10/30/2005

HIS- FM - Les orignies dela FM spéculaitive : R. DACHEZ

LES ORIGINES DE LA MAÇONNERIE SPÉCULATIVE : ÉTAT DES THÉORIES ACTUELLES par Roger Dachez Membre de l'Institut maçonnique de France Directeur de la Revue Renaissance traditionnelle De tous les débats relatifs à l'histoire de la Maçonnerie celui qui concerne les origines de la Maçonnerie spéculative est, à n’en pas douter, l’un des plus fondamentaux. Or, en France, il n’est apparu comme tel qu’à une date relativement récente. Je crois avoir modestement contribué à cette prise de conscience en publiant en 1989, dans la revue Renaissance Traditionnelle, deux longs articles montrant précisément que sur cette question il pouvait et devait y avoir débat, et exposant pour la première fois en langue française l’essentiel des études effectuées jusque là en Angleterre, mais aussi en Écosse, depuis le début des années soixante-dix. Le simple fait de poser la question des origines de la Maçonnerie spéculative, et pour dire les choses clairement, d’évoquer l’absence de filiation directe avec la Maçonnerie opérative médiévale comme une hypothèse simplement envisageable, avait alors suscité dans divers milieux, dans diverses revues, des réactions réservées ou franchement hostiles, parfois jusqu’à la déraison. J’observe que depuis lors plusieurs auteurs, dans différentes revues d’études et quelques ouvrages, ont estimé utile de mentionner ce débat, désormais considéré comme inévitable, et que les théories de substitution à la théorie classique de la transition sont généralement jugées dignes d’être au moins examinées. C’est là, évidemment, un progrès considérable, même si des oppositions se manifestent encore volontiers ici ou là. Toutefois, l’émoi soulevé par ce problème nouveau et le fait même qu’il y ait eu en quelque sorte “débat sur le débat”, me contraignent, avant d’aborder le cœur de mon sujet, à revenir, en guise de préambule nécessaire, à quelques considérations méthodologiques qui valent du reste pour l’ensemble de ce colloque. Notre revue, depuis trente ans, a fait sienne la position définie dès 1947 par deux grands historiens anglais de la Maçonnerie, Knoop et Jones, dans la préface à la première édition de leur ouvrage majeur The Genesis of Freemasonry : « En premier lieu, avertissaient les auteurs, bien qu’il ait été jusqu’ici habituel de penser l’histoire maçonnique comme quelque chose d’entièrement à part de l’histoire ordinaire, appelant ainsi et justifiant un traitement spécial, nous pensons qu’il s’agit d’une branche de l’histoire sociale, de l’étude d’une institution sociale particulière et des idées qui structurent cette institution, et qu’on doit l’aborder et l’écrire exactement de la même façon que l’histoire des autres institutions sociales. » Nous n’avons rien à reprendre à ces propos que nous approuvons sans réserve, convaincus qu’il n’est pas d’autre voie possible dans la recherche historique. C’est là un choix évidemment majeur et selon nous incontournable, mais qui est loin d’être unanimement partagé par nombre d’auteurs qui se mêlent à l’occasion d’histoire maçonnique. De même que l’histoire de certaines religions, de certaines églises, traitée avec l’objectivité parfois douloureuse de l’historien, entraîne des contestations vives de certains fidèles qui refusent de regarder leur histoire, de même ce que nous appellerons plaisamment “l’histoire laïque” de la Maçonnerie n’a pas encore rallié tous les esprits. C’est un écueil dont l’historien de la Maçonnerie doit être simplement conscient. Voici près d’une quinzaine d’années, l’érudit anglais John Hamill, qui fut longtemps bibliothécaire de la Grande Loge Unie d’Angleterre, et conservateur de ses fabuleuses archives et de son musée, dans son ouvrage simplement intitulé The Craft, republié en 1994 sous une forme révisée et le titre History of English Freemasonry, exprimait clairement cette difficulté : « Il y a donc, écrit John Hamill, deux principaux types d’approches de l’histoire maçonnique : l’approche dite “authentique” ou scientifique, selon laquelle une théorie est fondée ou développée à partir de faits véri- fiables ou de documents ; et une approche dite “non-authentique” qui s’efforce de replacer la Franc-Maçonnerie dans le contexte de la tradition du Mystère, en cherchant des liens entre les enseignements, les allégories et le symbolisme de la Maçonnerie d‘une part, et