaine, il faut organiser en nous-mêmes et poursuivre le périple de notre entendement, entreprendre, pour ainsi dire, un voyage de navigation « circum-universelle ». Chacune de nos étapes sera marquée par une escale dans l’un des concepts ou raisonnements enregistrés par les philosophies et théologies préchrétiennes, par une incursion dans notre métaphysique, si pauvre à force d’être vidée de sa substance. Il nous faut parvenir au primitif et, [/44] rapportant celui-ci sans en perdre un atome, revenir à l’actuel. Nous ne ferons pas, ici, le chemin de l’aller ; à quoi bon ! Chacun de nous peut le parcourir à sa guise, selon ses moyens et son temps, empruntant la norme de sa propre intelligence. Nous en avons, du reste, jeté les bases essentielles dans nos méditations antérieures. Arrêtons-nous seulement à l’apogée et prenons la route du retour, la route suivie par la Rédemption pour venir jusqu’à nous. Par quels moyens transcendantaux le Logos a-t-il pu descendre dans la matière ? L’élucidation complète de ce problème est au-dessus de notre compétence humaine, car nulle intelligence créée, n’eût-elle point passé par les affres de la chute, ne peut descendre dans les profondeurs du mystère. Approchons-nous cependant des difficultés pour ne point nous heurter, par la suite, aux négations passionnées auxquelles la solution s’est heurtée et se heurte quotidiennement. Remémorons-nous la nature du Verbe et reprenons le fil de nos pensées e» un nouvel examen, ramassé et net. Nous sommes à ce moment idéal et logique où Dieu n’avait pas encore agi, à ce moment qui n’a jamais existé, puisque Dieu est l’Acte par excellence. Au commencement, donc, il y avait l’Etre. L’Etre, c’est la plénitude; il s’oppose au néant, indigence absolue. L’Etre est l’affirmation de l’Unité, le néant en est la négation. Ces deux idées, le signe + et le signe — mis à part, apparaissent identiques à notre intelligence limitée, car l’Unité, abstraction faite de son activité et de sa force d’expansion, conçues comme postérieures, est vide de contenu concret, sous le scalpel de notre analyse, au même titre que le néant son opposé. Jacob Böhme a pu dire, au chap. II du « De signa-[/45]tura rerum » : « Au delà de la nature, se trouve le néant, silence et repos éternel, — voilà l’Unité abstraite, — mais il ajoute : « Dans ce néant sourd de toute éternité une volonté vers quelque chose », — voilà la force d’expansion de l’Unité, — de ce fait, n’étant rien analytiquement, elle est essentiellement tout. Elle est tout parce que, dans son opposition au néant, elle devient conscience, conscience positive dans l’être, conscience négative par rapport au non-être. Cette conscience négative et en acte, c’est le Logos, le Verbe, Dieu le fils, la deuxième hypostase de la Trinité ; c’est la manifestation intrinsèque de l’essence divine, l’intelligence éternelle engendrée du Père. Le Logos, comme nous l’avons vu, est la forme de Dieu, un miroir double dont les deux faces ne font qu’une en vertu de l’Unité. D’un côté, il est affirmation ou science de l’être, de l’autre il est négation ou distinction entre Dieu et ce qui n’est pas Lui. Comment cette personnalité incommensurable du Verbe a pu s’humilier jusqu’à la matière pour nous apporter la rédemption, nous allons le supputer sous le régime de nos catégories hominales. L’infini tombé dans la matière doit fatalement endosser les modalités du fini ; de même, l’Unité devra se couvrir du manteau de la Multiplicité. Le Père, unité pure, le Saint-Esprit, lumière harmonique, ne se peuvent concevoir dans ce rôle de rédempteur qui comporte la descente dans le fini. Mais le Fils, le Verbe, renferme en lui l’idée du non-être, c’est-à-dire l’intelligence du rapport unificateur de 1’ Etre et du néant, il est donc à la fois, unité et infinie divisibilité ou, pour être plus exact, infinie possibilité de division ; c’est pourquoi nous l’avons considéré comme source de la création, de la diversité de l’Univers. St-Jean nous le montre encore comme la lumière [/46] qui luit dans les ténèbres. Cette lumière compénètre la matière et, par elle, arrive jusqu’à nous. C’est donc par le Verbe, et par le Verbe seulement, que la rédemption pouvait nous parvenir. Car le Logos est le trait d’union logique entre le fini et l’infini, l’échelle de Jacob dont le pied repose sur la terre et dont le sommet se perd dans le sein de Dieu. Le mystère de la rédemption par l’intermédiaire du Verbe incarné dans le Christ se trouve donc ainsi plausiblement expliqué à notre vacillante raison et nous en comprenons maintenant, non seulement la possibilité, mais la nécessité. L’action du Logos est le seul moyen de rédemption, la seule voie par laquelle la conscience puisse être ramenée dans le sentier normal de son évolution, puisque le Verbe est le prisme par lequel la lumière divine se diversifie dans la création. Or, l’homme a été, dans son intelligence, la proie de la catabole, il a été entraîné dans la matière par sa lumière naturelle, comme en sa fin dernière. Il faut que la rédemption vienne, par le canal de la matière, pour s’infiltrer dans l’entendement et le réharmoniser avec son principe. Et le Verbe s’est fait chair, il a revêtu un corps matériel ; de Fils de Dieu, il est devenu le fils de l’homme, pour éveiller en nous le désir d’abandonner notre qualité distinctive, depuis la chute, et nous permettre de redevenir les fils de Dieu. * * * Ici surgissent les difficultés et naissent les objections. L’Infini est un et le fini est la multiplicité elle-même. Comment peuvent-ils s’unir sous une même forme sans se confondre et conserver mutuellement leurs attributs respectifs ? Ils sont de même essence, [/47] car ils ont tous deux l’Etre pour origine ; voilà pourquoi il n’y a pas contradiction dans le mécanisme de l’incarnation du Verbe. Ils différent par le mode et ainsi ne se confondent jamais malgré leur union dans une même individualité, car l’infini respire sous le mode éternel et le fini sous les espèces de l’espace et du temps. L’acte rédémpteur n’est donc pas une absorption de l’infini par le fini ou réciproquement, c’est une polarisation des phénomènes engendrés par les deux modes spatial et temporel ; il rétablit le rapport adéquat entre l’espace et l’unité indivisible de Dieu, entre le temps et l’éternel. Le Verbe incarné ne vit pas l’espace et le temps sous leurs aspects cataboliques, il en opère la transposition dans le mode de l’éternité. Pour obtenir ce résultat, il fallait un moyen terme, qui fût comme le point de suture des deux modalités considérées. Ce fut le Verbe incarné dans la personnalité du Christ Jésus, à la fois homme et Dieu, fini dans sa nature humaine, infini par son essence divine, un pourtant en vertu de son union consubstantielle avec le Père et le Saint-Esprit. Le Christ s’est incarné dans le sein de la Vierge, mère par l’opération du Saint-Esprit; il revêt ainsi les modalités du fini pour restituer l’identité relative des contraires dans l’harmonie supérieure de l’unité. Le Christ, c’est non seulement l’idée, mais la substance du Verbe, c’est l’Acte créateur qui a projeté dans l’ordre et la mesure l’Univers à travers l’espace, la pensée qui synthétise toute la manifestation divine et la maintient. Jésus, c’est le fini, mais le fini sublimé, le fini sans la chute. Le sein de la Vierge-mère est le lieu d’identification relative du fini et de l’infini, le lieu où l’apparence des contraires devient unité substantielle, où la fusion des termes abstraits de l’être devient réalité, L’acte du Saint-Esprit, c’est [/48] le prolongement de l’acte créateur dans sa pureté originelle et dans son expansion intégrale. Or, de ceci résultent une vérité aveuglante et une conséquence inéluctable. La vérité, la voici : le Christ Jésus est le centre ou, plutôt, la totalisation de l’Etre manifesté. Christ, il est infini, c’est-à-dire unité ; Jésus, il est le fini, c’est-à-dire division. En lui, Dieu et la création s’interpénètrent dans une magnifique harmonie, en lui tous les termes de l’Etre sont présents et complets. Quant à la conséquence, elle revêt l’aspect de la plus austère logique et Jésus lui-même, en son évangile, nous l’a rendue tangible, lorsqu’il a dit : « Celui qui me connaît, connaît aussi mon Père ». C’est par lui seul que notre foi, nous ne parlons pas de la raison, peut connaître l’Absolu et le rapport véritable qui nous enchaîne à lui. Par lui encore, nous poursuivrons l’harmonie de notre être, non seulement dans le rythme du temps, mais aussi dans le mode éternel. Par lui nous monterons, de sphère en sphère, vers l’harmonie du Saint-Esprit, indéfiniment et sans jamais pouvoir l’atteindre, car si nous participons à l’idée d’être dans son intégralité, nous participerons toujours partiellement à l’idée du non-être, dont la totalité appartient à Dieu l’unique. Selon la parole de Jean, nous pouvons devenir des fils de Dieu, des Christ, mais dans la loi de notre contingence seulement et nous ne serons jamais que des reflets, images et frêles pastiches du Logos universel. * * * La Vierge-mère a reçu dans son sein, par l’opération du Saint-Esprit, la vertu du Logos, vertu active, hypostasiée, par l’union en elle de l’Etre universel [/49] et de la modalité particulière qui correspond à notre humanité. Le sein de Marie, la vierge féconde et fécondée de Dieu seul, est le symbole de cet état édénique où se trouvait Adam avant la création de la femme issue de sa propre chair, de cet état que certaines philosophies occultes, après la philosophie platonicienne, ont appelé l’Androgynat, de cette nature naturante, évoquée par ces mêmes philosophies, qui, vierge, engendre la nature naturée sous l’influx créateur. Il est donc aussi le symbole de la liberté originelle placée entre les deux forces centripète et centrifuge harmonieusement équilibrées. Il est, dans 1’Incarnation du Verbe, l’instrument principal, la matrice où se constitue la nouvelle humanité, régénérée et rendue à sa pureté primitive, car l’Ecriture le proclame, Jésus est le nouvel Adam. L’opération du Saint-Esprit s’effectue en vertu de la «vis activa primitiva » (1) de l’Absolu ; elle agit comme une prolongation de l’effort créateur initial de Dieu, perturbé et interrompu par la catabole. Le sein de Marie est l’agent passif et fini, la vertu du Saint-Esprit l’agent actif et infini de l’Incarnation. Le produit de cette opération, supérieure à tout ce que nous pouvons imaginer, c’est le Christ-Jésus, fusion de l’Etre Suprême et de l’être dérivé, mystérieusement unis dans une nature humaine ; Jésus est bien l’agent rédempteur, ce que nous avons cherché, le moyen terme dans lequel le fini adhère à l’infini pour se réintégrer dans son état originel. L’incarnation implique la restitution de la norme primitive ; elle est la preuve que l’acte catabolique est rejeté, anéanti ; elle indique la fin de l’influx unilatéral centrifuge et la prépondérance de l’influence centripète. Elle renferme donc la Rédemption dans toute son étendue et ses conséquences. La rédemption, en effet, s’est réalisée entièrement dès la nuit de Bethléem ; le [/50] Christ aurait pu se contenter de parcourir la terre comme un météore, frappant toutes les intelligences et les consciences du glaive de sa parole. Les raisons pour lesquelles il est allé jusqu’à la mort, découlent de son humanité, nous en verrons plus loin la très haute convenance. * * * Pour mieux nous pénétrer du mystère, résumons : L’infini s’est uni au fini. Or, le premier est la lumière et le second, dans sa relativité, n’est que ténèbres. « Et lux lucet in tenebris », (1) la lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres sont dissipées. Certes, les ténèbres ne se sont pas changées en lumière, mais elles sont tellement saturées de lumière qu’elles luisent comme la lumière et qu’on les prend pour la lumière. Ainsi, l’esprit humain, orienté, depuis la catabole, vers une obscurité croissante, rendue plus dense encore par le pâle reflet de sa lumière naturelle, qui s’est détourné du phare lointain de la lumière absolue, se trouve brusquement en présence de cette lumière sans avoir fait un geste pour la reconquérir. Par ce fait transcendant autant qu’inattendu, l’homme est amené à comparer derechef sa lumière finie avec la lumière infinie du Verbe. Il se trouve devant la synthèse des deux lumières, réalisée dans la conscience du Christ-Jésus. Cette