ceux de diverses traditions ésotériques d’autre part. L’absence de certaines connaissances sur la période des origines de la Maçonnerie, et la diversité des approches possibles expliquent sans doute pourquoi ce problème demeure encore si captivant. […] Savoir si nous découvrirons jamais les véritables origines de la Franc-Maçonnerie demeure une question sans réponse. » C’est dans cet esprit que j’envisage de vous livrer aujourd’hui quelques réflexions sur le problème des origines de la Maçonnerie spéculative. Plus qu’un lourd et fastidieux catalogue de théories plus ou moins fondées et de faits ou de documents scrupuleusement analysés, c’est aussi une sorte de synthèse de dix années de travail, de réflexions et de recherches personnelles sur ce sujet que je souhaite vous proposer. Une Vulgate maçonnique : la théorie de la transition La thèse la plus ancienne et la plus répandue, celle que véhiculent la plupart des ouvrages consacrés à l’histoire maçonnique en France, et que partagent spontanément l’immense majorité des Maçons qui ne se sont pas nécessairement penchés sur la question, est la théorie dite de la transition. Même au sein de la rigoureuse École historique anglaise de la Maçonnerie, fondée à la fin du siècle dernier par Gould et Hughan, cette théorie fut longtemps révérée et enseignée. Dans les dernières décennies, son partisan le plus brillant fut l’érudit Harry Carr, lequel possède du reste, de nos jours encore, en Angleterre, une estimable postérité intellectuelle. Cette théorie affirme qu’au sortir du Moyen Âge, la Maçonnerie opérative, qui possédait alors une organisation, des loges et des usages rituels, a subi un certain déclin, du fait des transformations économiques ayant affecté les métiers du bâtiment. En Grande-Bretagne, et notamment en Écosse, se serait alors, à la fin de la Renaissance, et plus précisément encore dans le courant du XVIIe siècle, produite une transformation insensible de l’institution. Des hommes étrangers au Métier, occupant souvent des charges civiles importantes, des intellectuels, volontiers portés aux spéculations issues du courant alchimiste, néo-platonicien né à Florence au XVe siècle, et de la tradition de la Rose-Croix, diffusée à partir du début du XVIIe, auraient fait leur entrée dans des loges presque moribondes. Ces Maçons acceptés, peu à peu, auraient vu leur nombre augmenter et leur influence grandir, au point de devenir majoritaires, et d’évincer en quelque sorte, les opératifs, devenus ainsi étrangers dans leur propre institution. Cette Vulgate, car c’en est une, comporte des variantes, et intègre parfois ce que l’on pourrait appeler des légendes complémentaires. La première de ces légendes est celle, par exemple, des Maîtres Comacins, ces mystérieux maçons italiens qui, en vertu de franchises réputées leur avoir été conférées par le Pape – et qui justifieraient du reste l’expression franc-maçon – auraient traversé l’Europe, répandant leur savoir tout à la fois architectural, géométrique et ésotérique, fécondant ainsi les premiers germes de la Maçonnerie spéculative. J’ai montré ailleurs, il y a quelques années, d’où provient cette fable sans aucun fondement documentaire, et par quel jeu de recopiages successifs sans vérification des sources, elle avait pu acquérir une apparence de vérité. Une autre composante, souvent confuse, mais vivace, de la théorie de la transition, est l’hypothèse compagnonnique. Le lieu n’est pas ici d’en montrer dans le détail les contradictions et les invraisemblances. Il reste qu’elle repose en grande partie, et c’est ce point que nous soulignerons, sur une grave mais fréquente confusion entre la Maçonnerie opérative, telle qu’elle a pu exister, sous des formes extrêmement diversifiées du reste, dans l’Europe du Moyen Âge, en France, en Grande-Bretagne et en Allemagne, par exemple, avec des statuts souvent bien différents, et le Compagnonnage proprement dit, organisation d’origine essentiellement et longtemps presque exclusivement française, dont les origines historiques semblent attestées vers le XVe siècle, mais sur les usages de laquelle, rappelons-le, nous possédons peu de renseignements substantiels ou fiables avant la fin du XVIIIe siècle ! Quoiqu’il en soit, il importe au moins d’insister sur le fait que la Maçonnerie spéculative s’est formée, dans des conditions encore incertaines, au cours du XVIIe siècle, en