synthèse se présente à lui comme l’archétype sur lequel il doit modeler son illumination, dans la proportion imputable à la forme négative de sa matérialité. La personnalité humaine diffère essentiellement du Verbe, non par l’idée de l’Etre, mais par le mode du non-être enclos dans sa substance. Dans le Logos [/51] incarné, c’est l’Absolu qui descend et s’unit au contingent : la synthèse vient d’en haut. Dans l’homme, le relatif doit monter vers l’Absolu et le nombre des étapes est incalculable, il ne pourra jamais atteindre la dernière : la synthèse est inversée et peut se poursuivre pendant l’éternité. Le résultat pourtant est identique, c’est l’immanence des deux lumières dans un être déterminé. Mais le mode ne pourra pas concorder entièrement, car le fini et l’infini sont deux asymptotes dont le point de contact, provoqué par la rédemption, est aussi un point de discrimination. Dans le fini, en effet, le non-être est la limite de l’essence et le Verbe est la mesure du néant. L’Incarnation du Verbe rétablit la loi primitive, elle restitue à la lumière éternelle sa prépondérance, elle rend à l’Absolu son rôle de créateur. La Chute avait fait de la conscience obscurée le seul guide de l’homme; elle avait fait de l’Absolu une abstraction sans réalité et fixé l’eschatologie humaine dans le contingent. L’Incarnation vient tout remettre en ordre, car elle s’accomplit dans les conditions antécataboliques de l’idée et de la substance. Désormais, l’homme qui se placera devant le mystère de l’Incarnation, sans objection préconçue, sera obligé de reconnaître à nouveau dans sa raison et dans sa foi le vrai rapport de son être fini à l’infinité du Verbe et de confesser l’harmonie originelle. Telle est l’Incarnation, telles en sont les conséquences. Elle est le premier acte de la rédemption, et ce premier acte renferme la totalité du fait, non seulement en puissance, mais en acte. Le drame du Golgotha, comme déjà nous l’avons laissé pressentir, ne sera qu’une conclusion, l’ultime assise des données du problème. Le Christ, en effet, devient Jésus selon la loi de la création primitive, il brise donc et rejette [/52] l’involution dérivée de la Chute et toute évolution postérieure est sollicitée dans cette voie. L’être humain, dont le développement s’effectuait jusqu’alors selon la norme individuelle dans l’isolement de l’Absolu, peut, enfin, s’associer à la collectivité du monde divin, tout en conservant sa personnalité ; le fini, maintenant, communie avec l’infini.     [/53] VI IL A HABITÉ PARMI NOUS (HABITAVIT IN NOBIS) (Jean I. 14) Jésus est né de la Vierge Marie, dans la nuit de Noël, à Bethléem de Juda. Est-il nécessaire d’évoquer ici le mystère de sa vie cachée et le rayonnement spirituel et mystique de sa vie publique ? D’autres l’ont fait à l’aide des Evangiles et des traditions orales léguées par les apôtres et les disciples immédiats. A quoi bon nous appesantir sur des questions historiques perpétuellement controversées. Sa naissance miraculeuse, ses pérégrinations terrestres, sa mort tragique ont été niées avec passion, au nom de l’exégèse ; affirmées en des élans grandioses, au nom de la foi, de l’espérance et de la charité. Notre raison, du reste, pèse lourdement dans la balance de la foi. A ceux qui nient, elle peut dire : Si les Evangiles et les Actes des Apôtres sont de pures supercheries, si le Christ n’a jamais existé, expliquez-nous comment de pauvres Juifs, des Galiléens honnis au royaume de Juda, ont pu conquérir à une religion nouvelle, basée sur des mensonges, une partie d’Israël d’abord, le monde méditerranéen ensuite ? C’étaient de petites gens, des pêcheurs, des artisans, des ignorants pour la plupart. Pas un, sauf Paul, n’était philosophe ou théologien, aucun n’ap-[/54]partenait à l’élite; ils ont pourtant jeté les assises d’une œuvre gigantesque, d’une église qui, après vingt siècles de persécutions, de troubles et de déboires, à tout instant sapée par les retours offensifs de la méchanceté humaine, desservie par la rigueur de ses principes, groupe sous son égide et fait communier dans le même idéal plus de cinq cents millions d’hommes, sans compter tous ceux qui gravitent de loin dans son orbite, sous le couvert de sa morale, plus universelle et plus haute que celles issues du génie des grands philosophes. Comment des savants, des érudits, des aristocrates, depuis les patriciens de Rome, les citoyens raffinés de Corinthe ou d’Athènes jusqu’aux habitants de la millénaire Ionie, ont-ils pu s’incliner devant le verbe fruste de Pierre, le pêcheur de la mer de Tibériade, ou celui, plus compliqué, de Paul le fabricant de filets ? Ouvrons donc les Evangiles et lisons; les accents de la foi ne trompent pas. Cela doit nous suffire, même sans les visions directes enregistrées sous le ciel de Judée et de Samarie qui sont là, pourtant, dans leur simplicité sans fard, pour étayer la propre vision intérieure de notre esprit. Oui, Jésus est né, il a vécu parmi nous. Penchons-nous sur les paroles qu’il nous a laissées comme un héritage de gloire et de salut. Penchons-nous sur sa vie, avec toute la puissance de notre pensée, pour mieux le connaître et l’aimer. Ne nous arrêtons pas, lorsqu’il s’agit de lui, aux négations contradictoires des constructeurs de systèmes sophistiques. Ne nous arrêtons pas aux théories de ceux qui, sans nier son existence terrestre, veulent tout expliquer en Jésus : sa vie, sa doctrine et sa mission, par l’humain et font de lui, croyant le magnifier, un extraordinaire génie. Celui que nous appelons Notre Seigneur, en courbant les genoux et [/55] en élevant notre cœur, celui-là a vécu, homme parmi les hommes et Verbe dans le sein de Dieu, de sa naissance jusqu’à sa mort ; il règne encore aujourd’hui et règnera toujours sur les âmes qui l’ont reçu, et dans la Gloire céleste, vrai Dieu et vrai homme. * * * En dehors de la naissance, de la fuite en Egypte et de l’épisode des docteurs dans le Temple de Jérusalem, rien ne nous est connu de l’enfance et de la jeunesse du Rédempteur. Seuls, les Evangiles dits apocryphes nous présentent des récits qui ne sont peut-être pas tous erronés et consignent une tradition séculaire, respectable sans doute, dans ses grandes lignes. Ils sont l’œuvre de pieux écrivains, dotés de plus de foi que de discernement, ils sont pleins de banalités, de contradictions, d’un merveilleux enfantin plus ou moins incroyable. Ce sont, parfois aussi, des contes charmants; ils sont analogues, en moins prétentieux, aux apologies d’Apollonius de Tyane dont ils sont à peu près les contemporains. C’est pourquoi l’Eglise les a rejetés de son canon, ne les considérant pas comme des œuvres écrites sous l’inspiration du Saint-Esprit. La tradition évangélique nous met en contact avec la vie de Jésus au début de sa mission publique, lorsqu’il entreprend son œuvre fondamentale : projeter la lumière dans les intelligences et la charité dans les cœurs des hommes aveugles et endurcis. Il s’enfonce dans le désert pour jeûner et prier. Certes, la pure humanité du Christ n’avait nul besoin d’ascétisme, son union hypostatique avec le Père qu’il n’avait jamais quitté pouvait se passer de prières. C’est la première leçon qu’il nous donne, la plus profonde peut-être. [/56] Pour entendre la voix de Dieu, il faut le silence de l’âme et la contrainte des passions ; la communion avec la lumière divine s’accommode mal du bruit des cités et du tumulte des vanités humaines. C’est dans le recueillement et l’élévation de l’esprit vers la sphère éternelle que le Dieu intérieur, voilé par la Chute, se révèle, se crée en quelque sorte dans la conscience humaine et lui donne le pouvoir de faire les œuvres du Salut. Nous retrouvons Jésus dans le sillon du Précurseur. Jean prêche l’aube de la loi nouvelle ; il baptise dans l’eau du Jourdain pour préparer la voie de Celui qui doit venir, de Celui qui est venu, perdu dans la foule de ses auditeurs. Et Jésus écoute, lui l’omniscient ; il se tait pour infuser dans nos âmes l’humilité rédemptrice. Il se soumet au geste du Baptiste, il nous montre ainsi la nécessité de la purification, la nécessité du sceau divin pour avoir droit de cité dans la nouvelle Jérusalem. Et la confirmation de la mission Christique s’abat, tel un éclair, sur les eaux du fleuve comme jadis la grande voix du Verbe sur les eaux primitives : « C’est là mon Fils bien-aimé en qui j’ai mis toute ma complaisance ». C’est la contrepartie et le renouvellement du Fiat Lux de la Genèse. Consacré, à la face des hommes, par cette manifestation céleste, Jésus s’en va sur les routes et les sentiers de la Judée et de la Galilée pour frapper à la porte des cœurs. D’un mot, d’un signe, il entraîne à sa suite les Apôtres et les disciples sans qu’aucun d’eux ait une parole pour refuser le redoutable honneur qu’ils pressentent, peut-être, sans en peser les ultimes conséquences ; son charme surhumain opère sur l’émotivité avant de conquérir les entendements. Enfin, il parle, sa parole subjugue et émeut les foules ; il agit et les miracles fleurissent sous ses pas. Partout où il paraît, les puissances du mal [/57]sont ébranlées, regimbent ou se taisent. A sa seule présence, ou par des moyens en apparence inadéquats, les sourds entendent, les aveugles voient, les paralytiques marchent, les lépreux sont purifiés, les morts ressuscitent. Tous les partisans de la lettre des anciennes lois, les raisonneurs et les sceptiques s’attachent à ses pas pour le convaincre d’imposture et d’ignorance, ils sont confondus comme des enfants à l’intelligence encore débile. Nous le voyons aux noces de Cana changer l’eau en vin, miracle insignifiant par lui-même, symbole très net, cependant, de la révolution introduite dans la nature par sa naissance terrestre ; les choses indifférentes et neutres, quand elles ne sont pas mauvaises, sont devenues, par lui, le support de la grâce divine et de la béatitude surnaturelle. Dans le désert, il nourrit des milliers d’hommes avec quelques pains. Or, le pain qu’il donne n’est pas celui qui sort de la main du boulanger, c’est le pain du Verbe, le pain de la parole divine, préfiguration eucharistique, dont la manne du Sinaï était le reflet atténué. Il marche sur les eaux du lac de Génésareth comme sur une route légionnaire, car sa nature humaine, formée en dehors des conséquences de la Chute, est libérée des lois de la matière, son corps est glorifié par anticipation. il apaise les orages et les vents, car les éléments moins oublieux, dans leur inertie, que les hommes dans leur activité, n’ont pas méconnu les sonorités créatrices de la voix qui leur a livré les abîmes du néant et les carrefours de l’espace. Il monte au Thabor, et, comme jadis dans les eaux du Jourdain, la gloire transfigure l’homme et rend le Dieu tangible. Cette transfiguration ne vaut pas seulement pour Jésus, elle vaut aussi pour nous et le prosaïque Pierre voit, sans comprendre, [/58] comment la lumière est devenue le vêtement de l’homme régénéré, lorsqu’il s’écrie : « Maître, il fait bon ici » Mieux encore que sa divinité, le Christ nous montre les infinies tendresses de son cœur humain. Il s’émeut devant l’enfance et nous la donne en exemple d’humilité, d’innocence et de simplicité. Il pardonne à la femme adultère, d’un mot il sanctifie la pécheresse de Magdala, il pleure sur son ami Lazare et sur Jérusalem, il compatit aux larmes et à toutes les douleurs. Il fait rayonner la joie là où le malheur avait posé sa griffe. Il reçoit les pécheurs malgré la réprobation des puritains dont la vertu hargneuse, sous tous les cieux, est identique à elle-même et, par sa mansuétude, il remet dans la voie droite. Il est humilité, douceur, miséricorde; il voile les rigueurs de la justice immanente et distributive dans les replis de sa bonté ; il ne laisse éclater sa parole vengeresse que devant l’hypocrisie, l’orgueil et l’endurcissement maléfique des âmes dévorées par l’ambition et le lucre. Cette charité sublime doit nous toucher plus que tous les miracles. Les Juifs incrédules avaient besoin de signes pour éveiller leur foi, ils cherchaient le prophète capable de restituer sa gloire humaine et son hégémonie à la race d’Abraham. Notre foi, vivifiée par vingt siècles d’efforts, n’a pas besoin de signes, elle a besoin de douceur et d’amour, elle a besoin d’un Verbe pour y greffer le sien. L’humanité de Jésus va donc nous