Grande-Bretagne, qui n’a jamais connu le Compagnonnage, du moins à cette époque fondatrice. Qu’on puisse repérer entre des organisations liées aux métiers du bâtiment – mais pas exclusivement pour le Compagnonnage – des similitudes de formes et d’usages, n’a pas de quoi surprendre, mais selon l’adage que doit toujours conserver à l’esprit tout historien scrupuleux : « comparaison n’est pas raison »… Une critique radicale de la transition Il fallut attendre les années 1970 pour qu’une critique décisive fût portée contre la théorie de la transition. Ce fut notamment l’œuvre d’un remarquable chercheur anglais, Eric Ward. La critique d’Eric Ward repose notamment sur la remise en cause de la signification classiquement attribuée à certains des mots-clés utilisés par la théorie de la transition. J’en citerai quelques exemples. Freemason, Free-Mason L’origine et la signification du mot freemason fournissent ainsi un bon exemple des ambiguïtés exploitées par la théorie classique. E.Ward a pu démontrer de manière définitive que, contrairement à toutes les étymologies fantaisistes qui courent encore à l’occasion, le mot freemason n’est, au Moyen Âge, qu’une forme contractée des mots freestone mason, maçon de pierre franche, désignant un ouvrier qui travaille électivement une certaine qualité de pierre tendre que l’on peut tailler et ouvrager de façon très fine. Or, si nous envisageons les premiers témoignages concernant les Maçons non-opératifs anglais du XVIIe siècle, nous observons que ces Accepted Masons sont aussi indifféremment désignés par les mots Free Masons, ou Free-Masons, avec ou sans tiret mais toujours en deux mots. Il apparaît alors clairement que dès la fin du XVIIe et le début du XVIIIe les termes Accepted et Free devinrent équivalents pour désigner des Maçons non-opératifs.Mais, comme le fit observer E.Ward, dans une analyse très fine, freemason n’est pas Free-Mason. Le mot Free, dans Free Mason ou Free and Accepted Mason fait simplement référence au fait que ces « nouveaux » Maçons sont « libres » à l’égard du Métier, c’est-à-dire tout simplement étrangers au Métier… En résumé, l’identité phonétique et la proximité morphologique des mots freemason (mot très ancien, dérivé de l’anglo-normand, et lié à la pratique opérative) et Free-Mason, ne doivent pas faire oublier leur réelle dissemblance sémantique, et ne peuvent nous autoriser à inférer une quelconque parenté entre des hommes qui, à des époques diverses, ont porté ces noms pour des raisons à l’évidence très différentes. Des loges opératives anglaises ? Un autre problème est soulevé par le fait que la franc-maçonnerie spéculative est apparue en Angleterre – au sens strict du terme. Or, nous savons qu’il n’existe aucun document témoignant que des personnes étrangères au Métier aient jamais été admises dans les loges opératives anglaises. Du reste, la réalité des loges opératives elles-mêmes – au sens que nous pouvons donner au mot loge, à la lumière de la Maçonnerie spéculative : une structure permanente, réglementant et contrôlant le Métier en tous points du territoire, pourvue d’usages rituels spécifiques – est tout à fait problématique en terre anglaise : il n’en demeure simplement aucune trace. Plus encore, les quelques rares loges opératives, très tardives curieusement, connues en Angleterre, demeurèrent opératives jusqu’à leur disparition. On ne peut, aujourd’hui encore, que renvoyer à l’étude magistrale de Knoop et Jones, The Medieval Mason, dont la première édition parut en 1933 et qui, à ma connaissance, n’a pas été surpassée. Il est remarquable que cet ouvrage ait été publié par des historiens professionnels, en dehors des cercles habituels de l’érudition maçonnique. C’est tardivement, dans les années soixante-dix comme je l’ai indiqué, qu’il a pu exercer son influence sur ces derniers, alors que les données étaient disponibles depuis une quarantaine d’années. La seule chose à peu près certaine est que, dès leur origine, les loges maçonniques qui apparaissent en Angleterre sont purement spéculatives. La Loge de Chester, en effet opérative, mais signalée seulement au milieu du XVIIe siècle et très bien étudiée par les historiens anglais, n’eut qu’une existence éphémère, et constitue pratiquement un hapax dans l’histoire maçonnique anglaise. Même en ce qui concerne la peut-être trop fameuse Acception de Londres, au XVIIe siècle, indûment qualifiée de loge, car ce terme n’apparaît jamais dans ses annales, et abusivement citée comme un témoignage de la transition spéculative, nul ne sait qui prit l’initiative de la fonder, ni pour quel motif. Ce cercle constitué en marge de la Compagnie des Maçons de Londres, qui fut la seule guilde organisée connue en Angleterre pour le métier de maçon, et dont l’autorité ne dépassa jamais le ressort de Londres, l’Acception laisse dans l’histoire deux minces traces documentaires, en 1610, puis en 1686, en rapport du reste avec Elias Ashmole. Aucune autre structure comparable n’est connue en Angleterre à cette époque ni plus tard. Il semble s’être agi d’une sorte de club recevant,selon la formule très classique du patronage que connaîtra aussi l’Écosse, des notables et des personnalités susceptibles de favoriser le Métier. Rappelons surtout que les opératifs eux-mêmes devaient y être admis, qu’ils ne la contrôlaient pas et n’en étaient pas membres de droit. Alors que la Compagnie des Maçons de Londres a persisté jusqu’à nos jours, l’Acception a bel et bien disparu sans laisser aucune descendance connue. On peut certes objecter que les choses semblent se présenter de manière très différente en Écosse, où, dès le début du XVIIe siècle, l’entrée de notables dans des loges opératives organisées paraît certaine. Nous aurons l’occasion de revenir plus loin sur le cas, en effet très intéressant, de l’Écosse. Observons pour l’instant que l’Écosse était, jusqu’au début du XVIIe, un pays étranger et même ennemi de l’Angleterre, que très peu de relations existaient entre eux, et que, de toute façon, l’existence de loges opératives à Édimbourg ou Kilwinning ne peut, à elle seule, rendre compte des circonstances d’apparition d’une Maçonnerie purement spéculative, vers la même époque, dans le sud de l’Angleterre. L’hypothèse de l’emprunt De cette critique assez vive de la théorie, est née, au début des années 1970, ce que l’on peut appeler une contre-théorie. Essentiellement négative, pourrait-on dire, elle ne propose pas de résoudre positivement la question des origines de la Maçonnerie, mais suggère que la Maçonnerie spéculative, contrairement à ce qu’affirme la théorie de la transition, aurait à l’origine délibérément emprunté des textes et des pratiques appartenant ou ayant appartenu aux opératifs, mais de façon tout à fait indépendante, sans filiation directe ni autorisation. La Maçonnerie spéculative n’aurait plus dès lors entretenu, depuis sa fondation même, que des liens purement nominaux et tout au plus allégoriques avec les bâtisseurs des cathédrales. Laissant en quelque sorte la Maçonnerie spéculative orpheline de sa tradition fondatrice, la remise en cause suscitée par E.Ward a conduit l’érudition anglaise à rechercher un modèle de substitution à la théorie de la transition, désormais insoutenable dans sa formulation classique. Ce chantier est toujours en cours. Nouveaux regards sur les Anciens Devoirs À cette première mise en cause est venue s’en ajouter une autre, plus positive dans une certaine mesure, nous le verrons : celle proposée en 1986 par le très grand érudit anglais Colin Dyer. Cette théorie repose en premier lieu sur le réexamen de la filiation de ces textes fondamentaux de la tradition maçonnique anglaise que sont les Anciens Devoirs (« Old Charges »). On sait en effet, qu’entre les deux plus anciennes versions connues, le Regius et le Cooke, toutes deux situées aux alentours de 1400, et les versions suivantes – il en existe plus de 130 actuellement répertoriées jusqu’au cœur du XVIIIe siècle – se place une période documentaire muette de 150 ans environ. On note en revanche à partir des années 1580, une quantité croissante de textes des Anciens Devoirs. Or, nous savons, grâce par exemple à la mention portée au dos du Ms Sloane 3848, qui servit presque certainement à l’initiation d’Elias Ashmole en 1646 à Warrington, qu’un exemplaire des Anciens Devoirs était à cette époque l’instrument de travail essentiel des loges spéculatives anglaises, notamment pour la réception, alors très simple, d’un candidat. Ce fait très généralement admis, doit être surtout rapproché de la constatation qu’à la même époque, soit vers la fin du XVIe siècle, il n’existait apparemment plus aucune loge opérative susceptible de s’en servir. L’hypothèse de travail proposée par C. Dyer est donc d’étudier le contenu de ces nouvelles