servir de soutien, elle est à notre portée immédiate. Si ses gestes sont le reflet d’une toute-puissance qui parfois nous échappe, ses paroles sont l’écho de notre norme originelle, le dictamen des consciences pures. En elles, nous puiserons la substance de notre pensée, car elles donnent le sens de la vie, l’orientation idéale vers la vérité perdue et retrouvée. Par les paroles et la [/59] doctrine de Jésus, le Dieu intérieur, déjà pressenti dans la retraite au désert, nous sera révélé en sa bénignité, voile étendu sur la puissance, et nous trouverons, enfin, le Dieu qui parle au cœur avant de s’implanter dans nos intelligences et nos comportements. * * * Nous pourrions suivre pas à pas le développement progressif des paraboles, des sermons, des réparties relatés par les Ecritures, prendre un à un les versets de l’évangile Johannique, l’évangile de la lumière, nous en imprégner jusqu’à saturation et extraire ainsi, de la moelle doctrinale, la figure de l’homme «déifié », de l’homme théandrique. Ce serait, peut-être, peine inutile, car l’ascèse est affaire personnelle, elle ne se commande pas ; elle doit se dérouler, pour être efficace, suivant le tempérament de chacun d’entre nous. Les paroles du Christ sont des diamants aux innombrables facettes, chaque homme les reçoit et les comprend par le côté qui lui est familier, par celui qui répond à sa vision intérieure, à la somme de sa sensibilité, de son entendement et à la puissance de sa volonté dans la recherche du bien. Notre être déifié procède de Dieu et de l’homme, comme le Christ Jésus, mais dans une proportion inversée. En Notre Seigneur, la divinité l’emporte et absorbe la nature humaine ; notre union avec Dieu par le Christ porte toujours le masque de notre personnalité particulière. Ainsi Dieu l’unique, immuable dans son essence, endosse la diversité spirituelle de ses adorateurs, il se donne à eux dans la limite et sous la forme de leurs possibilités. Il est donc plus raisonnable, pour connaître Jésus dans l’universalité de son enseignement, de nous [/60] porter, d’un coup d’aile, sur les sommets et d’en saisir le panorama idéal d’une hauteur où son unité transcendante laisse dans l’ombre toutes les particularités dont l’intellect humain peut le revêtir. Ce point culminant, ce sommet parmi d’autres, c’est le sermon sur la montagne, l’énonciation des huit béatitudes. * * * Les huit béatitudes du Christ composent une gamme merveilleuse de l’harmonie divine et humaine ; elles sont l’Absolu infusé dans le relatif. Jésus gravit la montagne, il veut arracher ses disciples et la foule aux miasmes rampants de la plaine passionnelle, car ils étouffent les intelligences et paralysent les volontés. Il leur parle dans l’air des cimes plus proche de l’immarcescibilité divine. Ecoutons et comprenons : « Bienheureux les pauvres en esprit » ! Parole si souvent ridiculisée, trop profonde et sublime pour être comprise par les sots, les primaires et les âmes cupides adoratrices du veau d’or. Les pauvres en esprit ne sont ni des miséreux, ni des ignorants, ni des niais. Ils foulent aux pieds les contingences terrestres pour s’assurer la possession du royaume promis par Jésus. Ce royaume de Dieu est intérieur à l’âme, inviolable, interdit aux puissances du mal; les trésors de la Sagesse et de la Charité du Verbe y sont entreposés et il peut être une réalité dès ici-bas. Pauvres en esprit! Le pauvre a besoin, il n’a rien, ou si peu, mais il désire ardemment posséder et il s’ingénie pour résorber son indigence, car il se sent dans le vide et veut une certaine plénitude. Il y a peu de pauvres résignés, sinon parmi les esclaves et les vaincus, trop enclins, toujours, à proclamer la stérilité des efforts. Le désir de la possession [/61] est légitime, la propriété est un support de nos pensées et de nos actes, mais tout dépend de l’objet de nos aspirations... L’homme est créé pour une fin spirituelle, son seul souci doit être l’établissement de sa personnalité sur des bases inébranlables. Les richesses périssables n’ont aucune commune mesure avec son âme ; ce sont des moyens propres à faciliter sa tâche essentielle. Si son activité s’exerce uniquement à conquérir les moyens, il perdra de vue sa fin et la placera inéluctablement dans les moyens. Or, ceux-ci sont inutiles si la fin n’est pas atteinte. Tout l’or du monde ne donnera pas la vérité, tous les joyaux des rois ne pèsent rien dans la balance de la justice. Tous les biens matériels s’évanouissent tôt ou tard, comme une brume légère au soleil. Soyons pauvres en esprit pour être riches en vérité, en beauté, en amour. Sans rien mépriser, puisque tout a été mis à notre portée pour épauler nos efforts, détachons-nous de toutes les contingences, soyons indifférents aux biens physiques, aux satisfactions instinctives et passionnelles, au luxe, mol oreiller de la paresse et de l’égoïsme. Profitons de tout, mais ne nous attachons à rien. Nous sommes, ici-bas, comme le voyageur qui passe ; il n’emporte rien des paysages contemplés, sinon un peu de poussière à sa chaussure. Nous n’emporterons rien de nos richesses accumulées, à p art, peut-être, un peu d’amertume de nous être laissés posséder par elles. De quoi serons-nous capables dans la voie du bien, si nous voulons entasser des richesses, si nous nous lions à nos instincts, à nos besoins, à nos passions ? Les richesses sont des fers dorés, elles entravent la vraie liberté. Les passions sont insatiables, elles renaissent plus impérieuses avant d’être assouvies. Notre vie entière sera une longue poursuite de la matière, une descente perpétuelle vers les lieux infé-[/62]rieurs où nulle lumière ne pénètre et n’éclaire les masques individuels. Soyons pauvres en esprit et montons vers les cimes. Le pauvre en esprit est tempérant, il prend des moyens la seule quantité nécessaire à l’obtention du but. Il n’est pas envieux, il ne désire rien en dehors de ses propres ressources. Il n’a point de haine, il ne dispute rien à personne. Il est à la fois juste et miséricordieux, car il donne à chacun ce qui lui est dû et donne aussi ce qu’il a. Il donne non seulement de son superflu, mais de son nécessaire. Il a ainsi la paix en lui, car toutes ses pensées et tous ses actes portent le sceau de la pauvreté consentie qui est le sceau de l’unité. Il possède la paix, car la guerre est l’inévitable reflet des intérêts particuliers, des convoitises et des possibilités physiques d’assouvir les appétits. Il possède la paix et l’impose à son entourage par l’exemple jamais atténué de ses comportements désintéressés. Et l’humanité, de proche en proche, illuminée par lui, goûtera la paix universelle et la sérénité. Elle créera sa destinée en s’arrachant au destin fatal de la nature, les vices capitaux n’auront plus de prise sur elle et feront place aux vertus cardinales. Bienheureux les pauvres en esprit ! Bienheureuses les nations où ils seront majorité ! Dès cette terre, en attendant l’éternelle béatitude, elles seront dans le royaume de la divine lumière. Voilà le contenu de la première béatitude, elle est à la base de toutes les autres, elle les résume et les contient, elle est l’assise fondamentale de l’harmonie humaine. C’est pourquoi Jésus la place au seuil de sa prédication pour exprimer la totalité du salut, car tout le reste est corollaire et développement. Continuons néanmoins, pour nous imprégner jusqu’à saturation de la parole salvatrice. [/63] Bienheureux les doux ! A ceux-là, la terre ; la terre promise, la terre du salut, que personne ne peut leur enlever ; le point d’appui où se pose le levier de la gloire divine et dont les bases sont inébranlables. Elle n’a point de frontières humaines pour la fragmenter dans l’espace, car la terre du Christ, comme le royaume de Dieu, n’est pas de ce monde. Elle ne comporte ni tien, ni mien, elle est à tous et contenue tout entière dans l’intimité du cœur. Les doux ne connaissent donc pas la colère, ni l’envie, ni la haine ; ils n’emploient pas la violence ou le rapt pour obtenir ce qu’ils ne convoitent pas. Ils n’ont rien, du reste, à convoiter, puisque la possession dont le Rédempteur fait état est totale, juste et équitable pour chacun et pour tous. Bienheureux ceux qui pleurent, ils seront consolés ! La douleur s’enfuit comme un torrent, elle s’écoule entre les rives humaines pour se jeter dans le fleuve éternel où les remous du temps sont inconnus. La douleur n’est pas seulement une expiation, elle est aussi l’enclume sur laquelle le marteau de Dieu forge les âmes fortes. La douleur n’est pas un mal en soi, un édifice entre les murs duquel l’homme est condamné à une géhenne sans espoir, elle est le vestibule nécessaire du palais de la joie, un feu purificateur et sur sa trame subtile sera tissée la robe nuptiale des noces éternelles. Bienheureux ceux qui sont affamés et ont soif de justice, parce qu’ils seront rassasiés ! Les ambitieux sans scrupules, les violents, les égoïstes conçoivent la justice à leur niveau, suivant leurs intérêts du moment : la justice, pour eux, c’est la satisfaction de leurs passions, de leurs convoitises, de leurs instincts individuels. Peu leur importe si leurs actes brisent les innocents, les timides, les faibles ; ils méprisent la justice immanente, organe de l’équilibre définitif [/64] pour se confiner dans un égoïsme sans merci. Ceux-là seront brisés à leur tour, ils auront faim et personne ne se lèvera pour les rassasier, ils auront soif et leur langue desséchée, par les chocs en retour du fatum, adhérera à leur palais. Le Juste, lui, a soif d’équité ; il agit toujours dans une justice distributive en accord harmonieux avec la justice immanente ; il souffre lorsque le rapport entre les deux est violé, mais sa soif sera étanchée au delà du possible, car la justice, un jour, embrassera la charité. De rigide, elle deviendra souple, pour s’insinuer dans le cœur de ses amants; réticente et partiale par le fait de l’impie, elle deviendra universelle et souveraine. Comme une source pure, elle coulera dans les jardins de la nouvelle Jérusalem et chacun pourra s’y abreuver sans le souci de léser son voisin, car, sortie du cœur de Jésus, la fontaine de justice est intarissable. Bienheureux les miséricordieux, car ils moissonneront la miséricorde ! Bienheureux ceux qui pardonnent et ceux qui ont pitié, ceux qui s’émeuvent à la douleur d’autrui, ceux qui donnent de leur substance physique et spirituelle jusqu’à s’épuiser. Ceux-là ne seront pas jugés selon la loi des cœurs glacés, car le miroir immaculé du Verbe reflétera leur bonté. Ils seront justifiés par leur miséricorde et leur piété; le feu d’une âme miséricordieuse et pitoyable fait fondre les rigueurs de la plus inflexible justice. Bienheureux les cœurs purs, ils verront Dieu ! La pureté du corps, enlevé aux étreintes des matières viles, la pureté de l’intelligence exempte du reflet des pensées mauvaises, la pureté des volitions arrachées aux réflexes de la bête, toute cette pureté est inaccessible aux cœurs souillés. Le cœur est la source de la vie et son régulateur, une urne où se distillent et d’où s’écoulent les appétits, les désirs, les sentiments qui construisent le relief, beau ou laid, [/65] de notre existence tout entière. Suivant la qualité du cœur, notre vie sera un chef-d’œuvre ou une caricature, une statue vivante taillée dans le marbre de la sérénité, ou un repoussoir dont le Verbe se détournera avec horreur au jour de la confrontation universelle. Seuls les cœurs purs, auxquels toute vilenie est inconnue, seront admis à la vision béatifique, car la face auguste du Père ne peut souffrir en sa présence aucune hideur, aucune déformation. La laideur, à tous ses degrés, ainsi, jadis, parla Diotime, est inféconde ; elle ne peut se complaire à l’amour dont la Trinité Sainte est le pôle attractif. Bienheureux les pacifiques, ils seront appelés les fils de Dieu. Le Dieu des armées est aussi et surtout le Dieu d’amour et de miséricorde ; ses armées sont celles de la paix : au lieu de la compromettre, elles la consolident. Le Verbe est le prince de la Paix, ses seuls adversaires sont le mal et les méchants, ils luttent contre eux en opposant à la colère la patience, à la haine l’amour, à l’injustice l’équité. Les pacifiques, comme Lui, aiment la paix, ils la désirent et la veulent. Vouloir la paix, ce n’est pas courber le front devant les puissances maléfiques, c’est aimer le bien par dessus tout et l’amour est toujours un acte. Car la paix n’est pas un repos, une paresse qui dispense de l’effort, une veulerie devant le danger. Elle suppose la possession du Vrai, du Beau et du Bien et toute possession comporte un effort pour saisir et conserver, une tension de tout l’être. C’est pourquoi les pacifiques luttent, avec le Verbe, contre toutes les formes du mal : erreurs des intelligences dévoyées, violences liberticides et sanglantes des volontés mauvaises. Bienheureux sont-ils ! car leurs âmes et leurs corps sont calmes, insoucieux des contingences étrangères à la volonté, ils savent qu’elles seront emportées du soir au matin, par le [/66] tourbillon de l’esprit. Ils ne rêvent pas de rapines, de plaisirs et d’honneurs, tout leur bien est en eux, des monceaux d’or ne sauraient rien y ajouter. Leur joie est d’aimer, leur honneur de servir la cause de la paix. Ils sont pacifiques, parce qu’ils ont conquis la paix intérieure, cette paix intime sans laquelle toute paix entre les hommes est précaire et sans appui. Les fauteurs de désordre et de guerres fratricides, les tueurs de la paix sont à courte vue, parce que la colère, la haine et la violence, comme la force brutale, sont aveugles-nées ; ils se sont voués aux puissances ténébreuses inférieures. Les pacifiques, les constructeurs de la paix, voient loin et juste, parce qu’ils sont dans la lumière ; leurs seules armes pour combattre sont persuasion et charité. Ils sont vraiment les fils du Dieu d’amour et de miséricorde. Lorsque la majorité des hommes seront pacifiques, alors les pacificateurs se lèveront pour semer la concorde dans les âmes ulcérées, la douceur dans la brutalité, la mansuétude dans le champ de la colère. Ils établiront, peut-être, la paix universelle et consacreront sur la terre la parole du Christ : « Beati pacifici. » (1) Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, le royaume de Dieu est à eux ! Dans tous les temps et sous tous les cieux les justes ont été honnis, méprisés, persécutés, parce que la justice est une injure et une accusation perpétuelles jetées à la face des compromissions coupables, des népotismes ; elle va à l’encontre des intérêts individuels et des exactions où se complaisent les hommes. Le juste est un phare, il souligne le visage grimaçant de l’injustice : il faut l’éteindre. Mais l’impie passe, ne laissant bien souvent qu’un souvenir exécré et la justice est [/67] immortelle. Le temps de la persécution est court, elle se manifeste dans un rythme toujours instable, car elle retombe le plus souvent sur ses auteurs, fût-elle endémique ; la parole du Christ est là, du reste, pour nous rasséréner. Le royaume des cieux est aux persécutés comme un héritage inaliénable et imprescriptible. Plus les délais seront lointains et compliqués de souffrances, plus il sera beau à celui qui sort des mains de la douleur. Tel est le discours sur la montagne, compendium éblouissant de vérités premières, sorti de l’intelligence divine et du cœur humain de Jésus. Le divin et l’humain s’y unissent dans un rythme sans dissonance comme dans un chœur bien orchestré. Le premier y participe en raison directe du second, dont il est l’harmonie, et celui-ci se sert du premier comme d’une trame pour virtualiser la mélodie de son ascèse. Le Christ commence par nous fixer le point d’aboutissement de nos efforts vers la lumière spirituelle, il nous promet le royaume du ciel. Mais, pour y parvenir, la voie est rude, inconnue, douloureuse ; il nous accompagne pour nous éviter les erreurs de direction et les chutes ; comme le psychopompe des antiques mystères, il suit pas à pas le pèlerin de l’Absolu. A chaque palier de l’ascension, il nous confirme dans une vertu et la rend efficace par une promesse nouvelle. Il veut ainsi augmenter la tension volitive vers le but primitivement établi. C’est pourquoi la promesse s’élève avec la pensée et s’harmonise avec la réalisation obtenue. Aux doux, il promet la terre, escabeau de la gloire ; à la vertu des larmes, la divine consolation ; aux affamés le rassasiement de la justice ; aux miséricordieux, la miséricorde elle-même, cet antidote de la Némésis humaine ; aux purs, il accorde la vision [/68] béatifique, le nimbe des immaculés ; enfin, aux pacifiques, aux réalisateurs de la sérénité, il donne la filiation divine, il les crée héritiers présomptifs du royaume. Jésus pouvait-il nous accorder quelque chose encore ? Rien, car il nous appartient, et à nous seuls, de justifier la présomption de Dieu par des actes. Alors, comme dans la tonalité des sons physiques, le Christ revient à son point de départ, il couronne la gamme divine par un don identique au premier, mais sur un mode complémentaire, absolu par rapport aux autres. Il remet solennellement et légitimement, par une sorte de dévolution, à la fois élective et raciale, le royaume entre nos mains : « Quoniam ipsorum est regnum ». (2) Ici, le royaume n’est plus un but lointain, une perspective encourageante sur la voie de la conquête, c’est une réalité présente, tangible, impossible à remettre en cause, car celui qui scelle sa vie des douleurs injustifiées de la persécution acquiert le royaume dans toute son étendue et sa signification ; aucun ravisseur ne peut interposer sa main sacrilège entre lui et son bien définitif; le royaume, dès ici-bas, est dans son cœur de chair, dans son esprit de lumière : le pacte avec Dieu est devenu irréformable. Tout le cœur du Christ est ramassé, mis à nu dans les béatitudes, éclairé par les splendeurs de sa déité. Nous sentons l’homme qui s’apitoie sur la misère humaine, le Dieu qui réconforte et, d’un geste, indique la voie de la lumière, le Dieu fort entre les forts, mainteneur de la faiblesse, parce qu’il l’aime, la porte dans ses bras jusqu’au seuil de l’éternelle joie. Jésus n’eût-il rien ajouté à ces sublimes paroles, par elles seules il nous eût révélé toute la grandeur de sa mission terrestre, le dessein conçu par Dieu à travers le mystère de l’incarnation. [/69] * * * Mais il a prononcé aussi des paroles amères, des malédictions qui retentissent dans les tréfonds de notre conscience comme des jugements sans appel. Nous, pécheurs, nous pouvons toujours appeler de la justice à la miséricorde et de la miséricorde à la gloire, mais les maudits n’ont aucun recours. A-t-il rejeté définitivement une partie des humains voués au dam éternel ? Non, son amour, infini comme sa pensée, est égal pour tous. Il a maudit le mal, aux racines devenues indestructibles lorsqu’elles ont poussé dans le terrain stérile des cœurs endurcis. Il a maudit la haine, l’envie, l’avarice, l’orgueil, il a maudit les sept péchés capitaux dont beaucoup d’hommes sont les esclaves, des esclaves délibérément attachés à leurs chaînes, parce qu’ils les considèrent comme la ligne de force de leur activité vitale. Ouvrons l’évangile de Luc au chapitre VI (versets 24 à 26), nous y lisons : « Malheur à vous, riches, parce que vous avez déjà reçu votre consolation! Malheur à vous qui êtes rassasiés, parce que vous aurez faim ! Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez ! Malheur à vous quand tous les hommes vous loueront, car leurs pères se sont ainsi comportés avec les faux prophètes ! » Malheur sur vous, mauvais riches ! Vous avez lutté pour acquérir des trésors périssables, vous luttez pour les conserver et les multiplier sans cesse, car vous craignez de les perdre, de voir la terre se dérober soudain sous vos pas. Vous accumulez de l’or et des joyaux ; les ressources produites par le travail des autres, et vous voudriez attirer à vous toute la richesse du monde, de crainte de la voir aux mains [/70] d’autrui. Vous croyez posséder et vous êtes possédés. Vous êtes attachés à vos biens par un infrangible lien, celui de la convoitise, de la peur et du doute. Vous avez perdu votre libre arbitre, vous êtes esclaves comme tous les fils de l’avarice et ceux-ci n’entrent point dans le royaume de Dieu. Vous êtes attachés et vous ne vous libérerez jamais. La convoitise est insatiable, elle désire toujours plus ; la peur vous tenaille et vous ne donnerez jamais rien de votre substance aux affamés, vous arracherez plutôt à ceux qui n’ont rien. Le doute vous ronge, car vous n’avez aucune confiance dans l’infini, vous avez placé votre foi dans les trésors de la terre. Vous ne vous appuierez jamais sur l’éternel, vous êtes étendu sur l’éphémère et Vous voudriez le rendre immortel. En vérité, vous avez reçu votre récompense, puisque vos désirs ne vont pas au-delà de la possession qui vous asservit. Mais cette récompense sera pour vous, au jour du jugement, un fardeau insupportable et une immense pénurie. Des deux plateaux de la balance divine, l’un vous trouvera trop lourd et l’autre trop léger ; l’un vous dira trop et l’autre pas assez. Vous descendrez alors en vous-même et, au fond de votre vide spirituel, vous trouverez seulement votre cupidité pour vous entraîner vers les lieux inférieurs où votre c1our est resté, prisonnier de votre or inutile. Malheur à vous qui êtes rassasiés, car vous aurez faim ! Le rassasiement frappé de malédiction par Jésus est l’antithèse de celui offert par la quatrième béatitude, il en comporte la négation. Voici le réquisitoire tragique de la réprobation éternelle : Vous avez nié Dieu et ne voulez plus vous nourrir de sa parole, que vous reste-t-il ? La matière. Vous vous êtes abandonné au matérialisme le plus abject et, comme il vous faut un Dieu, votre corps est devenu votre Dieu : « quorum Deus venter est », (1) [/71] dira St-Paul. La nourriture du corps, c’est le pain et tous les fruits de la terre. Vous vous en repaissez aujourd’hui jusqu’au vomissement, pour recommencer demain et toujours. Votre corps est votre unique préoccupation ; non seulement il est rassasié, mais il est repu, car vous voulez le conserver et l’accroître pour lui donner la force de satisfaire à ses désirs renaissants. La nourriture et la nausée de l’ivresse, voilà le culte que vous rendez à votre dieu. Plus vils que l’animal dont la voracité est naturelle, vous voudriez porter vos appétitions désordonnées jusqu’au niveau de l’infini atrophié qui gémit au fond de votre chair. Mais vous aurez faim lorsque le pain de la terre échappera à votre dieu tombé en poussière. Malheur à vous ! vous aurez faim de la Parole, elle restera muette ; vous aurez faim de la justice et de la miséricorde et vous trouverez vos iniquités ; vous aurez faim de la lumière et vous rencontrerez les ténèbres ! Malheur à vous qui riez, car vous vous lamenterez ! Vous riez, vous vous abandonnez à la joie de la terre, parce que, pour vous, le royaume de Dieu est une chimère. Pour l’obtenir, il faut faire des efforts, considérer la vie humaine comme un labeur perpétuel ; vous riez, non pas pour vous détendre du travail, mais pour accabler de vos sarcasmes ceux qui peinent; vous riez à la souffrance et à la misère au lieu de les soulager ; votre vie est un rire perpétuel, vous vous épanouissez aux futilités, les choses superficielles seules vous agréent. Vous voyez les fleurs vénéneuses qui croissent sur les bords de l’abîme parce que vous regardez toujours à vos pieds, sans jamais considérer les cimes. Vous n’avez jamais le temps de penser, de prier, d’agir ; vous riez. Malheur à vous, car vous pleurerez lorsque vous ne trouverez rien au fond de votre âme que l’insouciance animale [/72] et le vide creusé par la paresse et la passive facilité. Malheur à vous, lorsque tous les hommes diront du bien de vous, car leurs pères faisaient ainsi avec les faux prophètes ! Pour recueillir tous les suffrages, il faut emprunter le courant vulgaire, flatter les instincts, les passions, se mettre à la remorque des erreurs et des superstitions, cacher la vérité éternelle trop ardue et impérative, pour lui substituer une vérité apparente purement humaine, dont la mesure exclusive est l’animalité. Il faut faire chatoyer aux yeux de la foule et des fausses élites la lumière née de la Chute, la lumière dont la fluorescence factice révèle seulement les choses matérielles, objet immédiat des sensations faciles et réputées bénéfiques ; présenter à chacun le mirage trompeur de son individualité égoïste comme la fin adéquate de la personnalité et la satisfaction des petits désirs quotidiens comme le but de toute une vie. Ainsi font les faux prophètes, les