versions des Anciens Devoirs, afin d’en retirer un témoignage sur l’esprit et les usages des spéculatifs anglais qui, dès confondant plus son développement avec celui, bien distinct, de la Maçonnerie écossaise. C’est précisément de ce dernier côté qu’est venue une théorie nouvelle. La clé écossaise : David Stevenson, The Origins of Freemasonry En 1988, parurent successivement deux ouvrages de l’érudit écossais David Stevenson10. Ces études ont apporté à leur tour un renouvellement complet de la question controversée des sources de la Maçonnerie spéculative. Il n’est guère possible de résumer brièvement la thèse soutenue par l’auteur à l’aide d’une documentation abondante et sûre. Nous en retracerons ici les lignes essentielles. En 1598-1599, un important officier de la Couronne écossaise, William Schaw, Surveillant Général des Maçons et Intendant des Bâtiments du Roi, édicta une série de règlements qui organisaient sur des bases totalement nouvelles le Métier de Maçon en Écosse. Les Statuts Schaw créaient un réseau de loges territoriales, dont la juridiction était géographiquement définie, et donnaient à ces loges, dont les modalités de fonctionnement étaient bien fixées, la charge de conférer aux ouvriers les deux grades de leur Métier : celui d’Apprenti-Entré (Entered-Apprentice), le plus souvent au terme d’un apprentissage simple de sept ans environ, grade qui leur permettait de chercher librement de l’embauche auprès d’un Maître, c’est-à-dire d’un employeur ; celui de Compagnon du Métier (Fellowcraft) qui affirmait non seulement leur totale maîtrise du Métier, mais surtout leur permettait de postuler éventuellement à l’entrée dans la Guilde des Maîtres, dénommée Incorporation, distincte de la loge, organisation purement civile et politique, et qui se présentait comme une sorte de syndicat des employeurs, gouvernant à la fois le Métier et la Cité. Dans un travail remarquable et scrupuleux, D. Stevenson a bien montré que cette organisation était profondément novatrice et strictement propre à l’Écosse. Jamais, ni en Écosse, ni en Angleterre auparavant, un tel système n’avait existé. En dotant la loge d’un statut juridique et d’une personnalité morale, d’une réelle permanence, en définissant le rôle de ses Officiers (le Warden ou Garde, et le Deacon, ou Diacre), les Statuts Schaw, c’est une évidence, ont jeté les bases structurelles de ce qui devait être plus tard – et ailleurs qu’en Écosse – la Maçonnerie spéculative. L’apport le plus remarquable de D. Stevenson, cependant, est de montrer que contrairement à la version propagée par les théories classiques, le phénomène de l’acceptation, empruntant du reste une expression purement anglaise, jamais utilisée en Écosse, phénomène réputé avoir permis la substitution progressive des spéculatifs aux opératifs dans les loges, ne s’est simplement jamais produit en Écosse au XVIIe siècle. En analysant soigneusement les listes des membres de ces loges, et scrutant leur histoire sur plusieurs décennies, D. Stevenson, a montré que ces loges écossaises sont restées, pour l’essentiel, très longtemps, purement opératives. En revanche, et c’est là encore un point nouveau et essentiel, il montre que dès l’origine, certaines personnalités, dont le fameux Robert Moray, incontestablement proches du courant de pensée hermétiste, néo-platonicien et rosicrucien – quelle qu’ait été la signification de cette dernière étiquette –, se sont penchées, en Écosse, sur ces loges. Leur organisation relativement discrète sinon secrète, l’existence connue de certains rites, les ont intéressés, même si leurs incursions documentées dans ces loges sont, tout au long du siècle, extrêmement rares et le plus souvent éphémères. Il reste, et c’est sans doute l’acquis majeur des travaux de D. Stevenson, que la pratique exceptionnelle, mais incontestable, de recevoir à titre de membres honoraires des personnes étrangères au Métier dans ces loges – où ces nouveaux ne revenaient généralement plus jamais –, a pu créer une population sans doute numériquement faible, mais bien réelle et vivante, de « maçons libres », pouvant tout à leur gré véhiculer et transmettre une Maçonnerie qu’il leur était loisible de transformer en fonction de leurs propres préoccupations intellectuelles. Il est alors excessivement intéressant de noter que Robert Moray, l’un des premiers « spéculatifs » connus dans la Maçonnerie, fut