bergers mauvais de l’humanité ; ils magnifient leurs bassesses et leurs mesquineries pour les imposer à tous. Les applaudissements crépitent à l’unanimité, car la foule, encline au stupre, se réjouit de sa glorification. Or, l’encens prodigué par la foule inconsciente conduit à cet orgueil sans grandeur qui a nom vanité ; il est le piédestal d’une déification fallacieuse, d’une contrefaçon de la béatitude prêchée par le Rédempteur sur les bases de l’humilité et de la charité. Malheur à vous ! enfouis dans la gloriole comme dans un in-pace, vous rejetez avec dédain la gloire de Dieu, elle vous est close à jamais. Malheur sur vous ! car vous interdisez le désir et l’accès de la sainteté à vos auditeurs et à vos thuriféraires. Malheur, trois fois malheur sur vous, ô sépulcres blanchis ! la mort elle-même s’est retirée de vous pour faire place à quelque chose d’innommable dont [/73] le néant est à peine une clignotante image. Vous ne vous reflétez plus sur l’horizon de la mémoire divine, vous êtes enveloppés dans les bandelettes de l’oubli. Ainsi, des béatitudes et des malédictions proférées par Jésus, nous pouvons retirer toute la substance éternelle de son enseignement. Par l’opposition des unes aux autres, nous parcourons tout le cycle de la miséricorde et de la justice pour aboutir toujours au règne de la Gloire. * * * Qu’avions-nous besoin de relater ses miracles, ses gestes purement humains et les modalités historiques de son passage au pays d’Israël pour nous confirmer dans la véracité de son existence et de sa mission ! Les paroles du Christ n’ont pu sortir ni de l’intelligence des philosophes, ni de l’imagination des pêcheurs Galiléens; les hommes à l’entendement alourdi de la Judée asservie, de l’Egypte déchue, de la Grèce en vasselage ou de la Rome impériale étaient incapables de les prononcer. Dans leur simplicité splendide, elles sont aussi plus vraies et plus belles que les chants d’Orphée et les dialogues de Platon, que les éthiques d’Aristote et les propos de Socrate, plus humaines que les fulgurations de Moïse. Elles sortent de la pensée d’un Dieu et du cœur du plus grand de tous les hommes, elles sont conçues tout entières sur un thème divin. L’Homme-Dieu a habité parmi nous, son Verbe nous transporte au fond de la Sagesse, de la Bonté, de la Beauté et de l’Amour. En lui, la crainte et la rigueur s’évanouissent ; la charité, la foi et l’espérance ressuscitent ; la voie des saints est ouverte. Louange et adoration sur Lui, car en Lui résident la royauté, la puissance et la gloire dans tous les siècles. Amen !     [/74] VII TOUT EST ACCOMPLI (CONSOMMATUM EST) (Jean 19. 30) Dans l’incarnation, l’infini avait accepté et réalisé son union avec le fini. Il avait donc énoncé la communauté de leur essence, en normalisant leurs relations sur la base de l’idée de l’Etre. Vie universelle, il avait revêtu la vie individuelle pour affirmer l’identité radicale de toute vie et valoriser celle-ci sous tous les aspects empruntés de la conscience. Par son sacrifice, il va vaincre la mort elle-même, le néant, vers lequel s’achemine la créature en proie aux étreintes du mal. La mort avait reçu son aiguillon au jour de la Chute édénale, le drame de la croix en brisera l’acuité. Le Christ, après avoir assumé de subir, jusques et y compris la mort, les apparentes modalités du contingent, en assure ainsi la sublimation et rend vaines les conséquences cataboliques. La mort du Verbe, dès lors, nous apparaît comme une consommation, comme le parachèvement du geste divin. Elle a construit pour notre intelligence un phare immortel, car du Golgotha jaillit une lumière intarissable qui éclaire la route ouverte par le Saint-Esprit au moment de son opération dans le sein de la Vierge-Mère. Voilà pourquoi le sacrifice du Logos a été jugé utile et nécessaire par la Providence, bien que l’essence même de la Rédemption fût contenue tout entière dans l’Incarnation. Il fallait, en effet, un sceau [/75] irréfutable, un signe concret pour la rendre évidente à l’œil le moins clairvoyant. Dans les choses humaines, embrasser une idée, joindre un parti, est déjà une preuve tangible de la vitalité qui les anime ; mais ils ne reçoivent pas toute leur efficacité rayonnante si des dévouements et des sacrifices ne viennent leur conférer une espèce de pérennité. C’est pourquoi les martyrs scellent leur foi avec leur sang ; les savants se dévouent, au péril de leur vie, pour le triomphe d’une idée. * * * Le sceau de la Rédemption est-il constitué par l’agonie du Gethsémani et le sang du Christ répandu sur le gibet ? Il est constitué surtout par la signification transcendantale de la mort de Jésus. La douleur et le sang sont des corollaires inévitables et découlent de l’humanité du Rédempteur. La mort sanglante et ignominieuse a été choisie pour satisfaire à l’idée humaine du sacrifice, dans son intégralité ; tout le reste est symbole du sceau invisible gravé dans le monde de l’esprit. Examinons de près les critères de nos affirmations. Les hommes inspirés qui, les premiers, ont eu recours aux sacrifices sanglants, sacrifices humains ou sacrifices d’animaux, ont-ils considéré le sang comme un purificateur ou un régénérateur ? Non, sans doute. Ces sacrifices étaient-ils, d’autre part, la simple expression de la loi du talion, cette justice élémentaire qui proportionne la réparation ou le dam au crime ? Pas davantage. Dans tout être organisé, le sang est le véhicule de la vie. Répandre le sang, c’est donc, en quelque sorte, rechercher dans la mort l’explication de la vie, ou plutôt, c’est exprimer par la mort la croyance à la vie. [/76] Répandez votre sang pour une idée, sacrifiez volontairement votre vie pour une cause et vous affirmerez, sans aucune ambiguité, votre foi dans la vie par delà la mort ; à vos propres yeux, comme à ceux de tous, vous triompherez de la vie physique et passagère en empruntant la porte de la mort. Ainsi conçue, la mort retrouve sa signification primitive ; ce n’est plus une fin désespérante, c’est une transformation, une heure douloureuse par la rupture des attaches matérielles cataboliques, dans laquelle l’homme dépouille son vêtement de chair pour recevoir le vêtement spirituel, ce n’est plus qu’un couloir étroit et sombre ouvert sur l’infinie et éclatante lumière. En vertu de ces principes, dont l’universalité humaine ne fait pas de doute, le Christ devait mourir pour consommer son acte rédempteur. Si, en effet, à Bethléem, il remet la vie dans son état édénal, par ce fait, il devient la Voie ; il doit donc nous montrer comment rétablir l’équilibre compromis et placer les repères du pèlerinage terrestre. Le Calvaire est le lieu où se révèle le mystère de la vie; c’est le lieu d’une nouvelle naissance, d’une renaissance définitive dans la mort à la vie purement matérielle. Par la croix, Jésus appose sur l’humanité le sceau de la nouvelle alliance du fini avec l’infini. C’est pourquoi, avant d’expirer, il peut dire : « Consommatum est ». (1) * * * Les quatre évangiles s’étendent longuement sur la passion du Rédempteur, depuis l’ultime pâque et l’agonie morale du jardin des Oliviers jusqu’au dernier soupir du sacrifice volontaire. Nous ne les suivrons pas le long de la voie douloureuse dont chaque étape, depuis vingt siècles, a été vécue par tous les véritables disciples de Jésus. C’est la voie douloureuse qui nous poursuit comme un cauchemar d’hor-[/77]reur et de détresse, d’où s’échappe enfin la lumière du salut et la sérénité des saints. Ouvrons pourtant le texte sacré et essayons de nous confirmer dans ce que nous avons dit déjà. Tout, dans le sacrifice sanglant du Verbe, est un symbole de la révolution dans l’invisible. Le soleil voile sa face, la terre tremble et s’émeut, elle se couvre de ténèbres, La terre est condamnée, la terre de la Chute qui a reçu l’empreinte des pas de Dieu sans en reconnaître la trace ; elle est condamnée à n’être plus que le support de la gloire divine jusqu’au jour où tous les hommes de bonne volonté n’auront plus besoin de son appui. Le voile du Temple se déchire et le Saint des Saints, ce lieu redoutable inconnu des mortels, se révèle à leur vue. Ah ! combien le symbolisme, ici, est profond ! Le voile de la conscience humaine est soudain replié et la lumière envahit, d’un seul élan, l’ombre ténébreuse des aveugles-nés ; aucun d’eux ne peut plus l’ignorer s’il ne ferme ses yeux prêts à s’ouvrir, elle resplendit et s’impose à l’attention. La loi de mort est périmée, l’Absolu se présente de lui-même à la porte des entendements pour y reprendre sa place normale. Le Christ expire entre les deux larrons. Il meurt pour l’universalité des hommes, pour ceux qui acceptent la rédemption et pour les négateurs ; l’infini attire à lui le fini et repousse le néant dans son linceul de ténèbres. Les deux larrons sont le symbole de l’esprit humain postcatabolique avec ses deux tendances antinomiques : la tendance au bien ou liberté primitive harmonique, endormie sous la tendance au mal ou liberté individuelle désharmonisée. Ils sont encore le fini substitué jadis à l’infini dans la norme involutive de l’esprit, l’appétition finale du néant, oppo-[/78]sée à l’ascèse vers l’être et la vie. Le Verbe, par sa mort entre les deux tendances contradictoires, confirme l’une et abandonne l’autre au seuil de son royaume ; il laisse la terre condamnée aux hommes de mauvaise volonté ; à ceux qui ont foi, il donne la paix du cœur, introductrice des élus dans les jardins du nouvel Eden. Le courant créé dans l’invisible par la tragédie adamique se trouve ainsi brusquement arrêté pour les uns et, pour les autres, doit fatalement s’épuiser en de vains tourbillons avant de venir se perdre dans le gouffre des contingences. Le Christ, par la mort acceptée et subie, se révèle, se proclame comme le moyen terme nécessaire où se résolvent toutes les antinomies, comme le lien inéluctable entre les modalités finies du non-être et l’essence infinie de l’Etre. Il affirme, sans négation ultérieure possible, l’identité du Bien et de Dieu et la parité du mal avec le néant, toutes choses qui seront vérifiées dans un instant, car, dans ce drame auguste, rien n’est laissé à la déduction ou à l’interprétation fantaisiste des foules. En effet, le Christ meurt sur la croix. Or la croix est le symbole, entre bien d’autres, de l’unité rayonnante du Père, elle est le centre vivant et l’armature de toute la création, elle s’irradie dans quatre directions différentes, diamètres du cercle universel, manifestation du Logos. La tête de Jésus, siège de son intelligence, repose au point central, tandis que son corps embrasse les quatre rayons comme pour ramener la manifestation dispersée à son unité primordiale, suprême identité du tout dans le tout lui-même, unification de la diversité dans l’unicité radicale de l’Etre. Le Christ, enfin, est mis dans un tombeau neuf ; voilà le signe par lequel la loi de mort est, comme nous l’avons dit, non seulement périmée, mais [/79] abrogée dans son ultime conséquence. Le Christ rédempteur n’est pas couché dans un sépulcre de mort, il est placé dans le pallium de la résurrection. Jésus n’est point, selon la vieille formule biblique, réuni à son peuple ; il va chercher les nations endormies dans la mort pour les ramener avec lui dans la lumière de la vie éternelle. « Descendit ad inferos », (1) mais c’est pour en ouvrir les portes et en briser les murailles. * * * Le Christ est né, le Christ est mort. La Vie est rénovée par sa naissance et scellée par sa mort dans sa pureté originelle. La rédemption a-t-elle dit son dernier mot humain ? Oui et non. Oui, car la voie est nette pour la réintégration et la lumière luit dans tout son éclat ; non, car il nous manque, peut-être, sinon la preuve métaphysique, du moins la preuve tangible que le fini et l’infini sont identifiables dans l’idée de l’Etre. Cette preuve nous est fournie par la résurrection de Jésus. Le Christ est ressuscité, il a laissé dans son tombeau et la mort et la vie, la vie matérielle reçue dans le sein de la Vierge-mère. Son corps est devenu glorieux, impassible, incorruptible. Le fini et le contingent se sont assimilés à l’infini et à l’absolu dans la mesure de leur capacité. Ils ont perdu dans leur ascèse toutes leurs déterminations limitatives, et sont confirmés dans le centre de l’unité. En d’autres termes, ils ne sont plus circonscrits par l’espace et le temps, ils deviennent transcendants à ces données intellectuelles et participent désormais au mode éternel, non pas qu’ils se manifestent en tout identiques à Dieu, mais en ce sens qu’ils évoluent dans l’éternité comme dans leur milieu naturel. [/80] Les apparitions du Christ à ses disciples soigneusement enfermés sont, pour les croyants, une preuve matérielle de cette métamorphose ; Jésus ressuscité n’est plus soumis au monde des trois dimensions ; il échappe à ses lois comme, jadis, sur le lac, il échappait aux lois de la pesanteur en vertu de sa nature edénale. Mais la preuve idéale leur est donnée par l’ascension du Rédempteur qui, sa mission accomplie, retourne à la source de la Vie, dans la lumière ineffable qu’il n’a jamais quittée et qu’il rayonnera désormais, en nos consciences rénovées, par le ministère du Saint-Esprit. Tel est le mystère de la rédemption humaine. Commencée dans le sein de Marie, par l’incarnation du Verbe, et déjà complète dès ce premier geste divin, elle évolue cependant jusqu’au sacrifice du Logos et jusqu’à la glorification de sa nature humaine. A chaque étape de sa réalisation, elle mûrit notre foi, sanctionne notre espérance et ratifie notre amour. Et lorsque tout est consommé, lorsque le Christ est réintégré dans la lumière, l’œuvre de l’unité est complète, le cycle de la dispersion spirituelle est révolu ; le temps, rapide ou lent, au gré de nos désirs, n’est plus que le sillage de l’immortalité.     [/81] VIII NOUS AVONS VU SA GLOIRE (ET VIDIMUS GLORIAM EJUS) (Jean 1. 14) Comme l’apôtre inspiré, nous avons vu ta gloire, ô Christ ! depuis ta naissance dans l’humilité de Bethléem jusqu’à la splendeur de ta résurrection. Nous avons surpris les g estes et les miracles de ta surhumaine tendresse. Nous avons entendu tes paroles, elles ont résonné en nous comme des appels d’éternité. Ta Sagesse, ta Force et ta Beauté étaient de Dieu et restent, pour nous d’un Dieu, malgré le masque de chair dont tu les as revêtues pour les manifester. Ta Puissance et ta Sagesse sont comme absorbées par ta Beauté ; tu es beau, Maître, parmi les enfants des hommes, la majesté du Verbe rayonne sur ton visage. C’est pourquoi l’humanité qui se plaît à la laideur t’a cloué sur la croix du Calvaire ; mais tu es plus beau sur ton gibet que, petit enfant, dans les bras de ta mère, car la douleur est l’auréole de la beauté. Ta gloire et ta grâce ont résisté au temps, elles ne sont pas du temps. Elles remplissent encore le cœur et les yeux de tes fidèles, comme elles ont rempli, au jour de ton supplice, le cœur et les yeux voilés de larmes des saintes femmes. Pourquoi es-tu aimable et beau, ô Jésus rédempteur, avant de nous paraître grand ? Tu es beau par ta douceur, ton amour [/82] et ta bonté, les trois qualités du cœur ; tu es grand par ta doctrine de paix et de sérénité. Quant à ta gloire, elle est l’émanation immédiate de la Gnose et de la Charité puisées dans le Père, harmonisées par le Saint-Esprit dans ta nature humaine. * * * Quelles raisons avons-nous de nous complaire ainsi à confesser la gloire du Christ ? Seul entre les humains, il est le Saint, le Seigneur, le Très-Haut, c’est déjà un motif à nul autre semblable ; mais il y a mieux. Il nous a comblé de ses dons, il s’est donné à nous jusqu’à la dernière parcelle de son humanité divine. Les dons de Jésus, nous les avons déjà examinés dans leur partie métaphysique, il est bon maintenant de les passer en revue sous un angle nouveau et concret, afin de rendre leur vérité plus proche et de les mieux embrasser. Le don par excellence de Jésus, la base et la substance de tous les autres, c’est la lumière, face visible de la Gloire et son vêtement le plus adéquat. Avant l’incarnation, l’âme humaine ressemblait à cette lumière tamisée, diffuse et froide qui tombe sur la terre, lorsque l’écran des nuages est interposé devant le soleil. Par le Christ, cette pâle lumière est restituée à son état éclatant ou, tout au moins, est habilitée à resplendir dans les âmes débarrassées de leur gangue passionnelle, pures comme le ciel après la tempête. La matière, les corps, les phénomènes formaient, tout à l’heure, des îlots indistincts, une multiplicité décousue noyée dans les ténèbres ; ils baignent maintenant dans le flot lumineux de l’unité. Entre eux, un lien subtil apparaît, le lien qui les unit au Créateur. On sent le rayonnement du soleil divin présent [/83] sur toute la face du monde : la chaleur se répand et forme une atmosphère idéale dans laquelle l’univers communie et s’épanouit. Les faux rapports dûs à l’obscurité se dissipent ; un seul, le juste rapport, subsiste et la vie universelle, de degré en degré, s’incorpore à l’esprit illuminé. Certes, rien n’est changé à l’essence même des choses et des êtres éclairés, mais un regroupement s’établit dans les milieux individuels comme dans leur ambiance et ils sont projetés dans le courant unitaire. La matière, dans ses replis les plus secrets, est happée par les rayons de la vraie lumière ; elle en reçoit sa signification intégrale, elle est rendue à son rôle véritable. L’esprit, au lieu de s’enfermer dans la matière comme dans une tour sans meurtrière, en saisit l’illusion et la contingence. Sans mépriser cette esclave destinée aux besognes viles et nécessaires de la vie terrestre, il l’emploie et la néglige dans la mesure du possible et de l’utile, mais dirige son effort conquérant vers la substantielle réalité de son moi intérieur. Il comprend enfin la modalité des relations établies par la lumière entre la création et Dieu, il veut en réaliser l’harmonie dans sa conscience spirituelle. A ce premier don de la gloire rédemptrice, à ce don visible entre tous, un deuxième est attaché, nécessairement consécutif : c’est la science véritable, l’authentique Gnose. La Gnose n’est pas la science officielle de nos académies, elle ne s’intéresse pas aux séries phénoménales, ni à l’enchaînement des causes et des effets. Elle est la science de Dieu et de la fin dernière des hommes ; elle est donc une émanation directe de la lumière christique. Notre Seigneur est la voie, la vérité et la vie. Tout chrétien doit marcher dans le Christ, croire en ses paroles et vivre en lui, et ceci est le résumé très exact de la Gnose, lumineux pro-[/84]naos de l’agnosie chantée par l’Aréopagite. Par la lumière émanée de Jésus, elle nous apprend à balbutier Dieu ; puis à le connaître dans ses attributs essentiels, à le proférer avec toute la puissance du verbe humain, dans la connaissance dont l’imperfection est imposée par notre limite intellectuelle. Mais, arrivée à ce point de son essor, la Gnose n’a plus besoin de savoir selon les règles de la raison discursive, elle voit ; elle voit les essences cachées sous les phénomènes et sent frémir les noumènes des êtres et des choses en Dieu, leur source éternelle. Plus encore, elle fait palpiter dans l’âme et la chair du gnostique le noumène divin, le Dieu intérieur qui se donne dans le mystère de l’agnosie. Mais nous en avons dit assez sur la connaissance de Dieu à travers le Verbe, pour ne point insister. De ce don merveilleux de la science jaillit quelque chose de plus précieux encore, ce sont les trois vertus théologales qui sont comme la couronne de la conscience humaine : la « Kether » des intelligences créées. Celui qui sait, voit et sent ne peut pas ne pas croire, il a la Foi. Il donne sans retour son adhésion à l’objet de sa connaissance et ne peut plus la retirer sans se mentir à lui-même. La Foi est un roc inébranlable ; implantée au cœur de l’homme, elle le rend fort contre toutes les contingences : « Impavidum ferient ruinoe », (1) car les ruines sont l’expression du néant. Le mot foi dérive du latin « fides », qui signifie confiance. Le croyant met toute sa confiance en Dieu comme vérité et comme véracité ; il se confie à la parole, au Verbe de Dieu, c’est donc bien par Jésus que la Foi pénètre dans notre esprit, car elle est la vertu fondamentale de l’entendement et Jésus est l’incarnation de la Sagesse divine. Sans le Christ, notre foi fût restée humaine et n’eût jamais dépassé la confiance [/85] que nous avons en nous-mêmes. Par la foi, en effet, nous croyons non seulement à la parole de Dieu en ce que notre raison peut en connaître et peut restituer, mais encore en ce que nous ne comprendrons jamais. C’est pourquoi la Foi, vertu positive et agissante, repose sur une base négative nécessaire, sur l’humilité. Un fidèle, en présence de la vérité infinie de Dieu, s’agenouille et s’humilie, il apprécie son néant. mais, de cette humilité agrandie par la foi, naît immédiatement une vertu, une force plus formidable encore, c’est le deuxième aspect de la Foi : l’Espérance. Dans les Evangiles, Jésus parle de la Foi et de l’Amour, jamais de l’Espérance. Il n’ignore pas l’espérance : il nous l’a donnée dans toute son étendue. Lorsqu’il dit aux infirmes : « Votre foi vous a sauvés », il parle de l’Espérance ; lorsqu’il dit à ses apôtres : « Si vous aviez de la foi gros comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : jette-toi dans la mer et elle obéirait », il parle de l’Espérance. L’Espérance, c’est la foi en la Bonté toute puissante de Dieu, elle est le désir, elle est le courage et le principe de l’action. Si l’homme n’avait aucune espérance, jamais il ne penserait, ne parlerait, n’agirait ; le doute et le désespoir sont d’éternels immobiles, repliés sur eux-mêmes. Jésus exalte notre foi humaine sur le plan surnaturel et la métamorphose en espérance. Il attribue à celle-ci, sans qu’il soit permis d’en douter, la puissance de réaliser des miracles. En effet, le Christ, et après lui, le prophète et le thaumaturge, accomplissent leurs miracles par l’Espérance, expression de la volonté rendue invincible dans la foi. Si vous espérez, vous croyez sans défaillance aux miracles de l’Evangile, aux miracles des saints et à la possibilité d’en faire surgir sur votre propre [/86] route ; rien ne pourra vous étonner ou vous laisser sceptiques. Mais vous accomplissez encore une ascèse plus haute dans la confiance, votre être deviendra immuable dans la certitude du salut et de la béatitude éternelle. Alors, de la Foi conjuguée avec l’Espérance, jaillit la troisième forme de la vertu théologale, la Charité. Le chrétien sait par la Foi, agit et réalise par l’Espérance, il possède par la Charité. Charité et Amour sont une seule et même chose, elle peut s’exprimer sous le couvert d’un seul mot : désir. Le désir se disperse et se souille peu à peu s’il est dirigé vers la matière, il est sublimé dans le sens de l’unité s’il s’adresse à Dieu. La Charité commence où l’Espérance finit, car elle est le désir et déjà la possession de la béatitude. La Charité est comme un instinct, une appétition inéluctable de l’esprit, surnaturalisée par la Foi et conçue comme réalisable au nom de l’Espérance : c’est le désir du bonheur. Lorsque le Christ nous rappelle le principe de la loi primordiale de l’antique révélation, il souligne donc la Charité, dans sa racine et ses ultimes conséquences. « Tu aimeras le Seigneur plus que toi-même et ton prochain comme toi-même pour l’amour de Dieu ». L’homme aime le bonheur plus que lui-même, puisqu’il ne peut vivre sans être heureux et préfère le néant à la douleur continue. Or, Dieu c’est le Bien et nous sommes heureux dans le Bien ; la parole est claire. La seconde partie de cette loi, du reste, est semblable à la première, comme nous l’affirme Jésus. Nous devons aimer notre prochain, non pas dans son individualité sensible ni même dans sa personnalité spirituelle, mais en Dieu et pour Dieu, c’est-à-dire en vue de sa fin dernière qui est bien et bonheur. Si nous préférons le bonheur situé dans la lumière et l’harmonie du Saint-Esprit, ainsi devons-nous faire [/87] pour le prochain et toutes les régies de notre conduite envers lui seront limpides. Ici, comme pour l’espérance, tout résulte de la foi qui nous emporte vers le Verbe, car nous avons en nous trois harmonies, l’harmonie sensible, l’harmonie de la conscience humaine et l’harmonie suprême de la foi surnaturelle, à laquelle les deux autres doivent être subordonnées. Ainsi, la Foi est une, comme le veut St-Paul, mais elle se développe en un triple rameau suivant la loi de succession directrice de notre entendement ; elle se confirme en Espérance, elle s’épanouit en Charité. La Foi proprement dite s’en va vers le Fils, l’Espérance s’adresse au Père et la Charité au Saint-Esprit. Trois dans leur essence apparente, elles sont une dans leur réalité, puisque les trois hypostases divines sont un seul et même être ; le triple aspect de la foi se perd dans l’unité de Dieu. Ce troisième don du Christ est la base de notre vie spirituelle et divine. Il nous rend accessibles à la grâce apportée par lui sur la terre dans la vêture de son humanité. La grâce, ce mot charmant, divinisée par les Grecs, a, dans une bouche humaine, mille sens différents : faveur, pardon, remerciement, aide bénévole, attrait, harmonie de l’attitude et du langage. Combien, cependant, pâlissent toutes ses significations démotiques, lorsque nous considérons l’esprit du mot à travers la personnalité du Rédempteur. La grâce est cet influx divin, tantôt foudroyant et irrésistible lorsqu’il rencontre un récepteur harmonique, tantôt sourd et progressif lorsqu’il lutte contre les tendances naturelles, contre les lois abusivement imposées à la raison, contre l’intérêt immédiat de la vie matérielle. C’est la lumière du Saint-Esprit qui s’insinue à l’intérieur des essences, pour en changer la polarité et rétablir l’unité des éléments diversifiés [/88] lors de la chute originelle. La grâce, dans la partie supérieure d’un moi régénéré par les vertus théologales, féconde le germe d’harmonie rendu stérile par les appétitions matérielles ; elle enfante un fils de Dieu, là où se trouvait un fils du néant. La grâce est la lumière divine extériorisée dans la création ; rayon spirituel, elle s’adresse aux esprits, pénètre tous ceux dont l’affinité est suffisante et semble établir en eux un foyer radiant, de même que la lumière naturelle paraît résider dans le corps translucide qu’elle frappe. La grâce est lumière, la grâce est harmonie, avons-nous dit ; elle est donc amour et charité, elle est l’union des contraires, réalisée par la réduction de toutes les antinomies ; elle est essentiellement expansive comme l’amour : non contente de lier les éléments intrinsèques des essences, elle se répand au dehors pour engendrer partout la concorde, le rythme et la mesure. Comme telle, elle résulte de l’action de la troisième hypostase du suprême ternaire, source intarissable d’où jaillit toute harmonie en Dieu et dans la création. L’action du Saint-Esprit est engagée dans l’éternité, la création de tout temps en a bénéficié ; mais le contact ayant été rompu par la catabole, elle ne redevient effective qu’après l’incarnation et la mort du Verbe. C’est donc le Christ qui nous fait don de la Grâce, le Christ qui nous envoie le Saint-Esprit comme il l’a promis à ses apôtres. C’est Jésus qui est le canal et l’artisan de l’éternelle Pentecôte des âmes. Par sa mort, le Verbe avait touché les intelligences ; par la grâce, il touche et fléchit les volontés. La raison sans la volonté est stérile, la volonté sans la raison est aveugle, mais elle est doublement aveugle si elle n’est pas vivifiée par la grâce, par l’action efficace du Saint-Esprit. La lumière, la science et les [/89] vertus théologales appellent la grâce comme un couronnement à la rédemption et c’est pourquoi le Christ nous la donne sans compter. Lorsque les justes sont comblés de ces dons de Jésus, lorsqu’ils les possèdent dans toute la plénitude de leur réceptivité, lorsqu’ils les prisent au-dessus de tous les biens terrestres, plus rien ne peut les émouvoir, sinon la gloire de Dieu et le désir de leur propre salut. Ils possèdent la paix intérieure et la sérénité. Ils réalisent en eux toutes les béatitudes et en particulier la septième : Beati pacifici.(1) Ils sont les fils de Dieu, héritiers de la terre, héritiers du royaume, car ils font partie du peuple élu, de ce peuple dont les ramifications s’étendent jusqu’aux confins du monde. Ils sont héritiers et possesseurs de la terre, sans rien lui demander en dehors de ce qui est nécessaire et utile au jeu normal de leurs facultés spirituelles. Les périls peuvent surgir, la misère s’abattre sur eux avec la persécution, la tempête peut souffler, ils ne se courbent point, mais restent debout, les yeux fixés vers le royaume et pleins de la lumière céleste. Leur paix intérieure plane au-dessus des troubles sociaux et de toutes les ruines. Leur sérénité va plus loin encore, ils ne disent point : que mangerons-nous demain et de quoi nous vêtirons-nous ? Ils savent que le Père céleste leur donnera, au moment opportun, de quoi pallier à leurs besoins urgents. Pour eux, la douleur, la faim et la misère sont des points de résistance engendrés par la matière sur la route royale de l’ascèse et qui provoquent la séparation apparente, mais la réunion effective, en l’unité du ciel, des âmes sanctifiées. Cet esprit d’acceptation volontaire, de détachement et de confiance absolue, ce rayonnement intérieur est encore un don du Christ, le plus beau, peut-être. Si les hommes se laissaient guider par la sérénité [/90] au lieu de se souvenir périodiquement de leur brutalité animale, la paix règnerait sans doute entre les individus et les nations et l’humanité marcherait d’un pas assuré vers sa fin dernière. Mais la majorité des humains sont aveuglés par les intérêts matériels, ils se refusent à la grâce et méprisent la paix intérieure comme une pusillanimité ; la lumière divine frappe leurs intelligences opaques, elle se réfléchit et les laisse dans les ténèbres. Alors le terrible jugement de Dieu s’accomplit, le destin amasse son lourd fardeau sur les peuples, « Reliquat Deus mundum disputationibus eorum ». * * * Quel est dans notre âme et dans notre esprit sublimé le résultat des dons du Christ ? C’est la Sainteté. La sainteté est une faculté de notre esprit, avant d’être un état de ce même esprit. Aucun doute n’est possible ; en effet, nous ne pourrions nous élever à un état quelconque si nous ne trouvions pas en nous une disposition naturelle à le réaliser. Comme faculté, la sainteté nous permet de nous unir avec Dieu-l’Absolu ou, tout au moins, de nous diriger vers lui. Comme état, elle représente précisément l’union avec Dieu ; non pas l’union hypostatique ou la fusion, mais l’union de volonté, dans la mesure où notre essence peut concorder et s’harmoniser avec l’essence divine. Le Christ a réveillé notre faculté de la Sainteté et c’est par elle que nous voyons la Gloire du Rédempteur dans tout son éclat. Examinons donc les conséquences de ce précieux éveil pour nous rendre compte de son importance capitale. On a dit beaucoup de choses sur la sainteté et la conclusion la plus ordinaire, c’est qu’elle est le contraire de la science ; c’est inexact, elle est au-dessus de la science [/91] et ce n’est pas la même chose. On l’a baptisée du nom de mysticisme et ceci est plus vrai, comme nous allons, peut-être, le démontrer. Le Saint se sert de la science pour s’élever jusqu’à l’amour, car un être intelligent aime toujours dans la mesure de sa connaissance : s’il se place sur le plan de la Gnose, science spirituelle intégrale, il aimera spirituellement et se plongera dans l’océan sans borne de l’universelle charité. Il tombe alors dans l’agnosie, il n’a plus besoin de l’entendement pour saisir et discriminer les rapports ; il voit avec les yeux de son âme, lorsque les yeux de son corps sont fermés à l’illusoire magie phénoménale. Il revient à la vision intuitive et, peut-être, dés cette terre, à la vision béatifique ; il peut entrer dans le domaine de l’extase et contempler les mystères que son intelligence ne peut concevoir. La sainteté n’est rien si elle n’est pas l’amour, car le seul rapport capable de lier Dieu à l’homme, la créature au créateur, est un rapport d’amour. Dieu aime sa créature, non seulement comme fruit de son acte créateur, mais aussi et surtout en raison de son acte rédempteur. Ici-bas, l’artiste et l’artisan aiment leur œuvre comme le prolongement même de leur essence, et l’homme étant l’image de Dieu, la preuve est là. L’amour humain emprunte bien des formes dérivées de la dispersion, mais sous tous les masques imaginables, il se résoud en une tendance unique : l’union du sujet aimant avec le sujet aimé, l’unification quasi hypostatique de deux termes, la fusion du binaire au sein de la vivante unité ; l’amour est la soif et la réalisation de l’unité. De ce chef, la science et l’amour apparaissent identiques, mais la première s’épanouit dans l’intellect et le second dans la volonté, dans la partie affective de la conscience. Le gnostique et le saint emploient [/92] leurs efforts vers un même but, vers un foyer, à double face comme le Verbe de Dieu, dont la lumière est une. Mais un correctif s’impose ; la science conduit à l’amour c’est-à-dire à la sainteté ; c’est un moyen : Or, l’amour n’est pas un but ordinaire, c’est une fin en soi. Il se nourrit donc de sa substance sans cesse renouvelée ; au lieu de s’anéantir comme un sentiment humain, qui meurt si souvent de satiété, il se multiplie par sa réalisation. En Dieu, l’amour est infini comme son essence ; dans la créature, lorsqu’il se mue en charité, il est indéfini dans toutes les dimensions. Le Saint donne à la parole de l’apôtre toute son intelligibilité, car il s’est véritablement déifié. Ce mot, loin d’être une hérésie blasphématoire, est tout à fait orthodoxe, dans le sens compatible avec notre nature humaine : St Denys en est le garant : la déification, dit-il, « est l’union et ressemblance qu’on s’efforce d’avoir avec Dieu ». Par la déification, le saint absorbe la lumière éternelle dans la limite quasi infinie de son entendement et la lumière pénètre sa substance au point de paraître sa substance elle-même. Il n’y a plus d’homme double dans un saint, il n’y a plus deux libertés, deux volontés, deux lumières, il n’y a plus deux forces divergentes : l’unité triomphe. Il est passé de la science à la mystique sainteté, il a atteint la vision béatifique, c’est-à-dire l’immortalité. Il est devenu Dieu, ou plutôt, il a confondu toutes les puissances de son être dans son Dieu; il n’a plus de désirs, de pensées, de volonté propres : il est de Dieu, par Dieu et en Dieu. Il est en extase, il se tient en dehors de la nature mortelle sur le plan de l’éternité. L’homme n’est plus l’homme, il est divin et conserve seulement, de son hominalité, la tendance indéfinie à monter toujours vers de plus [/93] hauts sommets, car le devenir subsistera même dans l’éternité. Par la sainteté, l’égoïsme et l’égotisme, ces bases primordiales de la conscience dévoyée, ces ferments de divisibilités qui désorganisent le monde pour tout ramener a l’unité factice d’un moi vacillant, sont broyés et s’abîment dans la charité. Le saint, par l’effort de sa volonté affective, s’élève, d’un seul coup d’aile jusqu’à l’Absolu, il aspire à s’y confondre ; il renonce à tout ce qui, en lui, n’est pas Dieu ; s’il a soin de son corps, c’est en vue de Dieu ; s’il aime son prochain, c’est en Dieu ; s’il aime Dieu, c’est pour Dieu lui-même et non plus en vue de la béatitude. Il disperse, pour ainsi dire, son âme dans l’univers comme s’il voulait l’étreindre et le ramasser dans la transcendante unité de Dieu. * * * Après la sainteté, Jésus ne pouvait plus rien nous donner dans le cadre de nos possibilités purement humaines, puisque ce dernier don est l’accomplissement irrécusable et irréformable de la filiation divine. Il a voulu pourtant faire davantage pour compléter son œuvre, la perpétuer jusqu’à la fin du temps et consommer sa gloire ; il s’est adressé à notre faculté de l’éternel infini. Pour avoir la lumière et par conséquent la science, pour posséder dans leur plénitude les vertus théologales, pour sentir la paix et la sérénité, pour magnifier le sens de la sainteté, il faut lutter contre les faiblesses de la chair, contre l’attrait et les facilités de la matière, contre les contingences et la douleur dont elles sont le facteur inévitable et perpétuel ; il faut, en un mot, avoir la force et le courage. Or, ceux-ci doivent, pour se créer et se maintenir devant les [/94] causes de déperdition, se nourrir comme notre corps s’alimente. Le Christ le savait, puisqu’il nous a laissé l’Eucharistie. L’Eucharistie est le sacrement du corps et du sang de Notre Seigneur Jésus-Christ, sous les apparences du pain et du vin. Le Symbolisme, ici, est éclatant et nous introduit dans la signification réelle du sacrement. Le pain donne la force et renouvelle