reçu en 1640 dans une loge temporaire constituée en marge d’une guerre, en territoire anglais. Il faut alors noter que l’énigmatique et tout aussi temporaire loge de Warrington qui reçut Ashmole six ans plus tard, en marge de la même guerre, se situe très au nord de l’Angleterre… L’Écosse n’a donc pas inventé la Maçonnerie spéculative. Elle a créé, sous l’impulsion de William Schaw, les structures d’une Maçonnerie opérative organisée qui servira incontestablement de modèle à la Maçonnerie spéculative organisée du début du XVIIIe siècle. Elle a surtout fait quelques Maçons non-opératifs qu’elle n’a jamais intégré en son sein, mais qui, nantis de ce viatique fragile, ont pu en faire un autre usage. Ayant franchi la « frontière du nord » (Northern Border), et prenant pied sur le sol anglais, ils eurent sans doute le loisir de l’y répandre. On peut ainsi comprendre que la Maçonnerie du XVIIe anglais soit d’emblée spéculative… Vers une théorie synthétique Beaucoup de questions demeurent en suspens sur ce sujet complexe, on l’aura compris. Beaucoup d’énigmes restent à résoudre, et beaucoup de points sont encore obscurs. On peut cependant affirmer qu’à présent, nous possédons les éléments d’une théorie synthétique des origines de la Maçonnerie spéculative dont, pour ma part, j’appelle la formulation depuis plusieurs années. Je voudrais aujourd’hui me risquer à en jeter les bases devant vous, conscient de proposer ainsi un modèle soumis à la critique et qu’il faudra nécessairement amender. La Maçonnerie opérative, en Grande-Bretagne comme dans le reste de l’Europe, s’est développée dans une civilisation peu communicante, structurée autour de pouvoirs locaux, à une époque où les organismes à vocation nationale, comme nous les qualifierions aujourd’hui, ne pouvaient avoir aucun sens. Il y avait en Angleterre des ouvriers, plus ou moins qualifiés, expérimentés, des chefs, des Maîtres d’œuvre. Il y avait des chantiers, qui pouvaient occuper toute la vie d’un maçon, pour qui le Métier se résumait à l’édification d’une cathédrale dont il n’avait pas vu poser la première pierre, et dont il ne verrait pas l’achèvement. Il y avait nécessairement transmission de savoir sur les chantiers, et les plus anciens, les Compagnons, formaient les plus jeunes, les Apprentis. Ces hommes étaient simples, illettrés, ne possédaient pas encore de patronyme : c’était John le Bâtisseur, ou Edwin de Chester. Il y avait des loges, c’està- dire des bâtisses adossées à l’édifice en construction, où l’on rangeait les outils, où l’on se reposait, où l’on parlait des problèmes du chantier et des projets du lendemain. Nous en possédons quelques descriptions. On y faisait aussi des plans, sur le sol égalisé qui servait à tracer les épures ou les gabarits. Il y avait un ordre social et religieux, où les clercs jouaient un rôle essentiel. Pour organiser le peuple maçon, ils rédigèrent des textes, des règlements, et pour donner un sens au travail de ces hommes, ils fouillèrent dans les vieilles chroniques, dont Pierre Comestor et le Polychronicon, pour rédiger une histoire qui serait celle des Maçons. On sait ainsi que le poème Regius fut très probablement rédigé par un prêtre du Prieuré de Lanthony. C’est en cela que consistait le fameux enseignement des loges opératives, en dehors, bien sûr, et c’est tout naturel et sans mystère, des connaissances propres à l’exercice du métier lui-même. Il y avait aussi quelques usages, quelques cérémonies de caractère religieux, car tout était ainsi dans l’Europe du Moyen Âge. Un ouvrier reçu dans un chantier jurait de respecter Dieu, la Sainte Église, son Roi et le Maître du chantier, et on lui présentait la Bible. Voilà tout ce que l’on sait des loges opératives anglaises au Moyen Âge c’est-à-dire des chantiers qui duraient des années, voire des dizaines d’années, où naissaient, vivaient et mouraient des maçons. C’est tout ce que nous savons, car c’est très certainement tout ce qu’il y a à savoir. L’hypothèse d’un réseau inconnu de loges initiatiques et secrètes, dont l’existence et les enseignements auraient échappé au regard de l’historien, est absolument insoutenable, du moins si l’on s’efforce précisément de demeurer dans le champ de l’histoire. À partir du XVe siècle, puis au XVIe, avec la Réforme, le Métier subit une transformation profonde : plus de grands chantiers, plus de cathédrales, et les maçons servirent de plus en plus les particuliers, seuls ou avec quelques compagnons. L’employeur s’appelait alors le Maître. La loge n’avait plus de raison d’être, puisque le nouveau type des chantiers ne la rendait plus nécessaire. C’est bien pour cela que les loges opératives n’ont laissé aucune trace en Angleterre : parce qu’il n’y en avait plus… Tout n’était pas simple cependant, car il restait bien des maçons, en ces époques rudes où la maladie frappait à tout moment, où aucune protection sociale n’existait, en dehors de celle de l’Église, qui ne pouvait pourvoir à tout. C’est pourquoi, partout en Europe, dans tous les métiers, pas seulement celui des maçons, dans tous les bourgs, dans toutes les villes, se développèrent des solidarités naturelles, le plus souvent fondées sur une occupation professionnelle ou un statut social identique : c’est la base des confréries. Leur principal objet était l’entraide mutuelle et la bienfaisance. On mettait de l’argent en commun, et l’on pouvait ainsi procurer à un défunt une inhumation décente et soutenir dans une certaine mesure sa veuve et ses enfants. On pouvait aussi chercher de l’emploi pour ceux qui en étaient momentanément privés. C’est sans doute cela que Sir Robert Plot évoque, en 1686, dans son livre Histoire naturelle du Staffordshire, lorsqu’il mentionne, témoignage presque unique pour l’époque, une organisation dénommée Masonry et qu’il dit « répandue dans tout le pays ». La description qu’il en donne est bien celle d’une fraternelle d’entraide mutuelle de travailleurs précaires. Il n’évoque du reste rien d’autre. À Londres, la puissante Compagnie des Maçons, spécificité de la capitale, accueillait même, dans le courant du XVIIe siècle, des bienfaiteurs, choisis parmi les notables de la cité, pour enrichir ses fonds de secours. Ces confréries municipales existent encore pour certaines d’entre elles, et n’ont pas modifié leur vocation initiale : elles ne sont plus opératives, mais elles ne sont pas pour autant devenues spéculatives, car l’alternative est trop sommaire. Voilà ce qu’était la situation vers la fin du XVIIe siècle en Angleterre. À Londres, dans les premières années du XVIIIe siècle, peu avant la première réunion de la Première Grande Loge, nous trouvons quelques rares loges – il n’y en aura que quatre en juin 1717 –, dont la composition et l’activité semblent en tous points correspondre au schéma évoqué à l’instant, mutualiste et charitable. Nous ignorons pour cette époque quels usages rituels elles suivaient. Tout laisse à penser qu’ils étaient fort simples, comme ceux de la loge qui reçut Elias Ashmole en lui lisant un manuscrit des Anciens Devoirs et en lui faisant prêter un serment. Et puis, il y avait l’Écosse, lointaine et brumeuse, ennemie héréditaire et si différente de l’Angleterre. On ne sait trop comment s’étaient organisés les maçons dans ce petit pays très peu peuplé et assez pauvre, où les cathédrales n’étaient pas légions : probablement comme en Angleterre. On sait toutefois que vers la fin du XVIe siècle, un grand commis de l’État écossais,William Schaw, conçut une organisation administrative radicalement nouvelle, réglementant de façon très précise les groupements de maçons et légiférant aussi sur leurs relations avec les Maîtres, les employeurs, regroupés dans les puissantes guildes municipales dénommées Incorporations. Les Maçons ne furent plus libres dans l’organisation de Schaw, car ils devaient nécessairement se rattacher à une section territoriale, au ressort précis, que, reprenant un vieux mot présent dans la tradition du Métier, on décida de nommer loge, en lui donnant cependant une signification et un sens profondément nouveaux. Comme leurs collègues anglais, les Ecossais avaient l’habitude de recevoir dans leurs loges, en qualité de patrons, de protecteurs, de bienfaiteurs, des personnalités qui ne revenaient plus jamais, et à qui du reste on ne le demandait pas, mais qui pouvaient aider le Métier, ne serait-ce qu’en donnant du travail aux ouvriers. Ces Gentlemen Masons, comme on les appelait en Écosse, et jamais d’un autre nom, n’avaient aucun lien durable avec les loges, n’avaient rien à y faire au demeurant, et n’auraient eu aucun intérêt à assister à leurs réunions qui d’ailleurs étaient rares, puisque les loges écossaises se réunissaient une ou deux fois par an, au plus, pour régler des affaires administratives. L’Écosse est