les éléments corporels ; le vin donne la promptitude des réflexes et tonifie les gestes ; le vin est aussi l’image de la vie, car il ressemble au sang, il est encore une fluidité comme l’âme animale, il multiplie la fougue des sens et le courant nerveux. Sous ces deux espèces, transsubstantiées par les paroles de la consécration, par la forme sacramentelle, l’Eucharistie est la nourriture de l’intelligence, nourriture spirituelle qui suscite le divin en nous et le reconstitue sans cesse. En effet, l’homme dont l’intelligence est nourrie du divin est fort contre l’aveugle matière, il peut la domestiquer ; il est courageux contre la douleur, il la sait transitoire ; il est persévérant dans la poursuite de la vertu, il apprend à réparer les échecs par l’effort répété. Jésus nous a donc laissé jusqu’à la consommation des siècles, la substantielle nourriture de son corps et de son sang, sous les espèces eucharistiques, et il nous rappelle ainsi l’union de l’Absolu et du relatif, en la forme la plus compacte que ce dernier puisse revêtir. Il établit, par une preuve indiscutable au regard de la foi, la résorption des distances interposées par la Chute entre Dieu et la créature. Il a voulu par anticipation et d’une manière tangible, justifier pour les générations futures, la parole liminaire de l’évangile de Jean : « et Verbum caro factum est », (1) car l’Eucharistie perpétue l’opération du Saint-Esprit, comme la messe tout entière continue le drame du Golgotha. [/95] En apparence pain et vin, l’Eucharistie est en réalité une substance nouvelle où le divin et l’humain sont indissolublement unis dans la mesure de l’amour ; une substance qui consacre le baiser du fini et de l’infini au sein de la matière. Elle est donc bien la manne idéale des intelligences et des cœurs. Le Christ s’était donné à l’humanité, au jour de sa naissance ; il accentue ce don par l’Eucharistie, le sacrement d’amour. L’homme manifeste son amour par le contact des formes ; par l’étreinte des corps, l’amour reçoit son couronnement et sa récompense. Par l’Eucharistie, Jésus confirme l’amour de Bethléem et du Calvaire. Par l’Eucharistie, l’homme épouse enfin la totalité de la vie et de l’être ; il pénètre, selon la puissance propre de son entendement et de son imagination créatrice, les mystères insondables proposés à sa foi. * * * Jetons un regard en arrière et essayons de réduire à l’unité nos impressions et nos pensées. Nous avons parcouru un immense espace à travers les étapes de la Rédemption, des origines à la plus actuelle des assises de la vie chrétienne. De multiples tableaux ont frappé les yeux, tous réunis cependant par la chaîne mystérieuse, invisible et présente, sortie de la bouche du Verbe. Une vision, synthétique s’impose maintenant à nous jusqu’à l’évidence : le Rédempteur est lumière, puisqu’il est le centre radiant de la lumière, d’une lumière divine dans l’humain, humaine dans le divin. Toute la réunion des Saints gravite autour de Jésus comme les planètes autour du soleil et chacun des rayons de cet astre-roi est un don lumineux qui, non content d’éclairer, réchauffe. Combien net, en cette ultime méditation, [/96] nous apparaît ce verset, tout à l’heure obscur : «Erat vera lux quae illuminat omnem hominem venientem in hunc mondum », (2) « Tout ce qui n’est pas illuminé par le Logos est dans les ténèbres, car lui seul est la vraie lumière ». Alors la parole du prêtre au mercredi des Cendres nous semble le témoignage d’une angoisse peut-être injustifiée : « memento homo quia pulves es ». (3) Sommes-nous de la poussière dotée de cogitation comme le roseau de Pascal, ou sommes-nous une parcelle d’éternité qui tend à se réintégrer en son état originel ? O humilité ! ô orgueil ! par le geste de Jésus, vous vous êtes heurtés comme deux astéroïdes impalpables et de votre broiement instantané, il ne reste plus que de la lumière muée en amour. Ah ! combien cette lumière est différente de toutes les lumières rationnelles, de toutes les lumières des religions naturelles ou révélées antérieures à l’Incarnation. De ces religions, la plus voisine et peut-être la plus lointaine de celle de Jésus, c’est la religion judaïque. Quel fut pourtant le don de Moïse au peuple élu de Jahvé ? Il lui apporta une loi, la Thorah, une loi d’airain qui tenta la justification par le ritualisme et depuis le Sinaï se concrétisa progressivement dans la lettre qui tue, dans la sèche attitude des Pharisiens. Jésus, lui, apporta dans le monde la vérité et la grâce, la lumière spirituelle, l’amour de la volonté, la gloire du fils de l’homme. La loi de Moïse est morte, la lumière du Christ est toujours vivante. Elle est vivante et actuelle, elle illumine les pensées mortes de nos ancêtres, elle assouplit et réchauffe les cadavres momifiés des antiques révélations, elle réunit les ossements blanchis et dispersés des métaphysiques assassinées par les obscurs raisonnements des génies cataholiques et les recouvre d’une chair nouvelle, pour les rendre intelligibles. [/97] O Lumière du Christ ! tu es la vie et la seule source de vie ; le monde entier se nourrit de ta substance, non seulement tes élus, mais ceux qui te nient et t’abominent, car inconsciemment, ils te confessent en marchant dans ta pénombre et en singeant les promesses de ta clarté pour t’arracher du cœur des hommes. Tu es toute puissance, ô lumière ! et toute douceur, malgré tes flamboiements et c’est pour ta douceur que Jésus a été aimé. Tous les dieux du monde ont été adorés et surtout redoutés ; Jahvé est venu dans les foudres du Sinaï ; au seul froncement de leurs sourcils, le Jupiter Olympien et l’Indra des Brahmanes faisaient trembler le monde. Mais toi, tu es venue te jeter sur la terre à travers un cœur d’homme. Aussi la pécheresse de Magdala se prosternait à tes pieds, divin Rédempteur, pour les baigner de ses larmes, et, au matin de ta résurrection, elle s’agenouillait devant toi en s’écriant, bien plus avec son cœur qu’avec ses lèvres : Rabboni ! Les saints des premiers siècles attendaient la Parousie dans un élan d’amour, les martyrs étaient heureux de mourir dans l’ombre de ta croix ; plus tard François d’Assise, comme Jean de la Croix, comme Thérèse d’Avila ou Catherine Emmerich, entraient en ravissement au seul énoncé de ton nom. Aujourd’hui encore, les déshérités, les douloureux, Vont dans tes temples pour t’ouvrir leur cœur sans demander autre chose qu’un regard de tes yeux, invisibles à ceux qui ne t’aiment pas. Tu es aimé, ô Jésus ! non pas parce que tu as ouvert la porte du ciel et précipité l’éternité dans le temps, mais parce que, dans une même parole, tu satisfais jusqu’au ravissement un St Thomas d’Aquin comme le charbonnier ignorant ; tu as apporté avec toi toute justification et toute consolation, tu as libéré les hommes en brisant les ineptes conventions sociales [/98] et le mur des castes; tu as donné enfin un sens à la vie en nous enseignant le « Pater noster qui es in cœlis ». (1) Depuis lors, les justes rendent à César, avec condescendance, ce qui lui appartient d’après les lois de l’ordre humain, mais ils te réservent leur libre amour. Tu es le souverain libérateur, le Dieu libre d’un peuple libre et c’est là, incontestablement, le chef-d’œuvre de ta mission terrestre. O Christ lumineux, Dieu intérieur et vivant ! puisses-tu jusque dans l’éternel, remplir nos âmes dans les replis les plus secrets de leur sensibilité. * * * Nous avons vu ta gloire ! Oui, nous l’avons vue, nous la Voyons et nous la verrons dans toute sa splendeur. Mais ce n’est point la gloire du monde, regardez plutôt et jugez. Jésus a été le plus miséreux et le plus misérable des hommes. Il n’a jamais eu une pierre pour reposer sa tête fatiguée, il a connu la faim, la soif, il a été traqué par les puissants du jour, honni par les suppôts de toutes les synagogues ; il a été torturé comme un criminel, lui, le seul juste ; son âme a transsudé à travers les pores de sa chair meurtrie, il a été tué comme un larron. Mais, par les avanies et les souffrances de sa mort infamante, toutes les détresses : la faim, la soif, les injustices et les injures, les persécutions, les tortures, toutes les morts de la terre ont été réhabilitées et ont revêtu la tunique glorieuse de la misère divine. O vrais chrétiens, piétinés depuis deux mille ans par les foules insolentes, par les persécuteurs imbéciles ou haineux ; vous qui fûtes jetés aux bêtes et au bûcher, vous qui êtes morts de consomption dans les culs de basse fosse au milieu des immondices, vous qui avez connu les rigueurs de [/99] l’exil et de l’ostracisme parmi ceux qui auraient dû être vos frères, vous qui avez été méprisés et montrés du doigt comme des insensés ou des pervers, comme vous êtes grands et resplendissants de gloire ! Au jour triomphal et terrible où le Christ viendra sur les nuées du Ciel pour juger le monde par le feu, vous serez à ses côtés, troupe des martyrs et des persécutés. Ceux qui vous ont poursuivi de leurs supplices et de leur haine injuste vous verront tout couverts des plaies physiques et morales dont ils vous ont frappés et ils s’écrieront, comme le pécheur endurci de l’évangile : Collines, ensevelissez-nous; montagnes, tombez sur nous ; mais les montagnes resteront debout et c’est la main farouche du Destin qui tombera sur leur cœur aride, sur leur esprit sans pensée. Et vous, vous règnerez avec le Verbe éternel, tenant en vos mains crucifiées le sceptre du Royaume, taillé dans le bois douloureux de vos misères et de vos tribulations. O Christ bénin, est-ce toi qui réclameras le dam des persécuteurs ? Non. Est-ce vous, justes pleins de mansuétude et de charité ? Non ; vous tomberez aux genoux du Père des miséricordes et vous crierez grâce : pardonnez, Seigneur ! ils n’ont pas su ce qu’ils ont fait. Mais la justice immanente se dressera devant le trône de Dieu et, dans le silence angoissant, elle demandera le rétablissement de l’équilibre. Ceci n’est point la profération d’un nabi d’Israël ou une vision apocalyptique, c’est la contribution du mal à la victoire du bien, le sceau définitif de la gloire du Verbe, dans laquelle la gloire des saints sera confondue à jamais, non pas par l’identification totale chère aux Hégéliens, mais par la consonnance admirable des rélativités sublimées au giron de l’Absolu, par l’harmonie dé l’Amour équitablement réparti entre tous les membres de l’Eglise triomphante. [/100] * * * L’amour est le cœur de Dieu, a dit Jacob Boehme; le lieu de Dieu, c’est le cœur, a écrit Ernest Hello. Ces deux paroles sont identiques dans leur apparence dissemblable, car Dieu tressaille en tout amour et il habite le cœur des Saints qui se sont donnés à lui. Maintenant, nous pouvons ajouter : la Gloire est le vêtement de l’amour, le vêtement tissé par l’intelligence du Verbe, la robe de la transfiguration. Jésus l’a jetée sur nos épaules, comme le voulait le Psalmiste : « Faites briller, Seigneur, votre lumière sur nous ». (89. v. 17). Cette lumière glorieuse nous a fait rois, comme le Christ lui-même, rois de ce monde et du royaume céleste, n’en déplaise à ceux qui préfèrent la gloire de l’opinion et des œuvres terrestres. Et c’est pourquoi l’Eglise, dans la procession du dimanche des Rameaux, sous le ciel nuageux de la terre, entonne le chant du soleil éternel : Gloria, laus et honor tibi sit, Rex Christe Redemptor ! (1)     [/101] TABLE DES MATIÈRES __________ I. Dans le principe était le Verbe . . . . . . . . . . . . . . . . 3 [In principio erat Verbum . 7] II. Par Lui toutes choses ont été faites . . . . . . . . . . . . . 7 [Omnia per ipsum facta sunt . 17] III. Le monde n’a pas connu le Verbe . . . . . . . . . . . . . 11 [Et mundus eum non cognovit. 26] IV. Il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu . .15 [Dedit eis potestatem filios Dei fieri. 34] V. Et le Verbe s’est fait chair . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 [Et Verbum caro factum est. 43] VI. Il a habité parmi nous . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 [Habitavit in nobis. 53] VII. Tout est accompli . . . . . . . . . . . ….. . . . . . . . . . . . 32 [Consommatum est. 74] VIII. Nous avons vu sa Gloire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36 [Et vidimus gloriam ejus. 81] [/102] CONSORTIUM D’IMPRESSIONS 5, rue Mozart - Villeurbanne C.O.L. 312028

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