un pays singulier, gagné dès 1560 par un calvinisme radical, mais aussi habité par des hommes souvent curieux, passionnés de philosophie et de mystique, souvent dans l’entourage du roi, dont William Schaw lui-même, ou encore, vers le milieu du siècle suivant, Robert Moray. Certains d’entre eux figurèrent parmi les Gentlemen Masons et comme les autres, ne remirent jamais les pieds dans la loge qui les avait reçus. Ils y avaient cependant découvert quelque chose qui les intéressa vivement : un rituel et une tradition. À cette époque dans les Iles britanniques, comme sur le continent, c’étaient là des éléments essentiels de la vie sociale. Beaucoup d’événements sociaux étaient ritualisés, souvent avec une évidente connotation religieuse. Ainsi les Maçons écossais recevaient-ils les Apprentis et les Compagnons à l’aide d’un rituel au demeurant très rudimentaire, que nous connaissons très bien, engageant à protéger les secrets de reconnaissance qui permettaient de réserver le privilège de l’emploi et la protection de l’entraide aux seuls maçons dûment enregistrés, et non aux maçons sauvages, que l’on appelait en Écosse les Cowans. Tout le secret se justifiait de cette façon, purement utilitaire, mais essentielle dans un petit pays où la vie était dure et l’emploi souvent rare. Quelques Gentlemen Masons, férus de recherches philosophiques, sensibles à l’écho de la Renaissance néoplatonicienne, aux proclamations mystérieuses des premiers manifestes Rose-Croix, dans la deuxième décennie du XVIIe siècle, voulurent se réunir pour en faire l’objet de leurs travaux. Par souci de discrétion peut-être, par goût du mystère, par attrait pour les rites étranges et anciens qu’ils avaient connus, ils décidèrent peut-être de se regrouper en empruntant les formes symboliques et rituelles des maçons écossais qui, eux aussi, partageaient un secret, même si ce secret, ils le savaient bien, n’avait jamais été qu’un secret professionnel et opératif. Ces groupes étaient errants, fort peu nombreux, sans lien entre eux. Telle était sans doute la situation en Écosse, mais aussi vers le nord de l’Angleterre comme en témoigne le cas Ashmole, vers le milieu ou la fin du XVIIe siècle. Observons ici que le problème essentiel est alors d’expliquer comment, au début du XVIIIe siècle, à Londres, apparaît, presque sortie du néant documentaire, une Maçonnerie non-opérative, en ce sens qu’elle n’était déjà plus liée à l’exercice du métier de maçon, mais organisée selon des schémas très proches de ceux de la Maçonnerie écossaise. Le chaînon manquant doit être trouvé. Il y eut un jour rencontre de maçons libres, car sans loges, comme Ashmole ou Moray, de filiation écossaise directe ou indirecte, et de loges libres, celles de la Masonry anglaise décrite à la fin du XVIIe siècle par Robert Plot. Remarquons en effet que si, dans un jeu de transparents, on superpose ces deux aspects, d’origines pourtant si profondément dissemblables, on obtient un portrait assez juste de la première Maçonnerie anglaise dans les années 1717-1723. Indiquons qu’une date importante, 1707, ne doit pas être négligée. C’est celle de l’Acte d’Union, qui fit définitivement de l’Écosse et de l’Angleterre un seul et unique Royaume, et permit enfin une réelle quoique lente et méfiante ouverture des deux pays l’un à l’autre. Rappelons enfin, ne serait-ce que pour ouvrir une ultime piste et risquer encore un rapprochement, que l’un des acteurs, sinon le plus important, du moins le mieux connu de cette première Maçonnerie anglaise, fut un certain Pasteur Anderson, écossais d’origine, natif d’Aberdeen, et dont le père avait lui-même appartenu à la loge de cette ville d’Écosse… Je m’arrête ici. J’ai voulu, après avoir étudié les archives, les documents et les témoignages, vous conter une histoire, en espérant qu’elle ne serait pas trop éloignée de l’histoire. Des ombres ont passé devant nos yeux, des siècles se sont écoulés, des générations anciennes ont vécu sans nous livrer tout à fait leur mystère. Si le voile s’est en partie soulevé, une part d’obscurité demeure : sachons la respecter et gardons-nous de la sacrifier à des chimères. La quête des origines est toujours éprouvante : il arrive que l’historien doive renoncer provisoirement à tout comprendre, mais rien n’interdit à l’homme, qu’il est aussi, de continuer à tout espérer.

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